NIGHTMARE ALLEY : Le thriller cauchemardesque de Guillermo Del Toro – 3ème partie
Article Cinéma du Vendredi 04 Fevrier 2022

LA FOIRE ARRIVE EN VILLE !

La première moitié de NIGHTMARE ALLEY démarre par une immersion hypnotique qui désoriente volontairement les spectateurs, une plongée au cœur même de la foire, bruyante, chaotique et bigarrée. Dès le début, Guillermo del Toro avait sa propre vision de ce monde impitoyable et exigeant où l’on travaille dur. Un univers parfois effrayant mais qui ne joue jamais l’excès dans l’excentricité ou le fantastique. Il savait que l’esthétique de ce film-ci serait différente des précédents mais il a souhaité s’entourer de certains de ses collaborateurs préférés, sachant que leur champ d’action était vaste. On retrouve ainsi le directeur de la photographie Dan Laustsen, la chef décoratrice Tamara Deverell et le chef costumier Luis Sequeira.

Dès le départ, leur stratégie a consisté à construire leur propre fête foraine, animée, vivante, sur un site extérieur offrant beaucoup d’espace à explorer pour les acteurs. Guillermo del Toro savait qu’un tournage en studio ne pourrait jamais créer l’ambiance qu’il voulait, cette beauté étrange qui s’oppose à la noirceur morale de Stanton.

Le champ de foire vide de Markham, à la périphérie de Toronto, a été l’ardoise vierge où la production a érigé sa foire. La chef décoratrice Tamara Deverell (la série « Star Trek : Discovery ») y a construit un ensemble de manèges et d’attractions d’époque, dont une authentique grande roue, un carrousel en état de marche, une attraction sur le thème du paradis et de l’enfer, ainsi qu’un ensemble de stands et de barnums marqués au nom des attractions vedettes de la fête foraine.

Le producteur J. Miles Dale déclare : « Il n’y a rien de tel que ce genre de site de tournage pour obtenir une véritable atmosphère. De nombreux mois ont été consacrés à la recherche et à la conception de chaque détail de la fête foraine. Notre équipe a même cherché une authentique grande roue d’époque et des accessoires originaux des années 30. » La chef décoratrice Tamara Deverell, qui appuie toujours son travail sur une solide documentation, s’est penchée sur les collections d’objets de fête foraine. Elle a fait fabriquer 40 tentes et barnums sur mesure par Armbruster Manufacturing, le plus vieux fabricant des États-Unis. Elle a également fait appel à son imagination. Même s’ils s’inspirent de vrais spectacles, le numéro de diseuse de bonne aventure de Zeena et celui à base d’électricité de Molly ont intégré des détails subtils sur les personnages en fonction de leur origine et de leur personnalité. Elle a particulièrement aimé créer les bannières aux couleurs sensationnelles, en les imprimant sur de la mousseline brute puis en les vieillissant avec du sable et de la poussière pour montrer l’usure dues aux années et aux tournées de ville en ville.

Au final, l’équipe de décoration a créé quatre versions différentes de la fête foraine principale, ainsi qu’une dernière encore plus sombre et plus miteuse pour l’ultime scène du film.

Pour ce qui est de l’ambiance, de la palette et des textures, Guillermo del Toro a orienté l’équipe vers le travail de trois célèbres peintres réalistes américains : les éclairages crus et le sentiment d’isolement des toiles d’Edward Hopper, les portraits d’une misère écrasante d’Andrew Wyeth, et les ruelles urbaines dramatiques de George Bellows, auxquels s’ajoutent les œuvres du peintre danois Vilhelm Hammershøi, connu pour ses intérieurs austères et sombres.

