GUILLERMO DEL TORO’S PINOCCHIO : Entretien exclusif avec Mark Gustafson, co-réalisateur – 1ère partie
Article Animation du Vendredi 02 Fevrier 2024

Nous republions cet article, originellement publié en janvier 2023, suite au tragique décès de Mark Gustafson des suites d'une crise cardiaque. Dans un communiqué publié aujourd'hui, Guillermo del Toro souligne qu'il admirait Mark Gustafson avant même de le rencontrer : "Un pilier de l'animation en stop motion, un véritable artiste. Un homme compatissant, sensible et plein d'esprit. Une légende et un ami qui a inspiré et donné de l'espoir à tous ceux qui l'entouraient. Il est décédé hier. Aujourd'hui, nous lui rendons hommage et il nous manque." Les deux cinéastes avaient obtenu un Oscar et un Golden Globe du meilleur film d'animation pour Pinocchio. Nous souhaitons à notre tour rendre hommage au formidable talent de Mark Gustafson.

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Guillermo del Toro et Mark Gustafson ont persévéré pendant douze ans avant de faire aboutir cette magnifique version du conte de Carlo Collodi, grâce à Netflix

Superbe, poignant, intelligent et ô combien utile en cette période où les populistes de tous bords gagnent du terrain partout sur la planète, ce PINOCCHIO co-réalisé par Guillermo del Toro et Mark Gustafson est un film d’une qualité et d’une pertinence exceptionnelles, un authentique chef d’oeuvre à ne rater sous aucun prétexte.

S’il aborde des thèmes graves, il le fait avec une sensibilité et un sens de l’émerveillement qui captiveront aussi bien les adultes que les enfants. En nous offrant ce conte à la portée universelle, del Toro se place une fois encore parmi les plus grands cinéastes-conteurs de notre époque.

Une passion qui remonte à l’enfance

À l’âge de 8 ans, alors qu’il vivait à Guadalajara, au Mexique, del Toro tournait déjà des petits films amateur en stop-motion en se servant de ses jouets et de la caméra Super 8 de son père. Adolescent, il a donné des cours d’animation en pâte à modeler et a eu une idée qui allait se concrétiser quarante ans plus tard : l’adaptation d’un classique du conte pour enfants : «J’enseignais la stop-motion et un des élèves était bien meilleur animateur que moi, si bien que je lui ai proposé de faire équipe : il allait diriger l’animation et j’allais imaginer le récit. C’est à cette époque que j’ai eu l’idée de réaliser PINOCCHIO en stop-motion, mais le projet évoquait davantage l’histoire de FRANKENSTEIN, car il s’agissait d’un personnage innocent qui se retrouvait projeté dans le monde et devait découvrir son identité, quelle était sa place, et pourquoi il avait été créé.». Aujourd’hui, Guillermo Del Toro porte à l’écran le conte écrit par Carlo Collodi au XIXème siècle. Son adaptation reste fidèle à la dimension sombre du livre et à ses questionnements existentiels, mais repose sur un style d’animation qui émerveille le spectateur. Ce PINOCCHIO co-réalisé avec Mark Gustafson est une œuvre mélancolique, féerique et porteuse de sens, destinée à toutes les générations. « Notre monde est devenu beaucoup plus complexe depuis ces vingt dernières années. Les enfants se posent désormais des questions et veulent obtenir des réponses sur des réalités difficiles à appréhender », constate del Toro. « Ils sont traversés par des émotions complexes et ont besoin de dialoguer, d’apprendre pour réussir à distinguer la vérité des mensonges, pour comprendre ce qui crée du lien au sein des familles, ce qui définit l’être humain et la vie même. Cette fable est attachante, vive, drôle, émouvante, et favorise ce genre de débat. J’ai eu l’impression que le moment était tout choisi pour proposer une version plus sombre de PINOCCHIO. Je voulais faire un film sincère, qui s’adresse à tous les spectateurs grâce à l’une des techniques d’animation les plus délicates et les plus artisanales qui soit, et en exploitant toutes ses possibilités. L’animation est arrivée à un stade qui permet d’en faire une forme d’expression artistique reconnue comme du cinéma à part entière, et non seulement comme un genre destiné à un public familial. À mes yeux, elle doit se dépasser en faisant davantage preuve d’audace sur le plan technique et thématique, et en abordant le conte dans sa forme artistique la plus pure afin de nous toucher au plus profond. L’histoire de PINOCCHIO s’y prête parfaitement ».

