Dennis Muren - L’âme d’Industrial Light & Magic
Article Cinéma du Mercredi 13 Decembre 2017

Dennis Muren est une légende au sein de l’industrie des effets visuels. Durant sa carrière, il a obtenu neuf Oscars – ce qui lui permet d’obtenir le titre officieux du plus grand possesseur (vivant) de statuettes ! L’artiste, âgé de 68 ans, collectionne les prix (quatre prix des Visual Effects Society Awards, quatre BAFTA des meilleurs effets visuels, sept autres nominations aux Oscars) depuis près quatre décennies. Pilier du studio Industrial Light & Magic depuis sa création dans les années 1970, l’illustre superviseur des effets visuels de plusieurs épisodes de la saga Star Wars, de Terminator 2, d’E.T. l’extra-terrestre et de Super 8 mérite qu’on se penche sur une carrière qui se confond avec la démocratisation des effets numériques…

Par Pierre-Eric Salard



Outre ses neuf Oscars, ce magicien des temps modernes possède sa propre étoile sur le célèbre «Walf of Fame» du Hollywood Boulevard, à Los Angeles. Une reconnaissance extrêmement rare de la part de cette industrie qui est plus prompte à rendre hommage aux acteurs et autres têtes d’affiche. «C’est très gratifiant d’être reconnu par ses pairs », déclare l’illustre technicien. «J’ai eu la chance d’être impliqué dans la création d’autant de bons films et de collaborer avec tellement de gens talentueux, au sein du studio Industrial Light & Magic». Dennis E. Muren a toujours été proche d’Hollywood. Il est né le 1er novembre 1946, à Glendale, dans la banlieue nord de Los Angeles. Le film britannique Le voleur de Bagdad (qui avait obtenu un Oscar des meilleurs effets spéciaux), qu’il a découvert à la télévision, devient bientôt l’un de ses films de chevet. Il s’enthousiasme également pour l’œuvre d’Arnold Gillespie (Le Magicien d’Oz, Planète interdite, Ben-Hur) et les travaux de Fred Sersen (La Mousson, Oscar des meilleurs effets spéciaux en 1940). «J’aimais toutes sortes de trucages, et j’appréciais de nombreux films à effets spéciaux, dont L’Homme invisible. Lorsque j’avais cinq ou six ans, j’allais parfois au cinéma avec ma famille et je pouvais voir La guerre des mondes ou King Kong. J’adorais ce genre de films spectaculaires». En 1958, il est époustouflé par Le Septième voyage de Sinbad. «Je l’ai vu huit fois en une semaine ! » Après ces séances familiales, le retour à la réalité s’avère toujours décevant. À l’exception d’une visite à New York : «Le spectacle des buildings et des canyons de bétons était juste stupéfiant. Entre la fantaisie et l’ennui du monde réel, j’ai rapidement fait mon choix». N’étant pas doué pour le dessin ou la peinture, l’enfant se tourne vers la photographie, qui deviendra un moyen d’expression. «J’essayais de reproduire un plan particulier d’un film, que je pouvais ensuite étudier», précise-t-il. Il se met à photographier des dessins, avant de trouver un moyen pour les animer. À l’âge de dix ans, il obtient une caméra 8mm Keystone. À l’instar d’autres futurs cinéastes, il se lance dans la réalisation de petits films amateurs. Plusieurs décennies avant Jurassic Park et Star Wars, il recycle des dinosaures en plastique et des maquettes de vaisseaux spatiaux pour les besoins de ces œuvres de jeunesse. «Par exemple, je faisais