LA SAGA RAY HARRYHAUSEN : Le 7ème voyage de Sinbad
Article Cinéma du Lundi 23 Octobre 2023

Par Pascal Pinteau

Le 7ème voyage de Sinbad ( The 7th Voyage of Sinbad) USA 1958 Réalisation: Nathan Juran. Scénario : Ken Kolb, d’après une histoire de Ray Harryhausen. Production : Charles H. Schneer. Effets visuels : Ray Harryhausen. Musique : Bernard Hermann. Avec : Kerwin Mathews, Kathryn Grant et Thorin Thatcher. Distribution : Columbia. Couleurs. Durée : 1h28. L’histoire : Voguant vers Bagdad avec la princesse Parisa, qu’il s’apprête à épouser, Sinbad jette l’ancre près de l’île de Colossa pour y trouver de l’eau fraîche et des vivres. Le magicien Sokurah sort alors d’une caverne, poursuivi par un cyclope en furie. Sokurah fait surgir un jeune génie d’une lampe magique, et parvient à stopper le géant, mais alors qu’il s’enfuit en barque vers le navire de Sinbad, il laisse tomber la lampe dans l’eau peu profonde et le cyclope récupère son bien. Sokurah offre une fortune à Sinbad pour faire demi-tour, en vain. A Bagdad, on célèbre le traité de paix signé avec le Calife de Chandra, père de Parisa. Sokurah implore le Calife de Bagdad de l’aider à retourner sur Colossa, et essuie un second refus. Le sorcier ne s’avoue pas vaincu. A la nuit tombée, il jette un sort à Parisa et la miniaturise pendant son sommeil. Le lendemain Sokurah feint de n’avoir rien à se reprocher quand Sinbad sollicite son aide. Il lui annonce que le seul ingrédient qui permettra de redonner à la princesse sa taille normale se trouve sur Colossa. Ce chantage est d’autant plus efficace que le Calife de Chandra reproche à son homologue de Bagdad de n’avoir pas été capable d’assurer la sécurité de sa fille. Sinbad doit partir au plus tôt pour éviter que ces tensions ne provoquent une nouvelle guerre entre les deux pays, mais hormis son fidèle second Harufa, personne ne veut aller risquer sa vie sur l’île maudite. Sinbad et Harufa vont donc chercher des volontaires dans les geôles de la ville, et repartent vers Colossa en sachant qu’ils devront se méfier à la fois de Sokurah, de cet équipage de criminels plus ou moins repentis, et des créatures qui rôdent sur l’île…

Un projet féérique

Pour son nouveau projet, Ray veut abandonner les histoires de villes ravagées par des monstres, registre dont il a fait le tour et s’est lassé. Le tandem Harryhausen/Schneer a prouvé à la Columbia qu’il savait créer des films originaux, appréciés du public, et que les trucages en stop-motion ne coûtaient pas une fortune. Il est temps de proposer un sujet différent au studio. Ray fouille ses archives de projets, et relit avec plaisir un synopsis dédié aux aventures de Sinbad, dont les illustrations lui semblent tenir encore la route. Il présente cette idée à Schneer, mais craint que les négociations avec la Columbia soient compliquées, car la RKO a sorti en 1955 un médiocre SON OF SINBAD que la prestation de Vincent Price dans le rôle du méchant n’a pas sauvé du naufrage. Cet échec pourrait dissuader le studio de miser sur une nouvelle aventure du célèbre marin. Heureusement, Schneer a confiance en l’instinct de son partenaire et en sa capacité à créer des séquences féériques, même si Ray l’avertit qu’il faudra disposer d’un budget plus important pour évoquer cet univers. Schneer lui demande de condenser son traitement autour des scènes principales, et de réaliser de nouvelles illustrations. Après quelques semaines de travail, le projet est présenté à la direction de la Columbia et aussitôt validé, au grand soulagement des deux associés ! Schneer engage Bob Williams, qui avait signé le script de À DES MILLIONS DE KILOMETRES DE LA TERRE, pour adapter l’histoire de Ray. Le résultat est trop dramatique, et son idée de présenter Sinbad comme un voleur (de Bagdad ?) ne fonctionne pas. Kenneth Kolb lui succède, et respecte la vision initiale du projet : son traitement daté du 21 janvier 1957 contient déjà la plupart des scènes majeures du futur film. Cette étape est approuvée par le studio ainsi que la suite du développement. La première mouture du scénario dialogué est livrée le 29 mars. Après quatre réécritures, la version du 2 mai permet d’obtenir un feu vert : la production du film est lancée. Ray suggère de modifier le titre en insérant un chiffre porte-bonheur, et le 28 juin, le scénario du 7EME VOYAGE DE SINBAD prend sa forme quasi définitive. Quelques coupes s’imposent pour éviter de dépasser la durée habituelle de tournage des plans animés : l’attaque des marins par deux démons ailés, un combat contre des rats géants jugé trop effrayant pour les enfants, et une confrontation avec un énorme serpent dans une fosse.

