NIGHTMARE ALLEY : Le thriller cauchemardesque de Guillermo Del Toro - 1ère partie
Article Cinéma du Mercredi 19 Janvier 2022

Le début de l’histoire…

Alors qu’il traverse une mauvaise passe, le charismatique Stanton Carlisle débarque dans une foire itinérante et parvient à s’attirer les bonnes grâces d’une voyante, Zeena, et de son mari Pete, une ancienne gloire du mentalisme. S’initiant auprès d’eux, il voit là un moyen de décrocher son ticket pour le succès et décide d’utiliser ses nouveaux talents pour arnaquer l’élite de la bonne société new-yorkaise des années 40. Avec la vertueuse et fidèle Molly à ses côtés, Stanton se met à échafauder un plan pour escroquer un homme aussi puissant que dangereux. Pour cela, il va recevoir l’aide d’une mystérieuse psychiatre qui pourrait bien se révéler la plus redoutable de ses adversaires…

« Raconter une histoire sur le destin et l’humanité m’intéressait énormément. Stanton Carlisle est un homme qui se voit offrir tout ce qu’il faut pour changer de vie. Il a autour de lui des gens qui croient en lui, qui l’aiment et lui font confiance. Mais sa soif de réussite est telle, son orgueil si démesuré qu’ils finissent par l’en détourner. »

Guillermo del Toro

Quand polar rime avec cauchemar

Avec NIGHTMARE ALLEY, Guillermo del Toro, cinéaste et conteur visionnaire, nous entraîne dans le plus saisissant, le plus sombre et le plus réaliste des genres cinématographiques : le film noir. Sa nouvelle création passe du cœur intime d’une foire itinérante des années 1930 - avec ses monstres et ses merveilles - aux plus hautes sphères de la richesse et du pouvoir, là où règnent séduction et traîtrise. L’histoire est celle de Stanton Carlisle (Bradley Cooper), un escroc à la dérive, qui se transforme en un éblouissant showman et devient si habile dans l’art de manipuler ses semblables qu’il se persuade qu’il peut se jouer du destin. En le suivant dans son ascension délirante, le réalisateur raconte un rêve américain qui déraille.

Le film est tiré du roman éponyme sombre et fataliste de William Lindsay Gresham publié en 1946, l’histoire d’un bonimenteur charismatique consumé par une ambition dévorante. Naturellement attiré par le monde macabre et profondément humain des attractions foraines, Guillermo del Toro a traité le roman comme une autobiographie, en explorant la limite ténue existant entre illusion et réalité, désespoir et contrôle, succès et échec tragique. Il a vu dans cette histoire un récit édifiant sur la face sombre du capitalisme américain.

Pour réaliser NIGHTMARE ALLEY, Guillermo del Toro fait à nouveau appel aux maîtres du 7e art que sont le directeur de la photographie Dan Laustsen, la chef décoratrice Tamara Deverell, le chef costumier Luis Sequeira et le chef monteur Cameron McLaughlin. Plus cinglant que ses films précédents, NIGHTMARE ALLEY est une histoire âpre et brutale où se mêlent crime, trahisons et redoutable châtiment. Mais même dans cet univers si noir, le film conserve la qualité mythique et la profonde humanité qui définissent les classiques du réalisateur, tels LE LABYRINTHE DE PAN et LA FORME DE L’EAU.

Guillermo del Toro confie qu’il souhaitait consciemment orienter son cinéma dans une nouvelle direction. Il explique : « C’est le premier de mes films qui, bien qu’ayant une atmosphère magique, n’est ni sophistiqué à l’extrême ni stylisé. Il se déroule dans une réalité immédiatement palpable. »

