Dans les coulisses de JOKER, la réinvention des origines du méchant culte de DC – 2ème partie
Article Cinéma du Jeudi 26 Septembre 2019

Outre les attentes esthétiques propres au personnage, on retrouve, depuis 80 ans, un trait de personnalité distinctif à travers les bandes-dessinées et les films mettant en scène le Joker – un élément que Phillips et Silver tenaient à reprendre dans leur récit : la capacité du personnage à être un narrateur classique mais à qui on ne peut jamais totalement faire confiance. "On a une immense liberté avec un narrateur dont les propos ne sont jamais totalement fiables, et plus encore quand il s’agit d'un être aussi dépravé et menteur que le Joker", note le réalisateur en évoquant son narrateur, dont la propension à mêler fiction et réalité imprègne la matière même du film. "Il va jusqu'à déclarer dans le comic 'Batman : The Killing Joke' : 'Si je dois avoir un passé, je préfère en choisir un parmi plusieurs versions' ". Au final, la trajectoire du Joker et son identité sont tributaires du prisme à travers lequel on envisage le film. On n’obtient pas toutes les réponses et c’est ce qui est si passionnant chez un tel personnage". Pour concrétiser sa vision de JOKER, Phillips a décidé de tourner l'essentiel du film en décors réels, dans la ville qui a inspiré Gotham au départ – New York dont le réalisateur est originaire – et dans le New Jersey voisin. Pour y parvenir, ils ont sollicité l’aide de la productrice Emma Tillinger Koskoff, experte dans les tournages de la région, et capable de faire jouer ses contacts pour réunir l’équipe la plus formidable qui soit. "Emma est l’une des grandes productrices à New York et on a eu de la chance de collaborer avec elle", confirme Phillips. Emma Tillinger Koskoff ne s'est pas contentée d'organiser et de gérer les moindres aspects logistiques du tournage. "Todd avait une vision unique et inspirée de son projet en matière d’esthétique et d’atmosphère", déclare-t-elle. "Mon rôle a consisté à l'accompagner pour donner vie à cette vision et à créer une ambiance appropriée sur le tournage afin qu’il puisse se concentrer sur les acteurs et la mise en scène. Todd et moi avons eu la chance de travailler avec une équipe formidable – les meilleurs de New York. Tous nos collaborateurs se faisaient confiance et se respectaient, si bien que Todd pouvait prendre des décisions rapidement et laisser libre cours à sa créativité. C’était un privilège de voir Todd et Joaquin collaborer à ce film à couper le souffle".

L’équipe artistique de Todd Phillips comprend aussi le directeur de la photographie Lawrence Sher pour leur 6ème film ensemble ; le chef-costumier Mark Bridges, qui a déjà travaillé à plusieurs reprises avec Joaquin Phoenix ; le chef-monteur Jeff Groth, fidèle collaborateur du cinéaste, et la compositrice Hildur Guðnadottir, qui a commencé à envoyer à Phillips des morceaux inspirés du scénario avant même que le premier plan du film ne soit tourné. "C’est toujours extraordinaire de faire un film quand on a des collaborateurs d’un tel talent, et on a eu les meilleurs sur ce film", signale le réalisateur.

Des propos qui peuvent s’appliquer également aux comédiens présents à l’écran, puisque, dès les cinq premières minutes du film, on découvre celui qui incarne le rêve de tout directeur de casting : Robert De Niro. L’acteur légendaire prête ses traits à Murray Francklin, le présentateur d’une émission de deuxième partie de soirée qu’Arthur vénère et qu’il considère, sans le connaitre, comme un comique de la même trempe que lui. Nombre d’aspirants comiques le savent : être invité à passer dans ce genre d’émission peut changer la vie du tout au tout et c’est le désir le plus cher d’Arthur, marqué par une autre déclaration de sa mère : "Elle m’a dit que j’avais une mission dans la vie : mettre du rire et de la joie dans ce monde".

Le développement des rôles

Dans l'une des premières scènes, Arthur est en rendez-vous avec une assistante sociale qui lui demande s'il se sent aidé d’avoir quelqu’un à qui parler. Peu importe la réponse d'Arthur : il est évident, rien qu'à son regard, qu’elle n’est pas cette personne. Mais dans le même temps, on ne sait pas trop si quiconque pourrait trouver grâce à ses yeux. "Arthur a toujours du mal à savoir ce qu’il veut dire et comment il veut l’exprimer", explique Phoenix. "Ses instincts ne sont pas compatibles avec les conventions sociales en matière de conversation et de rapports humains... avec quoi que ce soit, à vrai dire". Arthur ne tardera pas à comprendre ce qui explique son comportement, confie Phillips, mais quand on le voit pour la première fois, "Arthur est le genre de type à vouloir se conformer aux attentes des autres, 'Je vais faire ce qu’on attend de moi, je vais être bien comme il faut, prendre le bus et m’asseoir sagement et ne pas déranger', et ainsi de suite". Mais tel un chien qui a été battu par son maitre, tôt ou tard, tout finit par basculer. "Il y a toujours quelque chose en lui qui le pousse à revenir à sa vraie nature, à celui qu’il va devenir, et au cours de l’histoire, on le voit peu à peu prendre le dessus". La vraie nature d’Arthur est complexe. Il s'essaie au stand-up, carrière dont il rêve et pour laquelle il observe d’autres comiques, espérant s’approprier leur ton et leur rythme. Il désire, comme eux, pouvoir hypnotiser les spectateurs avec ses remarques pleines d’esprit et se faire d’autant mieux accepter grâce à leurs applaudissements. "Malheureusement, son regard sur le monde et son humour ne fonctionnent pas. Il ne comprend pas ce qui fait rire les gens et n’est pas non plus capable de s'adapter", précise Phœnix.