La préparation d’un somptueux conte de fée

Ray décortique le script, choisit l’approche des plans truqués, compte les prestations de son père sur la fabrication des armatures, et celles de George Lofgren sur plusieurs décors miniatures. Il y ajoute le réglement de son travail préparatoire sur les illustrations et les storyboards, l’achat d’équipements, la location du studio et son salaire d’animateur & superviseur des effets visuels, et arrive à un total de 75 800 dollars. C’est un budget raisonnable à l’époque, surtout pour un film dont le coût total prévu est de 650 000 dollars. Et d’ailleurs, sachant à quel point le projet repose sur les capacités d’animateur de Ray, Schneer décide d’assurer ses mains pour un million de dollars ! S’il est flatté, son partenaire a un autre souci en tête : trouver comment créer des trucages de bonne qualité à partir de rétroprojections d’images en couleurs. Après avoir réalisé des dizaines de tests, il cerne le problème majeur : en filmant une image couleurs rétroprojetée sur un écran dépoli, on obtient une copie de deuxième génération dont les contrastes sont beaucoup trop forts. Il devient difficile d’harmoniser le rendu de cette rétroprojection aux teintes saturées et trop lumineuses avec les couleurs de la marionnette ou des maquettes placées devant l’écran, et avec les prises de vues réelles de première génération insérées au montage, comme les réactions des héros confrontés aux créatures. Ray sollicite l’aide de Gerald Rackett, chef du laboratoire de développement de la Columbia, pour trouver comment produire des images d’arrière-plan beaucoup moins contrastées. L’une des solutions consiste à utiliser la nouvelle pellicule couleurs 5253 de Kodak, qui permet d’obtenir directement un master positif couleurs au grain très fin, dont on tire ensuite un duplicata négatif. Ray a l’idée de retirer le cache interne de la caméra, afin d’exposer toute la surface de la pellicule 35mm. Il obtient ainsi une image environ 10% plus large, qu’il peut réduire dans les mêmes proportions en la rétroprojetant, ce qui diminue sa granulation dans le trucage final.

De nouveaux horizons

Sachant que la réalisation de ces plans d’animation en couleurs nécessitera plus de temps, Schneer cherche des astuces pour créer des ambiances féériques à moindre coût. S’il sera indispensable de construire certains décors en studio, des économies substantielles pourraient être faites en filmant de véritables palais orientaux. Un tournage dans les pays arabes étant impossible en raison des conflits en cours, Ray et Schneer pensent aux monuments érigés en Espagne à l’époque des souverains Maures. De plus, les plages ibères n’ont presque jamais été utilisées dans les productions d’Hollywood. Ray se réjouit d’aller faire ces repérages sur place avec Schneer. Le directeur de production Lewis Robert les rejoint, et leur fait visiter les studios de Madrid et de Barcelone, les décors naturels des plages de Saint Agaro sur la Costa Brava, le magnifique palais de l’Alhambra à Grenade et l’île de Majorque. Il y a bien là tout ce qui est nécessaire pour évoquer les contes des mille et une nuits.

