[De nos archives] De la trilogie Matrix à Speed Racer : L’univers des effets visuels de John Gaeta
Article Cinéma du Vendredi 27 Novembre 2015

Par Pascal Pinteau

Récompensés par un Oscar, les combats en hyper-ralenti créés par John Gaeta, superviseur des effets visuels de la saga Matrix, ont tant marqué les esprits qu'ils ont été réutilisés ou parodiés dans d’innombrables films, publicités et clips vidéo.

« J'ai été très surpris et un peu déçu de voir que notre technique de "Bullet time photography" est devenue un gimmick visuel. » s’amuse John Gaeta. « A l'époque du premier Matrix, nous savions que ces images allaient surprendre le public parce que nous nous étions donné beaucoup de mal pour les réaliser, mais nous étions loin d'imaginer leur impact ! »A l'origine, ce procédé consistait à disposer une batterie de 124 appareils photos autour de Keanu Reeve, dans un studio entièrement peint en bleu, et à les déclencher les uns après les autres avec un intervalle d'un trentième de seconde. Plus l'intervalle était réduit, plus l'action était ralentie. Grâce à ce dispositif, Gaeta pouvait aussi "Figer le temps" en déclenchant tous les appareils au même moment. Il disposait alors d'une vue figée à 360° des acteurs suspendus dans l'espace. La programmation des prises de vues permettait aussi de changer de vitesse pendant l'action, et de gérer des effets d'accélération et de ralenti. Des images de transitions créées par ordinateur étaient insérées entre les photos pour prolonger certains effets et obtenir des ralentis extrêmes, correspondant à un tournage à 12,000 images par seconde.



Des effets de plus en plus complexes

Mais ce premier succès se devait d'être surpassé dans les deux épisodes suivants, afin de ne pas décevoir les spectateurs : " L'expérience acquise pendant le développement du premier Matrix nous a permis de pousser encore plus loin la création d'environnements hyperréalistes en 3D. Nous avons créé des personnages humains virtuels qui sont différents des personnages en images de synthèse que l'on a pu voir auparavant. Dans le premier Matrix, nous avions mis au point un procédé qui s'appelle "Image Base Rendering", qui a servi à créer tous les décors qui apparaissent derrière Neo pendant la fameuse séquence où il évite les balles. Il a consisté à prendre une multitude de photos d'un paysage réel de gratte-ciels , puis à relever les dimensions réelles des immeubles avec un télémètre laser. Les volumes des bâtiments sont reconstitués en 3D et l'on plaque dessus les photos du paysage. On peut ensuite déplacer la caméra virtuelle sans aucune contrainte dans cet espace. Le résultat obtenu est parfaitement réaliste puisqu'il s'agit d'une reconstitution en volume d'un véritable décor. Nous avons remporté un Oscar pour les effets spéciaux de Matrix, mais mes amis ingénieurs qui ont mis au point ce procédé ont remporté un Oscar technique l'année suivante pour récompenser l'invention de ce procédé. J'ai demandé à cette équipe de se pencher sur la manière dont on pouvait filmer les scènes d'action avec des acteurs et les reconstituer intégralement en 3D. Je voulais que Larry et Andy Wachowski puissent travailler en toute liberté avec le coordinateur des combats, Wo Ping, et que ce système permette d'enregistrer les actions les plus complexes, et même de les prolonger, de les multiplier et de les modifier au-delà de ce que l'on pourrait obtenir avec des prises de vues réelles. Grâce à l'application de ce procédé, on a l'impression que le chorégraphe Busby Berkeley a mis en scène les scènes de bagarres les plus complexes du cinéma de Hong Kong, et qu'elles ont été filmées par une caméra qui se déplace de manière quasi surnaturelle, avec une fluidité encore jamais vue. Il ne s'agissait plus d'effets d'image figée, c'était une nouvelle manière de mettre en scène des pouvoirs surhumains. Nous avions en plus la possibilité de "monter" ces scènes comme nous le voulions, de placer la caméra à un autre angle, de changer ses déplacements et même de modifier complètement la scène après-coup, après le tournage, pendant la post-production des effets numériques. »