ma propre version de Destination… Lune ! », s’amuse-t-il. Ne disposant pas d’un projecteur, il s’amuse avec une visionneuse de montage. «Cela n’avait aucune importance ; j’étais simplement fasciné par le procédé de fabrication d’un film». Autodidacte, il tente de comprendre comment le principe des différents trucages. «À l’époque, personne ne s’intéressait aux effets spéciaux. Il n’y avait pas de cours, pas d’école. Parfois, avec de la chance, le magazine American Cinematographer publiait un article sur les trucages d’un film, avec des images ! » À quatorze ans, ses parents lui offrent une caméra 16mm. Il apprend à concevoir et photographier des maquettes, puis à faire de l’animation image par image. Et pour cause : le célèbre Ray Harryhausen est l’un de ses modèles. «J’ai d’abord fait un peu de claymation (animation en pâte à modeler, NDLR), avant d’imiter les techniques d’animation en volume de Ray. Je ne dirais pas que ses trucages faisaient réels, mais les idées étaient incroyablement fortes et audacieuses. La qualité l’emportait sur l’irréalisme de ces scènes». À l’âge de quinze ans, Dennis Muren fait la connaissance de Ray Harryhausen. L’un de ses voisins, Phil Kellison (La Machine à explorer le temps), travaille également dans le milieu des effets spéciaux. Ce dernier l’encourage à poursuivre ses expérimentations, avant de l’inviter à découvrir de lui-même les coulisses de Jack le tueur de géants (1962). Le jeune homme touche son rêve du bout des doigts. Il poursuit toutefois des études de commerce au Pasadena City College – ses parents étant préoccupés par les faibles probabilités de carrière dans le milieu du cinéma. «Ce n’était pas mon objectif. C’était juste un hobby – mais plus qu’une simple passion». À la fin des années 1960, il consacre cependant son temps libre à l’élaboration et à la production d’un film fantastique amateur, The Equinox… À Journey Into the Supernatural, dont il finance une bonne partie du budget. Par l’intermédiaire de Phil Kellison, il reçoit l’aide de professionnels, dont le spécialiste de la stop-motion et de la peinture sur verre Jim Danforth (Quand les dinosaures dominaient le monde, Dark Star, L’Histoire sans fin). «Jim m’a beaucoup appris ; il m’a enseigné la valeur de la pensée critique, en particulier au sujet de votre propre travail, et comment regarder votre travail tel que le public le verra». Le film amateur séduit le producteur Jack H. Harris (Danger planétaire, Le Blob), qui décide de distribuer une nouvelle version, plus longue. Il fait appel au monteur sonore Jack Woods (Star Trek 3), qui réécrit partiellement le film avant de tourner de nouvelles scènes avec les acteurs d’origine. Equinox sort ainsi en salles en 1970. Cette expérience enseigne la persévérance au futur pilier d’ILM. «Cela m’a aussi appris comment raconter une histoire», précise-t-il. «Quand vous travaillez sur l’aspect technique de la création cinématographique, vous avez tendance à vous concentrer sur le plan sur lequel vous travaillez. Or chaque scène participe à la construction du récit». Cette œuvre de jeunesse lui apprend donc à avoir une vision d’ensemble d’un film – une vision à la fois technique et créative. Un enseignement dont il tirera parti quelques années plus tard…