Un excellent casting

De retour à Los Angeles, les deux partenaires découvrent avec plaisir que les équipes de casting de la Columbia ont bien avancé. Kerwin Mathews, un jeune acteur sous contrat au studio, a été choisi pour jouer Sinbad. Le comédien anglais Thorin Thatcher incarnera le sorcier Sokurah, Kathryn Grant (épouse du crooner Bing Crosby à la ville) sera la princesse Parisa, et Richard Eyer le petit génie emprisonné dans la lampe magique. Tous les rôles secondaires seront confiés à des acteurs anglais habitant en Espagne, et l’on engagera des figurants locaux pour les scènes de foules et les rôles non parlants. Ravis de leur première collaboration avec Nathan Juran sur À DES MILLIONS DE KILOMETRES DE LA TERRE, Ray et Schneer lui confient la réalisation du film. Le tournage en Espagne commence dans le palais de l’Alhambra, de nuit, pour éviter les hordes de touristes. Il se poursuit aux mêmes horaires dans les cavernes d’Arta à Majorque. C’est là qu’est filmée la scène du combat à l’épée entre Sinbad et un squelette animé par Sokurah. Le champion d’escrime espagnol Enzo Musumeci-Greco s’est chargé d’apprendre la chorégraphie du duel à Kerwin Mathews, qui y apporte toute la fougue nécessaire. Peu après, alors que l’équipe se trouve dans des paysages rocheux pour tourner l’ascension jusqu’au nid de l’oiseau Roc, les accessoires sont livrés à une mauvaise adresse, y compris les épées que Sinbad et les marins doivent utiliser pour se défendre. Ray et Nathan Juran cherchent une solution de fortune, et avisant un tas de bois dans l’arrière-cour du petit hôtel où ils résident, ils taillent des branches au canif pour fabriquer deux épées en bois qui feront illusion filmées de loin ! Pour représenter le bateau de Sinbad, Schneer a passé un accord avec les autorités du port de Barcelone et loué la réplique de la Santa Maria de Christophe Colomb qui s’y trouve. Cette attraction pour touristes est une barque géante dont le fond plat est lesté de ciment pour flotter dans les eaux calmes du port. Mais Schneer et Juran veulent filmer des plans au large avec un horizon bien dégagé. Le capitaine en charge du vaisseau accepte, mais peu après, le passage d’un cargo génère de telles vagues que la fausse Santa Maria manque de chavirer ! Le capitaine devient nettement moins aimable et regagne illico le port d’où le bateau ne bougera plus, au désespoir des cinéastes qui sont contraints de tourner une scène de tempête à la nuit tombée et en contre-plongée, pour ne pas révéler les bâtiments du port.

Les créatures changent de peaux

Ray a repris son design de cyclope aux pieds fourchus développé pour A DES MILLIONS DE KILOMETRES DE LA TERRE. Ironiquement, c’est l’armature de l’Ymir débarrassée de sa chair de mousse et de latex qui devient celle de la créature mythologique, tandis que sa queue rejoint le stock de pièces détachées que Ray recyclera tout au long de sa carrière. Une nouvelle tête en résine va accueillir l’œil unique du monstre. Pour gagner du temps, Ray renonce à la méthode de construction de Marcel Delgado, et réutilise le procédé d’injection de mousse de latex qu’il a expérimenté avec la petite version de l’Ymir. Comme les maquilleurs le savent, la mousse de latex est une matière dont la mise en oeuvre est délicate. Les températures de l’atelier et le taux d’humidité de l’air modifient les réactions de ce mélange très précis de crème de latex, d’agent moussant, d’agent de cuisson et d’agent gélifiant que l’on « monte en neige » avec un batteur électrique. Dans le meilleur des cas, la mousse semi-liquide obtenue peut être placée dans une très grosse seringue puis injectée dans le moule prévu à cet effet pendant environ une minute avant de gélifier. Elle n’est plus manipulable ensuite, et le moule doit être placé délicatement dans un four, où il restera pendant une heure, à une température de cent degrés, afin que la mousse se vulcanise en profondeur. Il faut ensuite éteindre le four, laisser le moule en plâtre y refroidir lentement pour éviter un choc thermique qui créerait des fissures, le sortir et l’ouvrir délicatement pour voir le résultat obtenu. Dans l’idéal, la mousse de latex est souple et ferme, reprend sa forme quand on appuie dessus, et sa surface extérieure est dépourvue de défauts. Mais comme Ray ne tarde pas à le constater, l’opération peut aussi échouer de différentes manières. Une mousse pas tout à fait « cuite » va s’effondrer sur elle-même au démoulage. Un sous-dosage en agent de cuisson rendra une empreinte de doigt permanente. L’injection peut échouer elle aussi, et la mousse liquide se gélifier avant d’avoir atteint les parties les plus fines de la sculpture, comme les doigts ou le bout des oreilles de la créature, rendant le tirage inutilisable…En moyenne, Ray doit entreprendre six tirages successifs avant d’atteindre le niveau de qualité qu’il vise, sachant que le cyclope, par exemple, sera parfois vu sur toute la hauteur de l’écran de cinéma. Le dragon gardant l’entrée de la caverne de Sokurah, le poussin Roc, l’oiseau Roc adulte et la femme serpent sont également dotés de peaux en mousse de latex. La marionnette du squelette, en revanche, est fabriquée d’une autre manière: Ray modèle directement sur l’armature des petits morceaux de coton imprégnés de latex.