Tamara Deverell commente : « Guillermo a également fait référence à un certain nombre de films. LE FACTEUR SONNE TOUJOURS DEUX FOIS, par exemple, a influencé les scènes de Zeena à la ferme. » La chef décoratrice et le réalisateur communiquaient souvent par images plutôt que par mots, s’échangeant des illustrations et des photos. Elle explique : « Guillermo me donnait une image et je répondais par un rendu. Il dessinait par-dessus et me le renvoyait. Nous avions une sorte de dialogue visuel. » Afin de refléter la structure circulaire de l’histoire et le piège que Stanton se tend à lui-même, Guillermo del Toro a demandé à Tamara Deverell de développer un thème géométrique – le cercle – qui viendrait imprégner subtilement l’ensemble du film. Elle a commencé par l’horrible fosse où le geek de la fête foraine (joué par Paul Anderson) fait son numéro. À noter que pour ces scènes, la production a utilisé des serpents et des poulets créés par ordinateur

À mesure que les compétences de Stanton s’améliorent, il devient un artiste accompli ; le monde de la foire cède alors la place à un univers urbain beaucoup plus brillant et clinquant en surface, mais rongé en profondeur par l’anxiété.

J. Miles Dale déclare : « Guillermo a toujours désiré un fort contraste visuel entre la première et la seconde partie du film. Nous passons d’un endroit brut, âpre, dur mais plein de vie à un endroit raffiné et sophistiqué mais où chacun se sent seul. »

STANTON AU FAÎTE DE SA GLOIRE

Quand Stanton et Molly quittent la troupe itinérante pour partir à Buffalo, ils font fortune en se produisant dans une boîte de nuit huppée. L’ambiance change du tout au tout. C’est donc une esthétique Art déco élégante reflétant les nouvelles tendances de la fin des années 30 qui prévaut dans la seconde partie du film. Faisant un bond en avant de plusieurs années, l’histoire retrouve Stanton et Molly sur scène dans la somptueuse salle circulaire du Copacabana, un club fictif. Le décor a été créé à Toronto, dans la salle ronde du Carlu, un lieu historique conçu par l’architecte français Jacques Carlu, la muraliste Natacha Carlu et l’architecte René Cera. Il a été construit en 1930 au 7e étage de l’ancien grand magasin Eaton, sur College Street. Aujourd’hui, cet endroit est considéré comme l’un des meilleurs exemples du style « paquebot » de l’Art moderne (ou Streamline moderne), une architecture audacieuse et épurée qui a porté l’Art déco à de nouveaux sommets d’élégance. Pour permettre à la caméra de filmer à 360 degrés le splendide plafond en dôme, Tamara Deverell a même créé un plancher surélevé pour rapprocher les acteurs du plafond.

La suite de Stanton et Molly à l’hôtel - où leur avenir commun devient incertain - a été construite en studio sur le modèle d’un autre point d’intérêt de Toronto : le domaine Parkwood, une propriété de style Beaux-Arts en Ontario. Celle-ci a également fourni l’emplacement clé du jardin soigné de Grindle.

La pièce maîtresse de la seconde moitié du film est le bureau du Dr Lilith Ritter, où Stanton met au point son illusion la plus élaborée et commence à révéler sa véritable personnalité. Ici, Tamara Deverell s’est inspirée d’un endroit étonnant de la fin des années 1920 : le « bureau Weil-Worgelt », un célèbre intérieur conçu par le bureau new-yorkais du cabinet de décoration parisien Alavoine pour un client d’élite. Avec ses placages de palissandre et de bois d’olivier et ses grands panneaux de laque abstraits de style Art déco, la cheffe décoratrice voyait bien le Dr Ritter se sentir chez elle dans cet écrin luxueux et élégant où elle peut rester détachée des traumatismes de ses patients. Elle explique : « On voit surtout Lilith dans son bureau. Il fallait donc que ce soit le décor d’une femme puissante, intelligente, belle mais aussi plus impitoyable encore que Stan. Le bureau est chaleureux, plein de reflets brillants, et son design géométrique illustre la force de Lilith. L’utilisation d’arches et de courbes symbolise quant à elle son pouvoir féminin. »