Un nouvel espoir

Après avoir terminé ses études à L’Université d’État de Californie, à Los Angeles, Dennis Muren tente de trouver un emploi au sein d’un des départements consacrés aux effets spéciaux, dans les grands studios hollywoodiens. Peine perdue : malgré son expérience sur Equinox, aucun studio ne lui ouvre ses portes. «À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de films à effets. Et ils étaient tous produits par les grands studios». N’étant pas syndiqué, il ne peut pas obtenir de travail dans l’industrie du cinéma. Il se tourne alors vers la création de trucages de clips publicitaires, notamment pour Cascade Pictures. Il lui faut ainsi attendre 1975 avant que le vent ne tourne. Il entend parler d’un projet de film de SF réalisé par George Lucas, qui vient de rencontrer le succès grâce à American Graffiti (1973). Cascade Pictures vend également de l’équipement, et Dennis Muren découvre bientôt qu’il a fourni une caméra pour ce projet, intitulé Star Wars. «J’ai entendu dire que la plupart des membres de l’équipe des trucages venaient du département publicité de Robert Abel & Associates. Certains avaient travaillé sur 2001, et ils s’y connaissaient en caméra contrôlée par ordinateur (motion-control, NDLR) ». Dennis Muren contacte John Dykstra, le superviseur des effets visuels du film, pour lui présenter son travail. «La vidéo contenait des extraits de mes travaux en stop-motion. Il pensait justement que cette expérience serait utile pour les prises de vues réalisées à l’aide de son système de motion-control. Il m’a simplement dit que je devais comprendre le mouvement en temps non réel. Il avait raison». Dennis Muren ne connait quasiment aucun des artistes recrutés, mais l’idée était de révolutionner l’usage des effets spéciaux. «J’étais désireux d’apprendre ; j’ai donc décidé d’abaisser mon salaire afin d’être embauché. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Continuer un autre travail inintéressant à temps partiel ? Hors de question. Pourtant, personne ne savait, à l’époque, qu’ILM pourrait poursuivre son activité après Star Wars». En juillet 1975, Dennis Muren rejoint ainsi l’équipe originelle d’Industrial Light & Magic, que George Lucas avait créé spécifiquement pour les besoins de son film. La cinquantaine de jeunes artistes sont, pour la plupart, des néophytes. Ils s’installent dans un vieil entrepôt à Van Nuys, un quartier de Los Angeles, où Dennis Muren devient programmateur et opérateur de caméra… généralement de nuit (Richard Edlund – qui deviendra lui aussi un grand nom de l’industrie des effets spéciaux — occupant le même poste durant la journée). Pour percer à Hollywood, il est nécessaire de se spécialiser. «J’aimais construire des modèles réduits, mais je n’étais pas très talentueux. Mais j’aimais aussi la direction de la photographie. Or le caméraman est la personne qui a le dernier mot dans la réalisation d’un plan». Contrôlée par ordinateur, une caméra VistaVision est capable de répéter scrupuleusement un même mouvement. En combinant plusieurs prises de vues de différentes maquettes et autres explosions, selon un même mouvement, l’équipe responsable de la composition optique peut réaliser un plan extrêmement spectaculaire. Dennis Muren s’attache à programmer de subtiles différences dans les mouvements, afin que chaque X-Wing – par exemple – puisse avoir sa propre personnalité (à travers le « pilotage » des vaisseaux). Si l’équipe d’ILM met près d’un an avant de commencer à produire des plans de qualité, le résultat dépasse les attentes de George Lucas. Parmi les sept Oscars qu’obtient Un Nouvel espoir figure celui des meilleurs effets visuels – remis à John Dykstra, Richard Edlund, Grant McCune, Robert Blalack et John Stears. Soit un incroyable succès pour une première aventure commune ! Grâce aux évolutions technologies qu’il a initiées, ILM réussit à faire entrer les effets spéciaux – et le cinéma d’action – dans une nouvelle ère. À l’opposé des splendides, mais contemplatives images de 2001, l’odyssée de l’espace, les plans truqués d’Un Nouvel espoir sont dynamiques et excitants. Ils représentent un atout majeur pour le film de George Lucas. Dennis Muren tire un enseignement de cette première aventure. «Les meilleurs trucages du monde sont inutiles s’ils ne s’inscrivent pas dans le schéma d’ensemble du film. Je le répète à mes collaborateurs, pour chaque projet : nous faisons partie d’une équipe». Grâce au succès d’Un Nouvel espoir, George Lucas peut poursuivre son rêve et développer une suite : L’Empire contre-attaque. ILM, qui devait être une structure éphémère, se voit confier un nouvel objectif. Mais George Lucas décide de délocaliser son studio à San Rafael, près de San Francisco, dans le nord de la Californie.



L’art du mouvement

Avant de poursuivre sa collaboration avec George Lucas, Dennis Muren profite d’une opportunité pour travailler avec Douglas Trumbull sur Rencontres du troisième type, réalisé par Steven Spielberg. «J’admirais Doug depuis que j’avais vu 2001», se souvient Dennis Muren, qui va ainsi œuvrer durant cinq mois sur la séquence du vaisseau mère extraterrestre. «Doug est un génie. Si nous rencontrions un problème, il venait nous voir. Une minute plus tard, il nous montrait comment réaliser un plan magnifique ! Steven Spielberg venait quant à lui nous parler de ce que nous faisions. Travailler sur Star Wars puis Rencontres du troisième type, en l’espace d’un an et demi, fut une expérience incroyable». Quand Industrial Light & Magic a déménagé dans le nord de la Californie, John Dykstra, lui, a préféré rester à Los Angeles. Dans les anciens locaux d’ILM, à Van Nuys, il fonde sa propre société, Apogee, à qui l’on confie la réalisation des trucages de la série «Battlestar Galactica». Dennis Muren participe sur trois épisodes, avant d’être appelé par George Lucas. L’Empire contre-attaque est lancé. «Quand George m’a invité à le rejoindre dans le nord, j’ai dû prendre une décision difficile», explique Dennis Muren. «Je me suis éloigné de mes amis et de ma famille, mais aussi de la profession, à Hollywood. L’Empire contre-attaque était un projet s’étalant sur deux ans, et je ne savais pas ce qui se passerait ensuite. Mais George m’a dit que nous ferions des choses inédites, et je voulais participer…» Le second opus de la saga Star Wars deviendra à la fois l’expérience la plus rude et la plus enrichissante de la carrière de Dennis Muren.