Le grand expert des miniatures

De nombreux décors miniatures sont fabriqués par George Lofgren : le château de Sokurah dans la caverne, l’escalier à spirale où a lieu le duel entre Sinbad et le squelette, le bateau de Sinbad, la cage où le cyclope enferme ses proies, l’œuf de l’oiseau Roc, et l’entrée de la caverne sur la plage, un diorama auquel Ray apportera lui-même certaines finitions. L’île de Colossa est représentée par une maquette de 1m52 de large combinée avec un avant-plan d’océan filmé en Espagne. L’arbalète géante est créée en mêlant les vues d’une maquette de 60cm de longueur et les plans d’une roue géante de 2m43 filmée sur la plage de Saint Agaro, à côté des acteurs. Ray anime le cyclope en lui donnant une véritable personnalité : le monstre se pourlèche les babines en tentant de cuire un des marins « à la broche » au-dessus d’un feu, et sa fureur est visible lorsqu’il poursuit ses proies. Le magnifique dragon aux cornes spiralées semble tout droit sorti d’un livre de contes, et sa lutte contre le deuxième cyclope (la même marionnette, mais dotée d’une seconde corne) est un morceau de bravoure, tout comme le combat à l’épée entre Sinbad et le squelette, véritablement saisissant. Reste à choisir un compositeur, et Ray suggère d’abord Miklos Rozsa. Il aura gain de cause plus tard, mais Charles Schneer le convainc que l’homme de la situation est Bernard Hermann, collaborateur attitré d’Alfred Hitchcock depuis MAIS QUI A TUE HARRY ?. Ray apprécie également son travail, et après une rencontre agréable, Hermann est engagé pour composer la musique originale du 7EME VOYAGE DE SINBAD. Charles Schneer ne s’est pas trompé. Une symbiose miraculeuse nait entre les sortilèges visuels de Ray et le pouvoir évocateur phénoménal des compositions de Bernard Hermann. Sa musique devient presque une seconde paire de mains animant les créatures magiques du film. Aux rugissements du cyclope répondent ceux des trombones, accompagnés par des cloches qui sonnent le tocsin et annoncent la mort imminente des marins que le monstre poursuit, après avoir arraché un arbre pour mieux les écraser avec. La puissance créative des deux artistes se combine à merveille dans ce film qui demeure l’une des plus belles évocations cinématographiques de l’univers des mille et une nuits, aux côtés du sublime VOLEUR DE BAGDAD réalisé en 1940 par Michael Powell. Et pour accompagne le slogan pour une fois bien vrai « un nouveau miracle de l’écran », le nom de la Dynamation figure aussi en bonne place sur les affiches. La magie opère sur le boxoffice mondial : LE 7EME VOYAGE DE SINBAD rapporte 6 millions de dollars à la Columbia, soit près de dix fois la mise initiale. C’est un triomphe pour Ray et pour Charles Schneer. Désormais, ils auront accès à de plus gros budgets et pourront initier des projets encore plus ambitieux.

La suite de la Saga Ray Harryhausen arrivera bientôt sur ESI. Bookmark and Share


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