Combats de clones

Gaeta et son équipe ont également été des pionniers de l’utilisation de clones 3D, abondamment utilisés dans les scènes de combats hallucinantes de Matrix reloaded et Matrix revolutions (2003) : « Le système que nous avions mis au point consistait à travailler avec les acteurs sur un plateau spécial entouré de vert. Les images de leurs visages étaient enregistrées par un ensemble de caméras haute définition et toutes ces informations étaient ensuite reportées sur les images de synthèse de leurs corps, en déplacement dans l'espace. Les mouvements des corps des comédiens étaient enregistrés avec des systèmes de "motion capture". Ce sont bien les performances de Keanu Reeves et de Hugo Weawing que l'on voit à l'image. Des répliques 3D de leurs vêtements ont été ajoutées ensuite sur les images pour compléter les images de cet enregistrement virtuel complet de la scène. » Le matériel utilisé pour filmer ces scènes était le plus perfectionné qui existait alors : cinq caméras haute définition, dont les enregistrements n’étaient pas "compressés", afin d’éviter les pertes de résolution que l’on a pu constater à l’époque où George Lucas réalisait ses premières prises de vues en vidéo HD, pendant le tournage de Star Wars épisode un : La Menace Fantôme (1999). « Grâce à cette définition exceptionnelle, nous avons été capables de montrer de très gros plans de nos acteurs "virtuels" sans que l'on se rende compte du trucage. Tous les détails de leur peau, les textures de leurs cheveux étaient reconstitués à la perfection. Nous pouvions aussi les montrer en train de parler : leurs mouvements d'articulation étaient parfaitement captés par le système. C'était une nouvelle étape dans la création d'effets spéciaux. Et ces prises de vues étaient parfaitement intégrées à l'action du film : elles correspondent à la prise de conscience de Neo. Dans Matrix reloaded et Matrix revolutions, il réalise l'étendue des pouvoirs dont il dispose lorsqu'il se trouve à l'intérieur de la matrice. Il fallait que les images puissent traduire l'étendue de ces pouvoirs tout en paraissant parfaitement réalistes. Dans ces séquences, il y avait encore beaucoup de vraies cascades et de mélanges entre des images réelles et virtuelles. Le procédé est encore complexe et coûteux et les réalisateurs font de leur mieux pour obtenir les meilleures images sans faire exploser le budget à chaque fois. »



Le style Gaeta

John Gaeta a l’habitude de collaborer avec de nombreux studios d’effets spéciaux extérieurs, auquel il confie des tâches très précises sur les films dont il supervise les trucages. C’est ainsi qu’il avait choisi de collaborer avec le studio Buff sur les épisodes 2 et 3 de Matrix : « La société Française Buff s'est chargée de la séquence très intéressante qui prolonge l'idée de la vision du monde de la matrice sous forme de code. Ils ont un sens du style visuel des effets spéciaux et de la qualité de l'image que l'on n'a pas encore vu aux Etats-Unis. Ils possèdent un vrai sens esthétique des prises de vues. Ils se sont notamment chargés des séquences pendant lesquelles Néo voyage à travers le code et voit les répercussions des évènements à travers lui.» Cette volonté de faire appel à des sensibilités artistiques originales est une des caractéristiques de Gaeta. Dès la sortie du premier Matrix, il avait souvent répété que son équipe avait développé un style très différent de celui d’I.L.M.. « Les effets spéciaux se démodent de plus en plus vite. Les images les plus surprenantes du cinéma sont récupérées par la publicité et deviennent banales avant même que les films ne sortent en DVD ! J'ai tendance à me rebeller contre tous les effets de mode dans les trucages, parce qu'ils deviennent vite obsolètes. Par contre, quand on utilise des effets "minimaux" bien intégrés à l'action, même si celle-ci est très spectaculaire, on a plus de chance de réussir à créer des images qui résisteront au passage du temps. I.L.M. a accompli un travail de pionnier monumental depuis la fin des années 70 jusqu'au début des années 90. Ensuite, le studio de George Lucas est devenu le "samu" d'Hollywood ! Dès qu'un film à effets spéciaux paraissait difficile à mettre en image, on appelait tout de suite I.L.M. ! Depuis quelques années, ils essaient de gérer cet état de fait. On sait bien que l'on ne peut pas accepter un nombre incroyable de productions simultanées sans aboutir à une certaine uniformisation du résultat. C'est le problème du choix de la qualité ou de la quantité. Si l'on observe bien les détails d’un film comme "L'attaque des Clones", on se rend compte que beaucoup de choses sont bâclées. Les effets numériques ne sont pas forcément réussis parce qu'ils sont numériques. Il faut soigner le grain, la couleur et la composition visuelle de l'image. A force de tout tourner sur fond bleu ou vert et de demander à I.L.M. de construire tout le reste de l'image, George Lucas a obtenu des images désincarnées, très froides. J'ai beaucoup d'amis qui travaillent à I.L.M. et qui étaient frustrés d'avoir à travailler sur un si grand nombre de plans sans pouvoir les fignoler autant qu'ils l'auraient voulu. Et le style visuel en a énormément pâti. Il n'y a guère de cohérence d'une séquence à l'autre. En revanche, "Le seigneur des Anneaux" a réussi à éviter ces problèmes. Sans doute parce qu'il s'agissait d'une équipe plus réduite, et parce que Peter Jackson a beaucoup tourné dans des décors réels, en définissant une direction artistique très cohérente. »

