Glass : Entretien exclusif avec M. Night Shyamalan, scénariste & réalisateur – 1ère partie
Article Cinéma du Lundi 04 Fevrier 2019

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

GLASS appartient de fait au registre des films de super-héros, mais il marque l’une des premières occasions où deux films de genres différents se retrouvent dans le même univers…

Oui, je dois dire que la manière dont les choses se sont déroulées est très étrange. (rires) C’est un miracle et j’ignore si cela se produira à nouveau, parce que INCASSABLE et SPLIT sont deux franchises différentes, qui concernent deux générations bien distinctes de spectateurs et qui appartiennent à deux studios concurrents ! (rires) En y repensant, tout cela est arrivé de façon vraiment amusante. Quand j’ai montré SPLIT aux dirigeants d’Universal, ils en ignoraient la conclusion et ont donc découvert Bruce Willis pour la première fois en visionnant le film achevé en salle de projection. Ils étaient très attentifs, et quand cette fameuse dernière scène est arrivée, ils se sont tous demandés ce qui se passait ! Leur réaction était « Mais c’est un personnage qui appartient à un autre studio ! Comment pourrons-nous distribuer le film sous cette forme ?! »(rires) Ils étaient complètement déconcertés, et ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Je suis donc allé les voir pour leur dire « Ne vous inquiétez pas, tout a déjà été arrangé. L’autre studio est au courant, a approuvé cette idée et j’ai un document officiel qui stipule que tout est réglé. »

Aviez-vous déjà en tête à ce moment-là une vision précise de ce que la suite de l’histoire de SPLIT pourrait être si le film devenait un succès commercial ?

Oui, absolument. Je pense que ce qui a contribué à ce que les choses se fassent avec Disney est le fait que j’ai réalisé SPLIT avec un budget très réduit : neuf millions de dollars seulement. Comme c’était un projet modeste, ils se sont dits « Oh, Night travaille sur un petit film. » Du coup, pendant le tournage, quand j’ai demandé à Disney si je pouvais faire un petit clin d’œil à Bruce et à INCASSABLE à la fin, et que je leur ai décrit la scène, ils ont été très gentils et m’ont dit « D’accord, vas-y ! » (rires) Ensuite, j’ai téléphoné à Bruce en lui disant « Viens me voir. Je dispose de deux heures de tournage pour filmer cette scène. On va t’intégrer dans l’histoire, mais on va filmer cela avec une équipe réduite, très discrètement. » Et c’est ainsi que tout s’est concrétisé. Le plus amusant, c’était de tourner une suite sans le révéler à personne ! (rires) C’était une démarche totalement opposée à la logique commerciale et aux règles habituelles du marketing !

Pourquoi étiez-vous prêt à ce moment-là à unir INCASSABLE à cette autre histoire, à SPLIT ?

Je crois que c’est SPLIT, de par sa nature, qui m’a autorisé à me lancer dans ce projet, parce que j’étais en train de réaliser – comme je continue à le faire depuis un certain temps – un petit film qui se déroulait essentiellement dans un environnement limité, presque en huis-clos. Même si l’on ne s’en rend pas compte, GLASS est une production à petit budget. Avant cet entretien, nous vous avons projeté le début du film jusqu’au premier combat entre David Dunn et la Bête, mais après cette séquence, tout se déroule dans un hôpital, dans l’univers confiné d’un établissement psychiatrique hautement sécurisé. L’action de SPLIT se déroulait déjà dans un environnement réduit, et j’en ai tiré le meilleur parti possible avec les moyens matériels et financiers dont je disposais alors. Ce mode de travail a constitué le socle du film, et l’histoire de SPLIT correspondait parfaitement à ce type de tournage. Aujourd’hui, le ton du cinéma a évolué : on accepte bien les histoires dans lesquelles il y a plus de noirceur et d’humour issu de situations inappropriées, à l’instar du comique absurde souvent utilisé par David Lynch. Je pense notamment à cette scène de SPLIT où la porte de la cellule des filles est laissée ouverte par leur geôlier - ce qui est à la fois effrayant et amusant – et où l’héroïne dit à ses compagnes d’infortune « Bon, je vais aller lui parler » en leur faisant un clin d’œil…

Comment avez-vous réactualisé l’univers d’INCASSABLE ? À l’époque où le film est sorti, les films de super-héros que l’on voyait n’étaient pas traités de cette manière parfois sarcastique. Avez-vous du le réadapter et l’ajuster au contexte du marché cinématographique d’aujourd’hui ?