Une partie de l’équipe d’Un Nouvel espoir étant restée à Los Angeles, il faut d’abord recruter des artistes sur place, à San Francisco, avant de leur enseigner les techniques et procédures mises en place pour le film original. Si les effets spéciaux d’Un Nouvel espoir furent novateurs, ceux de L’Empire contre-attaque sont particulièrement difficiles à réaliser. «Les spectateurs n’ont peut-être pas remarqué que les trucages étaient bien plus complexes. Mais pour les artistes qui ont œuvré en coulisse, tous les plans de ce film représentaient un défi». Pour l’Épisode IV, ILM avait majoritairement conçu des batailles spatiales. Pour le film suivant, il faut créer bien plus de séquences spatiales, mais aussi des quadripodes impériaux évoluant sur de la neige, ou une cité des nuages ! «Quand ce n’était pas la mise au point d’une poursuite à travers un champ d’astéroïdes, il fallait faire en sorte que toutes les images restent lisibles», ajoute Dennis Muren. L’un des plus gros défis relevés par l’équipe d’ILM est l’animation du Taun-Taun, la monture extraterrestre de Luke Skywalker sur la planète Hoth. Le mouvement légèrement saccadé inhérent à l’animation image par image traditionnelle trahit habituellement sa nature factice. En effet, au sein de chaque image qui compose le mouvement, la figurine articulée reste statique. Le spécialiste de la stop-motion, Phil Tippett, le co-superviseur des effets visuels Brian Johnson et Dennis Muren proposent une innovation : la plate-forme de Go-motion. La marionnette est fixée sur un travelling motorisé, contrôlé par ordinateur. Ce système la déplace d’un millimètre pendant que l’obturateur de la caméra reste ouvert, ce qui provoque un effet de flou – et donc de fluidité lors du mouvement global. Grâce à cette nouveauté, Dennis Muren et ses collaborateurs obtiendront un Oscar pour une contribution technique. En outre, malgré des délais plus serrés que pour Un Nouvel espoir, il y deux à trois fois plus de trucages dans cet Épisode V. «Nous avons terminé ce projet au dernier moment. Plusieurs fois, je me suis dit que nous n’y arriverions pas. Mais j’ai vraiment aimé L’Empire contre-attaque. Je pense que c’est le film le plus difficile sur lequel j’ai travaillé, et probablement le plus gratifiant». Dennis Muren devient ensuite le superviseur des effets spéciaux du film Le Dragon du lac de feu (Dragonslayer, 1981), réalisé par Matthew Robbins. La plate-forme de Go-motion permet d’insuffler la vie (et le feu) à un formidable dragon, Vermithrax (dont l’animation est tellement réussie qu’il n’obtiendra, peu ou prou, aucun concurrent sérieux jusqu’au Smaug de la récente trilogie du Hobbit). En tant que superviseur, Dennis Muren considère que sa responsabilité est de représenter les intérêts du réalisateur. «Je dois comprendre sa vision», précise-t-il. Un superviseur travaille donc avec le metteur en scène afin de s’accorder sur le design des plans. Il fait également le lien entre la direction artistique et l’équipe des effets spéciaux, pour résoudre divers problèmes pratiques. «Je dois aussi veiller à ce que la direction de la photographie des plans truqués s’accorde avec celle du film. Je suis donc responsable de la manière dont sont réalisés les trucages, de leurs coûts, de leurs délais. Sans oublier que les spectateurs s’attendent à ce que le résultat soit meilleur que ce qui a été vu avant ! » Notons que Le Dragon du lac de feu marque une étape importante dans l’histoire du studio : ILM s’occupe pour la toute première fois de la création des effets spéciaux d’un film qui n’est pas produit par Lucasfilm ! L’ancienne structure éphémère prend son envol…

La seconde partie de ce dossier sera publiée prochainement…

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