Le producteur J. Miles Dale, fréquent collaborateur du cinéaste, déclare : « NIGHTMARE ALLEY prend de la distance avec l’aspect fantastique qui a fait sa marque, mais Guillermo apporte à ce nouveau territoire son immense talent de conteur et sa fabuleuse capacité de création visuelle. En fin de compte, il s’agit de l’histoire d’un homme qui cherche à s’élever plus haut que son propre karma. L’un des thèmes les plus puissants du film est que personne ne peut échapper à ce qu’il est. » Dans cette histoire s’accumulent corruption, vice, luxure, trahison et vaine absurdité, à mesure que Stanton se perfectionne dans l’exploitation cynique du désir et du besoin de chacun de croire en quelque chose de plus grand, quelque chose qui nous dépasse... Guillermo del Toro évite les caractéristiques visuelles habituelles du film noir et fait avancer l’histoire à un rythme rapide, tandis que Stanton voit sa vie se muer en un piège brûlant et angoissant qui se referme de plus en plus sur lui. Le réalisateur déclare : « Je désirais raconter une intrigue classique d’une manière vivante et contemporaine. Je voulais que les gens aient le sentiment de découvrir une histoire enrichissante et pertinente aussi bien pour notre monde que pour notre époque. »

En effet, à travers son réalisme cru et viscéral, le film dégage le sentiment d’urgence d’une fable morale, comme une page du destin qui s’apprête à être définitivement tournée et a été élaborée pour se terminer en apothéose. Le cinéaste explique : « Lorsque les spectateurs s’engagent émotionnellement dans l’histoire d’une ascension, leur plus grande peur est de voir choir le personnage. Or cette chute peut provoquer des émotions violentes. »

Dans le rôle du Dr Lilith Ritter - une psychanalyste brillante qui rêve de vengeance - Cate Blanchett apporte un mélange de force et de chaleur ardente à la femme fatale de l’histoire. Elle confie avoir été séduite par ce mélange d’émotions. Elle considère l’histoire comme une mise en garde, une fable consciente des fractures sociales comme des démons psychologiques qui montre que le mépris et la peur peuvent tout anéantir, même l’amour. Elle remarque : « NIGHTMARE ALLEY parle de peur, de cupidité et de manipulation. On y voit toute la noirceur qui sous-tend ce que l’on appelle la « bonne » société. Le monde forain peut se montrer agité par des ruses et des tromperies, mais son cœur bat, il est vivant. C’est celui d’une véritable communauté. La haute société apparaît bien plus menaçante et terrifiante. »

Le tournage a commencé début 2020 avec un casting de stars mené par Bradley Cooper, Cate Blanchett, Toni Collette, Willem Dafoe, Richard Jenkins, Rooney Mara, Ron Perlman, Mary Steenburgen et David Strathairn. En mars 2020, la pandémie a interrompu la production, tandis que le monde entier prenait une tournure elle aussi inquiétante. Face à l’angoisse croissante, Guillermo del Toro, J. Miles Dale et Bradley Cooper ont annoncé à l’équipe que le tournage était suspendu avec effet immédiat.

Le producteur J. Miles Dale raconte : « Nous n’avions aucune idée de la durée de cette interruption mais pour des raisons de sécurité, nous devions arrêter. L’engagement envers le film est toutefois demeuré constant. Tous les plateaux, décors, accessoires et lumières sont restés dans le studio plongé dans l’obscurité pendant presque six mois, jusqu’à ce que nous reprenions à la mi-septembre. La fête foraine, qui avait déjà été en grande partie construite, a passé le printemps et l’été à vieillir naturellement au soleil et sous la pluie. Puis nous avons repris exactement là où nous nous étions arrêtés. »

Pendant cette période, Guillermo del Toro a ressenti encore plus intensément l’arc du voyage de Stanton Carlisle et son plongeon vers l’abîme : « Pendant l’interruption, le projet s’est ancré en nous bien plus profondément encore, et nous avons pu analyser les personnages et commencer le processus de montage. »

LE SCÉNARIO : ADAPTER UN CLASSIQUE DU ROMAN NOIR

Au départ, Stanton Carlisle n’est littéralement personne. C’est juste un homme qui fuit un passé douloureux. Dans sa tentative désespérée à couper les ponts avec ses origines, il décide de se joindre à une troupe itinérante de forains. Il va devenir un membre de ce qui est un monde en soi. Ici, aucune question n’est posée et personne ne se soucie de savoir qui vous étiez avant tant que vous êtes motivé. Stanton va rapidement prendre de l’importance au sein de la troupe, puis son ascension se poursuit jusqu’aux échelons supérieurs de la société américaine, le tout dans le contexte de la Grande Dépression américaine.