Un long chemin

Plusieurs décennies après avoir envisagé sa propre version de PINOCCHIO en stop-motion, del Toro a eu l’occasion de concrétiser son rêve lorsqu’il a été contacté par Lisa Henson, PDG de la Jim Henson Company, qui venait d’acquérir les droits de l’édition du PINOCCHIO de Collodi illustrée par l’artiste Gris Grimly en 2002. « Nous étions emballés par le graphisme de Gris et la vision qu’il avait de l’histoire», souligne Lisa Henson. « C’était un formidable point de départ d’une relecture de Pinocchio qui correspondait à la noirceur et à l’étrangeté du livre de Collodi. Nous avons immédiatement contacté Guillermo pour lui proposer ce projet.». Del Toro a été frappé par la représentation que proposait Grimly de la marionnette, avec un long nez pointu semblable à un bec et des bras et jambes filiformes : «En quelques coups de crayon, Gris a réussi à cerner la nature profonde du personnage comme je ne l’avais jamais vu auparavant. Ce design exprimait parfaitement l’énergie enfantine et l’innocence d’une marionnette turbulente, mais qui a bon cœur ». Bien que l’enthousiasme du cinéaste pour le projet ne se soit jamais émoussé, le film est passé par plusieurs phases de gestation au fil des années. L’équipe de tournage a pris forme dès que Mark Gustafson a été engagé pour coréaliser le film. Del Toro était un admirateur de longue date de Gustafson qui avait témoigné d’un esprit novateur lorsqu’il travaillait pour le studio d’animation de Will Vinton, spécialisé en animation de pâte à modeler :« À mes yeux, les réalisations de Mark sont d’une importance capitale», explique del Toro. «Ce que j’adore, c’est qu’avec la pâte à modeler, on perçoit les empreintes digitales de l’animateur sur les personnages, si bien que le résultat est délibérément impressionniste – les décors et les personnages ont un côté tactile. Il a obtenu un style similaire dans FANTASTIC MR. FOX (réalisé par Wes Anderson, NDLR). Son registre artistique est d’une richesse extraordinaire. C’est le seul dans sa spécialité que nous ayons contacté.». Lisa Henson a ensuite présenté del Toro et Gustafson à Alex Bulkley et Corey Campodonico, cofondateurs du studio d’animation ShadowMachine. Grâce à la fameuse série parodique ROBOT CHICKEN et la série Netflix BOJACK HORSEMAN, ShadowMachine a démontré sa capacité à produire des programmes de grande qualité, et ses dirigeants étaient ravis de s’associer avec les réalisateurs sur le projet PINOCCHIO. Bulkley et Campodonico ont rapidement assemblé une vaste équipe d’artistes, de graphistes, d’animateurs et de techniciens dans leur studio de Portland, dans l’Oregon. Campodonico précise : «Nous avons réuni l’une des meilleures équipes de stop-motion qui existe. Tout le monde voulait participer au projet pour aider Guillermo et Mark à concrétiser leur vision.». C’était également l’intention du compositeur Alexandre Desplat, dont la précédente collaboration avec del Toro, sur la musique de LA FORME DE L’EAU, avait été récompensée d’un Oscar. Le cinéaste voulait retravailler avec le célèbre artiste français sur les chansons et la musique de PINOCCHIO, et le fruit de cette nouvelle création contribue amplement à la magie du film, disponible sur Netflix.

Entretien avec Mark Gustafson, co-réalisateur

Mark Gustafson a été l’un des meilleurs animateurs, scénaristes et réalisateurs des Studios de Will Vinton, le spécialiste de la Claymation (animation de personnages en pâte à modeler) pour lequel Gustafson a notamment écrit les moyens métrages MEET THE RAISINS ! avec les personnages publicitaires des Raisins de Californie, très populaires dans les années 80 et 90, puis COMEDY OF HORRORS, devenu un classique de la période d’Halloween. Il s’est ensuite consacré à la réalisation de spots publicitaires en stop-motion, utilisant des rendus et des styles différents, et multi-récompensés. Nous vous invitons à visionner deux de ses superbes réalisations sur ce site :

http://www.housespecial.com/markg

PINOCCHIO est le premier long-métrage de cinéma de Mark Gustafson.

Comment ce projet a-t-il débuté ?

Par un coup de téléphone de Guillermo, il y une douzaine d’années ! Il m’a dit «Je prépare une version de PINOCCHIO en animation image par image. Est-ce que cela vous intéresserait de travailler sur ce projet avec moi ?». C’était aussi simple que cela. Je n’ai pas réfléchi très longtemps avant de dire oui ! (rires)

Comment ce travail a-t-il débuté concrètement ? Je crois que presque tout a été tourné à Portland, où vous travaillez depuis longtemps…