La création du décor final du bureau a nécessité de nombreuses conversations et des allers-retours entre la chef décoratrice et le réalisateur. Tout comme Gresham avait introduit des références psychologiques dans son roman, Tamara Deverell a réfléchi en termes de symboles jungiens. Elle commente : « Les motifs du bois ont été voulus pour créer une sorte de tache de Rorschach troublante pour la personnalité de Lilith. »

Cate Blanchett s’est sentie transportée par ces nuances. Elle raconte : « Lorsque je suis entrée pour la première fois dans le bureau de Lilith, je me suis dit que cette pièce était un personnage en soi. La façon dont la porte coulissait, l’aspect du bureau, les ornements, la manière dont les appareils d’enregistrement étaient cachés, la couleur du canapé, tout cela contribue à construire le personnage. »

Tamara Deverell a créé un autre bureau imposant pour Evan Grindle, en utilisant pour l’extérieur l’usine de traitement des eaux R.C. Harris à Toronto, qui a déjà été employée de différentes manières pour plusieurs longs métrages de Guillermo del Toro, notamment LA FORME DE L’EAU. Pour l’intérieur, son équipe et elle ont fabriqué sur mesure les lustres massifs de la pièce, la cheminée en marbre et les incrustations en bronze. Tamara Deverell se souvient : « Guillermo avait en tête une vision bien précise du bureau de Grindle, et il a fallu du temps pour la concrétiser. Les références sont principalement Art déco, mais je me suis également inspirée des hôtels modernes de Hong Kong, notamment pour les fenêtres et les formes circulaires que nous avons intégrées dans l’image. »

L’atmosphère de ces lieux splendides et les lignes courbes renforcent la tension de Stanton qui cherche à mener à bien sa ruse périlleuse. J. Miles Dale résume : « Le monde auquel aspire Stan à Buffalo est beau mais artificiel, et les personnages sont plus mondains et finalement moins honorables que ceux que nous avons rencontrés à la fête foraine. Sous l’élégance rôde le danger. »

FILMER UN CERCLE INFERNAL

Guillermo del Toro est connu pour son imagination débordante, et cependant NIGHTMARE ALLEY est son film le plus « terre à terre » à ce jour. L’esthétique est, comme toujours, méticuleusement composée pour installer une ambiance inéluctable. Le réalisateur a retrouvé sur ce film le directeur de la photographie Dan Laustsen, nommé à l’Oscar pour son travail sur LA FORME DE L’EAU. Les deux hommes ont discuté de la manière de recréer l’ambiance des pulps et des couvertures des romans populaires – c’est-à-dire une ambiance intense, voyante, vivante, mais aussi implacable. Si Guillermo del Toro recherchait une impression sous-jacente de sombre traîtrise, il voulait également éviter les codes visuels éculés du roman noir, usés à force d’avoir été exploités. Il s’est donc éloigné de l’esthétique désaturée et a opté pour des couleurs marquées même si - ayant une forte valeur symbolique - elles sont profondes et sombres. Il désirait également apporter de l’ampleur avec de nombreux plans larges et faire en sorte que la caméra contribue à forger le sentiment croissant de malheur.

Malgré les différences esthétiques entre NIGHTMARE ALLEY et LA FORME DE L’EAU, le directeur de la photographie Dan Laustsen affirme que Guillermo del Toro et lui sont restés sur la même longueur d’onde. « Nous aimons tous deux raconter une histoire grâce à la lumière, la couleur et les mouvements de caméra. Guillermo est un maître dans ces domaines, quel que soit le style de l’histoire. »