L’après Matrix

Après avoir travaillé pendant plus de quatre années sur la trilogie Matrix, Gaeta et son équipe ont éprouvé le besoin de faire une pause. « Nous avions besoin de laisser nos esprits se reposer un peu, de retrouver le monde réel et de voir ce qui s’était passé autour de nous, pendant que nous étions en train de travailler dans notre studio. Quand une tâche vous absorbe à ce point, vous ne pouvez plus suivre ce qui se passe ailleurs dans le domaine de l’art et du divertissement. Nous avons tous profité de ce repos pour nous imprégner des dernières créations technologiques, pour visiter des expositions d’art contemporain, voir des spectacles, des « happenings », des présentations médiatiques, des expériences sur le web, etc… ». De toutes ces applications de la créativité technique et artistique, ce sont les jeux vidéo qui ont particulièrement passionné Gaeta : « A ce moment-là, j’étais obsédé par l’idée d’asservir des moteurs de jeux vidéo pour créer des plateformes de cinéma interactif. J’ai fait le tour des formats qui permettent de créer un jeu en réseau et je voulais voir comment il serait possible d’y ajouter des prises de vues virtuelles en temps réel et des images 3D réalisées elles aussi en temps réel. Comme le jeu Myst l’a prouvé à son époque, il est possible de mêler des environnements photographiques sous forme de bulles virtuelles, des photographies et des images de synthèse pour créer un environnement dans lequel on peut placer des acteurs. Cette démarche m’intriguait beaucoup, et j’avais envie de la transposer en haute définition. » De son propre aveu, l’intérêt de John Gaeta pour les effets visuels « traditionnels » a faibli à ce moment-là, mais il a particulièrement apprécie l’univers de Sin City créé par Robert Rodriguez d’après les romans graphiques de Frank Miller.« J’ai passé du temps au Japon et réalisé là-bas un court-métrage intitulé Homeland. Mon équipe de tournage, de post-production et d’effets visuels était uniquement composée de fans de Manga. J’ai eu envie aussi d’adopter pleinement ce style et j’ai poussé les saturations de couleurs de mes images au maximum. Quand Larry et Andy Wachowski m’ont appelé pour me décrire ce qu’ils avaient envie de faire sur Speed Racer, nous étions déjà exactement sur la même longueur d’ondes, en train de suivre- sans nous être concertés – la même démarche créative ! ».