Guillermo del Toro a coécrit le scénario avec Kim Morgan, critique de cinéma et journaliste qui se passionne pour l’histoire du cinéma. Tous deux admiraient le roman original de William Lindsay Gresham. Ils ont commencé par faire des recherches sur l’écrivain pour découvrir que sa vie faisait remarquablement écho à celle de son personnage, Stanton Carlisle. Enfant, Gresham était fasciné par les attractions foraines de Coney Island, et cette fascination a duré toute sa vie. Alors qu’il servait lors de la guerre d’Espagne, il s’est lié d’amitié avec un camarade, soldat comme lui, qui lui a raconté des histoires étranges et macabres sur son expérience dans les spectacles forains, et lui a notamment parlé d’un numéro de « geek ».

Après avoir travaillé quelque temps comme auteur et éditeur de magazines populaires portant sur de véritables crimes, William Lindsay Gresham écrit son premier roman, Nightmare Alley, qui commence par une plongée dans les coulisses de la troupe foraine itinérante où Stanton Carlisle s’initie aux traditions et aux numéros des forains, apprenant son art notamment auprès de Pete et de Zeena la voyante, avant de monter son propre numéro de mentaliste. Il réalise alors qu’il peut gagner sa vie en utilisant son numéro pour offrir un réconfort factice aux nantis éprouvés par un deuil. Dans le roman, le lecteur suit le point de vue de Stanton, qui séduit les gens pour les amener à lui faire confiance, tout en étant incapable d’échapper à sa propre peur. Guillermo del Toro commente : « Nous voulions mettre en évidence l’idée qu’hier comme aujourd’hui, certaines personnes utilisent la spiritualité pour exploiter leurs innocents semblables. »

En 2010, le roman était remis en avant comme un sommet du roman noir du milieu du XXe siècle, une réflexion parmi les plus divertissantes et les plus intraitables sur la société moderne. Dans leur adaptation, Kim Morgan et Guillermo del Toro mettent également en avant les personnages féminins, et nous suivons le parcours de Stanton à travers ses relations avec chacune de ces femmes. Guillermo del Toro déclare : « Au plan thématique, je m’intéresse beaucoup à l’exploration de ce genre cinématographique en adoptant un point de vue différent. Au lieu d’un unique personnage de femme fatale, j’ai ici trois personnages féminins très forts face à un “homme fatal”. »

La voyante Zeena (Toni Collette), une femme intelligente et avisée, entretient une liaison physique passionnée avec Stanton, dont elle va élargir la vision du monde en l’informant sur la façon d’opérer en Amérique. La désarmante ingénue Molly (Rooney Mara) se laisse séduire par l’optimisme trompeur et l’ambition de cet homme. Quant au docteur Lilith Ritter (Cate Blanchett), une psychanalyste huppée, c’est elle-même une survivante qui a souffert physiquement et psychiquement. Elle voit clair dans le jeu de Stanton et entreprend de manipuler à son tour le manipulateur dans une quête de justice autoproclamée. Chacune de ces femmes aide Stanton à mieux maîtriser ses compétences mais chacune le voit aussi invariablement choisir la voie la plus mensongère…

Une fois qu’il a compris à quel point il peut tirer profit de l’illusion et de la tromperie, Stanton ne revient plus en arrière. Si ce thème s’applique à l’Amérique actuelle, Guillermo del Toro et Kim Morgan ont également imprégné leur scénario de l’ambiance de l’Amérique post-Dépression. Le film se déroule en 1939, alors que le pays est confronté à de profondes divisions. Guillermo del Toro observe : « Cette période a été à bien des égards celle de la naissance de l’Amérique moderne. »

À cette époque sans télévision, la fête foraine itinérante était le divertissement pour tous par excellence, un spectacle vivant qui venait au plus près de chez vous. Les forains transformaient les champs boueux des campagnes et des petites villes en promesses de merveilles, apportant une touche de magie à des vies pénibles. S’ils proposaient au public des histoires, du spectacle, des attractions voire des jeux séduisants, il n’en demeure pas moins que sous la peinture et les lumières, ceux-ci étaient souvent exploités et traités de façon inhumaine. En dépit de conditions difficiles, pour ces personnes qui autrement se seraient retrouvées en marge de la société, ces fêtes foraines constituaient bien souvent un moyen de trouver sa place et de vivre intégrées à une communauté.