La première décision qu’ils ont prise a été de tourner NIGHTMARE ALLEY comme un thriller du XXIe siècle, et non à la façon d’un film des années 1940. Le directeur de la photo explique : « Nous étions tous deux d’accord : nous ne voulions pas d’un film qui donnerait l’impression d’avoir été tourné à cette époque. Nous voulions qu’il ait l’air moderne et actuel. » Pour les prises de vues, Dan Laustsen a choisi la caméra numérique Alexa 65 pour sa capacité à renforcer l’atmosphère, même dans les plus faibles conditions de luminosité. Il précise : « C’est une caméra munie d’un grand capteur. Je l’apprécie parce que la profondeur de champ est fantastique pour le rendu des tons chair et pour les visages – ils ressortent bien, ils sautent un peu plus aux yeux. Je suis un directeur de la photographie qui aime les choses assez sombres. Mais sur ce film, Guillermo n’arrêtait pas de dire : « Faisons encore plus sombre ! » Je dois avouer que j’ai été par moments au bord de la crise cardiaque, mais ça a marché… L’Alexa 65 a fantastiquement géré la très faible lumière. »

L’éclairage évolue au fur et à mesure que l’histoire progresse, passant d’une lumière faible et naturaliste à une lumière de plus en plus vive et dure. Dan Laustsen commente : « Dans le bureau de Lilith, nous revenons à un style visuel plus typique des années 1930, avec des lumières directes qui font ressortir les visages de Cate et Bradley. Le public ne remarquera probablement pas une différence spectaculaire, mais il la ressentira. » De même, l’expressivité des traits de Bradley Cooper a influencé l’éclairage. Le directeur de la photo remarque : « Bradley a un visage fantastique à filmer. Nous étions constamment à la recherche de moyens de l’éclairer pour mieux refléter encore l’obscurité intérieure croissante de son personnage. » Le tournage du décor de la fête foraine – un décor si détaillé que la caméra pouvait filmer dans n’importe quel axe – a été exaltant pour Dan Laustsen, même s’il note qu’il a fallu une planification logistique intensive. « Nous avons utilisé beaucoup de grandes grues, mais comme on ne les déplace pas facilement d’une dizaine de mètres sur un site aussi énorme que la fête foraine, nous avons donc appris à nous adapter à ces longs moments de montage et démontage. Mais nous sommes tous très heureux de voir à quel point la fête foraine rend fantastiquement bien à l’image. » L’un des rares clins d’œil à l’esthétique du film noir classique est l’aspect léché de certaines scènes sous la pluie. Dan Laustsen détaille : « Il y a pas mal de pluie dans ce film, mais nous voulions qu’elle donne l’impression d’une troisième dimension à l’écran. » Pour ces scènes, il a fallu ériger de hautes et lourdes cannes à pluie, des rampes et des ventilateurs qui ont recréé des conditions météo pluvieuses et froides pour les acteurs et l’équipe. Le directeur de la photographie précise : « Travailler avec des machines à pluie peut être pénible pour les acteurs, mais leurs performances se nourrissent aussi de ces éléments authentiques. »

Même si la majorité des images a directement été créée à la caméra, les améliorations en effets visuels ont vraiment joué un rôle dans leur composition finale. Dan Laustsen explique : « Nous poussons l’aspect visuel aussi loin que possible à la prise de vues, mais ensuite l’équipe des effets visuels l’améliore encore. Quand vous avez un réalisateur comme Guillermo avec une vision aussi forte, il faut que chaque membre de l’équipe technique travaille en collaboration avec les autres pour atteindre l’objectif. Nous avions tous cet esprit d’équipe dans notre manière de travailler. » Le film étant divisé en deux moitiés contrastées, c’est à Dan Laustsen qu’il incombait de donner l’impression que tout cela faisait partie d’une seule et même aventure. Il affirme que la cohésion de la production a joué un rôle important à cet égard. « Tout le film était remarquablement bien préparé, des décors aux costumes en passant par les coiffures, les maquillages et les effets visuels. Tout le monde était volontaire pour faire de son mieux afin que la vision cauchemardesque de Guillermo prenne exactement la forme qu’il désirait. » Bookmark and Share


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