Pas tout, mais je vais y revenir…En fait, Guillermo m’a téléphoné en 2010 ou début 2011, et dans un premier temps, nous avons travaillé de notre côté pour développer le projet, de manière à avoir de nombreux éléments à présenter aux studios que nous allions approcher pour leur proposer de le produire. Mais ensuite, le projet est resté au point mort, car personne n’a voulu de cette histoire. Les réactions étaient toujours à peu près les mêmes en début de rendez-vous : nos interlocuteurs se réjouissaient de nous rencontrer et avaient hâte de découvrir ce que nous allions montrer aux spectateurs de tous les âges dans cette nouvelle version de Pinocchio. Tout le monde était souriant, mais dès que Guillermo annonçait «Et cette histoire se déroule en Italie, au moment de l’arrivée au pouvoir des fascistes… », les sourires disparaissaient, on nous écoutait poliment, mais on sentait bien que c’était fichu et que nous allions en rester là ! Après avoir épuisé toutes les options, le projet a dormi dans nos tiroirs pendant plusieurs années, jusqu’au moment où Guillermo l’a proposé à Netflix, qui a dit oui. Ils ont eu beaucoup de courage. Après cela, tout a démarré sur les chapeaux de roues, et la production s’est organisée. Pour en revenir à ce que vous disiez, effectivement, la majorité des plans a été filmée à Portland, mais une partie du film a été produite au Centro Internacional de Animación (CIA) de Guadalajara. Ce studio d’animation a été fondé par Guillermo en 2019 pour accompagner les talents de la région et promouvoir la production dans le centre et l’ouest du Mexique. Un deuxième département d’animation des marionnettes de PINOCCHIO a été créé là-bas, et ces équipes se sont chargées de toutes les séquences avec les lapins noirs qui se déroulent dans les limbes. C’était parfait de pouvoir leur confier cette partie-là du film, qui devait avoir sa propre ambiance, presque son propre style, afin qu’ils puissent se l’approprier totalement. Et ils nous ont livré un travail merveilleux. C’est León Fernandez qui a construit les marionnettes des lapins Noirs que notre designer et co-chef décorateur Guy Davis avait conçus avec des visages longilignes, des cages thoraciques aux os apparents et des pattes squelettiques. Je voudrais dire aussi qu’une bonne partie des marionnettes, environ la moitié d’entre elles, ont été fabriquées à Manchester, en Angleterre, par l’atelier Mackinnon & Saunders, avec lequel j’avais déjà collaboré sur FANTASTIC MR. FOX, lorsque je dirigeais l’animation de ce film. Ce sont les meilleurs artisans au monde dans le domaine de la création de marionnettes pour la stop-motion. Ils avaient fabriqué aussi celles des NOCES FUNÈBRES de Tim Burton. Et notre superviseuse des marionnettes Georgina Hayns a appris tout ce qu’elle sait après avoir été formée par eux. Elle a travaillé à Portland avec nos équipes.

Les illustrations de Gris Grimley ont inspiré le design de Pinocchio et de certains personnages, mais pas de tous, en raison des spécificités de l’histoire developpée par Guillermo et ses coscénaristes…

En effet, le choix des designs de Gris a été l’un des moments-clés de la création du film. Lisa Henson puis Guillermo ont vu les illustrations de son ouvrage, et se sont dit «Voilà, c’est exactement ce dont nous avons besoin. ». Dans tout projet, on a besoin de cette étincelle initiale, qui va permettre de partir sur une bonne base. Ensuite, nous avons fait appel à Guy Dias et à d’autres designers pour remplir ce monde d’autres personnages correspondant au style choisi.

Comment les multiples tâches du travail de réalisation ont-elles été partagées ou réparties entre vous et Guillermo ? Dans l’animation, il est fréquent que deux réalisateurs s’occupent chacun plus particulièrement de certaines séquences, afin de travailler en parallèle et de gagner du temps…

Je ne décrirai pas notre processus en termes de répartition du travail, car il n’y a pas eu de division de tout cela, mais une véritable fusion, une collaboration extrêmement étroite entre nous. Nous avons travaillé ensemble sur tous les aspects du film. Et cela a été possible parce que nous avions exactement la même vision de ce qu’il devait être. Nous nous comprenions si bien que nous n’avions même pas besoin de parler de certaines choses, tellement nous savions de quelle manière il fallait les traiter pour atteindre les objectifs que nous nous étions fixés. C’était un véritable plaisir. Guillermo connaît extrêmement bien les techniques de l’animation et notamment celles de la stop-motion, parce qu’il l’a utilisée pour tourner des courts-métrages quand il était un jeune homme. Je n’avais pas besoin de lui expliquer techniquement les choses quand nous parlions de la manière de tourner les plans, car il savait déjà ce que cela allait nécessiter. Il comprend aussi très bien quelles vont être les conséquences techniques lorsqu’il demande des prises de vues très particulières de certains plans d’animation. Quand il dit «Je voudrais changer celà », ou qu’il veut modifier l’action d’un personnage, il sait parfaitement quelle avalanche de difficultés cela va provoquer, et les répercussions que cela aura sur l’avancement de la production. Mais cela en vaut toujours la peine, car il n’y a que le résultat final qui compte. Guillermo a apporté aussi une sensibilité de cinéaste venu de la prise de vues réelles à ce film, et cela ne fait pas parties des choses les plus aisées à accomplir en stop-motion, tant au niveau des mouvements de caméras que des cadrages. Mais il a eu raison, et c’était très important d’aller dans ce sens-là pour raconter cette histoire.

Vous découvrirez bientôt sur ESI la seconde partie de notre entretien exclusif avec Mark Gustafson ! Bookmark and Share


.