L’aventure Speed Racer

La nouvelle collaboration entre John Gaeta et les frères Wachowski est l’adaptation d’une série d’animation japonaise des années soixante. Là encore, il fallait inventer un style visuel qui corresponde au projet : un mélange de photographies de décors réels, d’éléments réalisés en 3D et d’acteurs filmés sur des fonds bleus ou verts. « La construction de sphères de décors virtuels réalisées au moyen de prises de photographies dans un environnement réel est devenu l’une des techniques les plus utilisées dans le domaine des effets visuels, ces dernières années. Ce procédé a été mis au point par nos équipes de recherche et de développement pendant la trilogie Matrix, et leur a permis de maîtriser cette forme émergeante de « cinéma de la simulation ». Nous utilisions de nombreuses sources – vidéo HD, photographies d’un objet ou d’un acteur sous tous les angles, captures de mouvements, et enregistrement des volumes de vrais décors par télémétrie – et nous les combinons pour créer une représentation hyperréaliste d’un environnement. Depuis le premier Matrix, les frères Wachowski, moi-même et toute une équipe de gens très talentueux, avons combinés nos efforts pour transformer la conception d’un plan au travers d’une nouvelle approche que l’on pourrait appeler la « prise de vue virtuelle ». Nous continuons à développer ce processus dans Speed Racer, même si nous avons choisi de lui donner un style que nous appelons « Photo Anime » (ce que l’on peut traduire par « film d’animation japonais en prises de vues photographiques »). On pourrait dire que nous nous sommes amusés à déconstruire un peu ce que nous avions fait précédemment pour obtenir un univers visuel plus libre et plus fantaisiste. Nous nous sommes focalisés sur les émotions que procurent un plan truqué plus que sur son réalisme. Les Mangas et les films d’animation japonais ne tiennent pratiquement aucun compte du réalisme dans leurs scènes d’action. » D’emblée, les frères Wachowski ont indiqué à leur équipe qu’ils souhaitaient se rapprocher du style graphique japonais par le traitement des formes et des couleurs, mais aussi par la manière dont les actions étaient décrites. Pour transposer les images du dessin animé original, c’est donc de la « 2,5D » plutôt que de la 3D que John Gaeta a choisi d’employer ! « Après y avoir réfléchi, nous nous pensé que la meilleure manière de parvenir à ce but consistait à utiliser des images photographiques et à les mêler à des éléments 3D et des graphismes proches du Pop Art. Notre approche a donc consisté à « sampler » (prendre des échantillons) des images de paysages réels pour construire ce monde, dans lequel nous avons ajouté des portions de décors construits en studio, des images de synthèse et les prises de vues des acteurs. C’est une démarche assez proche de celle des musiciens qui réalisent de nouvelles compositions à partir d’échantillons sonores prélevés dans des dizaines de disques. Tout au long du film, on peut voir ces « bulles » de décors virtuels composés de centaines de sources photographiques, qui sont combinées avec de nombreux autres éléments pour composer des images superbes. »



Le choix de la HD

Speed Racer a été conçu d’emblée comme un projet qui devait être numérique de A à Z : « Nous devions tourner le film en haute définition pour parvenir à ressembler exactement au style Anime et Pop Art que nous avions choisi. Nous nous voulions pas que le grain de la pellicule ou que des textures parasites interfèrent avec la qualité graphique du film. Nous voulions que nous images soient parfaitement nettes, pures, avec des couleurs vives, qui ne ressemblent ni à des prises de vues réelles, ni à des séquences de dessin animé. Il fallait qu’elles soient spectaculaires, vues en cinémascope au cinéma, ou en Blu-Ray sur un grand écran de home theater. » Les mouvements de caméra ont été eux aussi adaptés au style « 2,5D ». Pour rester proche de l’esprit d’un film d’animation, les prises de vues ont été conçues à la manière de celles que l’on réalise avec une caméra banc-titre (une caméra 35mm Acme ou Mitchell fixée verticalement, pour filmer des décors et des dessins sur cellulos posés à plat, en dessous). « Nos paysages lointains réalisés à base de montage de photos sur une sphère virtuelle, nos éléments de décor 3D et les images des acteurs dans leurs voitures ont souvent été traités comme des décors d’animation filmés en Multiplane, c’est à dire en faisant « glisser » les éléments les uns par rapport aux autres pour créer des effets de profondeur exagérés, qui ne correspondaient pas à un espace tridimensionnel réel. C’est ce qui est « faux » dans les perspectives de ces images qui permet de donner l’impression que l’on regarde un film d’animation. Nous avons également utilisé des effets de flous arbitraires pour mettre en valeur une seule « couche » d’image, ou créé des distorsions de type Fish Eye sur le fond d’un décor qui n’affectent pas le personnage réel qui se trouve devant. Cette « direction de la photo » virtuelle nous a permis de créer des plans impossibles, comme les images des voitures qui apparaissent toutes nettes sur un circuit de course au crépuscule, alors qu’elles sont sensées être filmées au téléobjectif. Dans la réalité, la profondeur de champ serait très limitée par le manque de luminosité. C’est en nous éloignant des règles qui s’appliquent aux images réelles que nous avons réussi à créer l’univers visuel particulier de Speed Racer. »

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