Oui. Mais curieusement, la réponse à votre question, c’est que le marché actuel est bien plus favorable à INCASSABLE. Si ce film sortait aujourd’hui, il aurait beaucoup de succès, bien plus qu’il n’en a eu en 2000. Au début de cette décennie, INCASSABLE paraissait trop pessimiste, trop sombre, et toute cette idée du récit des origines des personnages, et de leur ancrage très curieux dans la réalité quotidienne était encore difficile à accepter pour le grand public. Et comme INCASSABLE est sorti juste après LE SIXIEME SENS, et avec le même acteur dans le rôle principal, je crois que cela a causé une certaine confusion. Les spectateurs n’étaient pas encore prêts à considérer séparément ces deux films. Je dois dire aussi qu’a l’époque, la direction de Disney ne croyait pas au genre des films inspirés des comics : elle considérait même que c’était l’aspect le moins commercial du projet. C’est la raison pour laquelle on m’a dit « Ne mentionnons pas les BDs dans la campagne publicitaire, car cela concerne une partie beaucoup trop marginale du public. » Il me semble que les gens ont projeté certaines attentes issues du SIXIEME SENS sur INCASSABLE et que cela a brouillé leur accueil du film, qui n’a pas pu être jugé de manière indépendante. Ce n’est qu’avec le temps qu’il a fini par être considéré comme une entité à part et qu’il est devenu une sorte de film culte. Il est de plus en plus demandé par les exploitants pour des festivals et par les chaînes de télévision et je m’en suis senti de plus en plus proche au fil des ans. Nous allons bien voir ce que cela va donner. Je ne sais pas si vous aviez eu l’occasion de voir SPLIT dans une salle de cinéma, mais quand le public découvrait la dernière scène, la moitié de la salle poussait des cris de joie à la fin en voyant Bruce Willis, tandis que l’autre, composée de spectateurs beaucoup plus jeunes, se demandait ce qui se passait et se disait « Qui est ce vieux type ? » (rires) Ils ne savaient même pas qui est Bruce, ne connaissaient pas son personnage dans INCASSABLE, et ignoraient donc ce qui avait provoqué ces réactions enthousiastes. Mais ensuite, ils ont fait des recherches pour savoir à quoi cela correspondait, et cela leur a donné envie de découvrir le film.

Qu’avez-vous ressenti en voyant Bruce Willis et Samuel Jackson reprendre leurs rôles 18 ans après INCASSABLE ? Cela a dû être émouvant…

Oui, très émouvant. Tout cela m’a ramené dans le passé, et incité à songer au déroulement de ma carrière, à ma vie et à ma situation actuelle. D’une certaine manière, cette trilogie formée par INCASSABLE, SPLIT et GLASS représente tant d’années de création de personnages, de réalisations de films et de démarches personnelles que Glass me fait penser à la fin d’un chapitre de mon existence. J’ignore ce qui se passera après : nous verrons bien quel sera le chapitre suivant. Ce film a effectivement été émouvant à faire et aussi très difficile à tourner en raison des limites de son budget et de notre objectif qui était de parvenir à créer quelque chose du niveau d’INCASSABLE, mais en ne disposant que d’une fraction de son budget. C’était donc un défi extrêmement complexe à relever. Mais j’ai été porté par mon attachement émotionnel à ces personnages à un tel point que je n’ai pas eu besoin de recourir à des tournages additionnels. GLASS est l’un des rares films de ma carrière qui ne l’a pas nécessité. La dernière fois que cela m’était arrivé, c’était pour SIGNES, dont le tournage s’était déroulé de manière très spontanée et dont tous les éléments s’étaient bien assemblés du premier coup. J’ai ressenti la même chose pendant la création de GLASS, cette impression que toutes les pièces du puzzle s’emboîtaient parfaitement. Je ne sais pas si c’est dû à ma familiarité avec ces personnages. C’était la première fois que j’écrivais un scénario qui devait tenir compte d’éléments préexistants. C’était une expérience étrange.