Accomplissant la prophétie auto-réalisatrice de sa mère qui le surnommait "Happy" – et bien avant qu’Arthur n’ose s’essayer au stand-up –, on le voit travailler pour la société Ha-Ha’s comme homme- sandwich déguisé en clown. Il sillonne ainsi différents quartiers de la ville mais, où que ses pas le mènent, il est systématiquement contraint de grimper de longues marches avant de rentrer chez lui. Ces marches, réelles ou métaphoriques, apparaissent régulièrement dans le monde d’Arthur, qu'il s'agisse des escaliers qu’il arpente ou des étapes qu’il franchit lorsqu’il applique son maquillage d’Happy. Ce sont des indicateurs des nombreux passages qu’il doit encore emprunter pour se métamorphoser et trouver sa vraie nature au cours du film. L’évolution du personnage s’est surtout manifestée par la préparation suivie par Phœnix pour le rôle, une approche cérébrale qu’il a ensuite transposée sur le plan physique. Dans le film, sur les conseils de l’assistante sociale, Arthur tient un journal qui comporte ses dessins, sa prose et ses fantasmes. Pendant la préparation, Phœnix a lui-même écrit à plusieurs reprises dans ce journal. "J’ai écrit dans le journal d’Arthur, quand Todd m’a envoyé un message au sujet d’un ensemble de marches dans l’histoire. Ça m’a poussé à écrire 'pas à pas à pas', encore et encore, page après page, et puis c’est ensuite devenu un leitmotiv qu’on s’envoyait par SMS".

Au début du film, Arthur monte les marches, très vouté. En effet, Phillips avait suggéré que le personnage marche d'un pas lourd, comme s'il portait le poids du monde sur ses épaules. Cependant, lorsqu’il les redescend par la suite, Arthur semble radicalement différent. Peu importe la préparation, déclare Phillips, "toute préparation disparait dans l’interprétation. Joaquin est tellement méthodique qu’il n’y a pas un moment où on le voit passer d’Arthur au Joker : c’est très subtil et accompli de manière très progressive". L’acteur a aussi montré son investissement dans le rôle en acceptant de modifier son allure physique et a ainsi perdu plus 23 kilos, ne mangeant guère plus qu’une pomme par jour. C'était, comme il le reconnait, l'idée de Phillips : "Je voulais qu’il ait l’air d’avoir faim et en mauvaise santé, comme un loup efflanqué", précise le réalisateur. Phœnix et Phillips ont noué une vraie complicité au cours du tournage, découvrant et affinant ensemble leur perception de la nature schizophrène d’Arthur. Conscients que la narration était assurée par un homme aussi peu fiable que le Joker, qui émerge peu à peu de cet homme de plus en plus désespéré et asocial, ils ont choisi de laisser la vérité profonde d’Arthur Fleck sujette à interprétation – à l'instar du propre parcours d’Arthur. "Parfois, je me disais qu’Arthur ne serait pas mécontent de voir sa trajectoire modifiée, ne serait-ce que pour changer le regard que porte la société sur lui, mais à d’autres moments, j'estimais qu’il l’aurait lui- même modifiée, car c’est son fonctionnement profond", pondère l’acteur. "D’habitude, c’est frustrant de ne pas comprendre les motivations des personnages. Mais avec celui-ci, c'est libérateur car tout devient possible. En travaillant avec Todd sur une scène, on se rendait compte que si on ne trouvait pas de manière intéressante de l’explorer, on n’était pas satisfaits du résultat". Leurs échanges se sont poursuivis tout au long du tournage et tard le soir, après chaque journée de travail. "On passait des heures au téléphone ou à s’envoyer des messages au sujet des scènes du lendemain et, le week-end, on se retrouvait pour préparer les scènes de la semaine à venir", se souvient Phœnix. "Pendant tout le tournage, j’ai eu l’impression que nous étions fusionnels. Si l’un de nous ne se sentait pas inspiré, on pouvait compter sur l’autre pour être stimulé et c’était très gratifiant".

Gag : il faudra attendre quelques jours pour lire la suite de notre dossier JOKER. Bookmark and Share


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