Guillermo del Toro a été captivé par ce monde contrasté et a voulu aller plus loin. Il explique : « La troupe constitue une société extrêmement soudée et hermétique. C’est un endroit où les gens gardent leurs secrets ; beaucoup fuient une vie criminelle ou un passé qu’ils ont dû laisser derrière eux. Toutefois, ils forment une société forte. C’est presque comme un microcosme du monde extérieur. Tout le monde est là pour escroquer tout le monde, mais en même temps, ils savent qu’ils ont besoin les uns des autres, et ils se protègent mutuellement. »

Guillermo del Toro et Kim Morgan se sont également penchés sur l’histoire de l’attraction du geek, qui prend une signification particulière dans NIGHTMARE ALLEY. Bien qu’interdit dans plusieurs États, ce numéro était souvent la plus importante source de revenus d’un spectacle forain itinérant, et la vérité qui se cache derrière lui est très troublante. Guillermo del Toro souligne : « Il est important que ce film se déroule après la Première Guerre mondiale car de nombreux soldats revenaient de la guerre affligés d’addictions. Certains de ces toxicomanes sont devenus ce que l’on appelait des geeks : ils étaient prêts à égorger, décapiter ou manger des animaux vivants pour se procurer leur dose de poison. »

Les geeks étaient généralement des drogués à l’opium ou des alcooliques prêts à tout pour éviter le manque. Ils étaient au plus bas dans la hiérarchie de la troupe, méprisés et plaints même par les forains. Tapi dans les ruelles sombres au cœur de la nuit, le geek représente la déchéance et tout ce que Stanton craint pour lui-même.

Guillermo del Toro et Kim Morgan se sont non seulement inspirés des descriptions saisissantes de William Lindsay Gresham pour créer un monde carnavalesque fascinant, mais aussi de l’un des films les plus controversés du début du XXe siècle, aujourd’hui devenu un classique : FREAKS de Tod Browning. Ce drame de 1932 - une histoire de vengeance - mettait en scène un groupe d’êtres difformes interprétés par de véritables phénomènes et artistes de cirque, dans ce qui était alors considéré comme un film d’horreur scandaleux qui s’aventurait en territoire interdit.

Le producteur J. Miles Dale déclare : « NIGHTMARE ALLEY rend hommage à l’importance de FREAKS. Tod Browning a montré que lorsque vous regardez côté coulisses, vous ne voyez que des gens normaux qui comptent les uns sur les autres, qui s’aiment et qui font partie d’une « famille ». Cela correspond très bien au récit que souhaitait faire Guillermo. »

Pour Guillermo del Toro, le processus de narration est multiple et le scénario ne constitue pas une forme définitive. Au moment du casting de NIGHTMARE ALLEY, comme c’est souvent le cas dans ses films, certains acteurs se sont vu remettre une biographie personnalisée de leur personnage comprenant des détails sur leur enfance, des informations sur leur psychologie et même des secrets à ne jamais divulguer.

David Strathairn, qui joue le rôle de Pete, le mentaliste qui enseigne tous ses tours à Stanton et lui offre un savoir durement acquis, déclare : « J’ai trouvé la biographie de Guillermo très généreuse. C’était pour moi une façon vraiment plaisante de pénétrer dans sa vision. En tant qu’acteur, vous ne pouvez jouer que l’instant présent. Cependant, la biographie nous a aidés à déterminer la tonalité générale et les qualités du personnage, de même que son comportement. C’était comme recevoir un condensé de qui il était vraiment. »

Découvrez les portraits des principaux personnages du thriller de Guillermo Del Toro dans la suite de notre dossier. Bookmark and Share


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