Quand INCASSABLE est sorti, Bruce Willis a déclaré à la presse qu’une trilogie était prévue…

Oui.

Est-ce que cela signifie que vous aviez déjà conçu la continuité INCASSABLE, SPLIT et GLASS ?

Oui. J’ignorais encore comment le troisième volet allait s’intituler, mais j’avais déjà imaginé SPLIT, et les grandes lignes de la structure de cette continuité, même si elles n’étaient que des ébauches. C’est en y réfléchissant que j’ai pensé à donner à GLASS une ambiance « VOL AU-DESSUS D’UN NID DE COUCOUS » - qui débute juste après les 22 minutes que vous avez pu voir avant cet entretien - et dont l’action se déroulerait dans un hôpital psychiatrique où l’on a regroupé tous les gens qui croient être des personnages de comics. Plus précisément c’est SPLIT qui avait été conçu de cette manière à l’origine, car dans le traitement original d’INCASSABLE, les récits d’INCASSABLE et de SPLIT étaient mêlés. On y voyait ce type qui survivait à un accident, et que quelqu’un venait voir pour lui dire « Je crois que vous êtes peut-être un super-héros ». Pendant ce temps-là, trois jeunes filles étaient kidnappées par un autre gars possédant de multiples personnalités, qui disaient chacune aux filles qu’une « bête allait arriver ». Les trois otages se demandaient « Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de bête ? » et tout cela se déroulait pendant que le survivant de la catastrophe répondait à son interlocuteur «Allez, arrêtez de délirer, je ne suis pas un super-héros, allez-vous-en et laissez-moi tranquille ». Mais en y réfléchissant, il prenait conscience des choses étranges qui lui étaient arrivées et commençait à croire de plus en plus à cette théorie. Parallèlement, la bête finissait par prendre le pas sur toutes les autres personnalités du kidnappeur et se manifestait enfin. Les deux personnages se croisaient dans une station de métro, se bousculaient, et là le héros avait ce flash, cette vision qui lui permettait de savoir qu’il s’agissait bien du kidnappeur. Il le suivait jusqu’au lieu de détention des filles, et l’affrontait devant les yeux hagards des trois otages, qui assistaient à un combat titanesque de deux êtres à la force surhumaine - ce type portant un poncho et cette « bête » déchaînée - qui semblaient tout droit sortis des cases d’une BD. Voilà comment s’articulait l’idée originale telle que je l’avais écrite. Mais je n’arrivais pas à la faire fonctionner parce que de la manière dont la structure narrative était conçue, les situations dangereuses arrivaient trop vite, et dans ce contexte d’action, on n’a plus la capacité de développer suffisamment des personnages. Si dans une histoire, vous annoncez « Le bateau coule ! » il vaut mieux pour vous que vous ayez déjà bien développé vos personnages avant les scènes de naufrage, parce que vous ne pouvez plus le faire pendant que le vaisseau coule ! Dans cette version précédente, à partir du moment-choc où les filles étaient kidnappées, on sentait plus intensément le temps passer, et cela nuisait aux scènes où je décrivais les problèmes de couple du héros. On avait l’impression que le compte à rebours de l’exécution des otages par la bête avait commencé, et on avait envie de dire à David Dunn « Je n’en peux plus de ces discussions de couple ! Dépêche-toi d’aller sauver les filles ! » (rires) En constatant cela, j’ai décidé de retirer toute la partie de l’intrigue avec le kidnappeur aux multiples personnalités pour faire d’INCASSABLE l’étude d’un personnage faillible, qui traverse une mauvaise période de sa vie, auquel on vient dire « Je crois que vous êtes un super-héros » et qui commence lentement à envisager que ce soit possible.

La deuxième personnalité de notre dossier se manifestera bientôt sur ESI. Bookmark and Share


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