GUILLERMO DEL TORO’S PINOCCHIO : Entretien exclusif avec Mark Gustafson, co-réalisateur – 2ème partie
Article Animation du Vendredi 02 Fevrier 2024

Nous republions cet article, originellement publié en janvier 2023, suite au tragique décès de Mark Gustafson des suites d'une crise cardiaque. Dans un communiqué publié aujourd'hui, Guillermo del Toro souligne qu'il admirait Mark Gustafson avant même de le rencontrer : "Un pilier de l'animation en stop motion, un véritable artiste. Un homme compatissant, sensible et plein d'esprit. Une légende et un ami qui a inspiré et donné de l'espoir à tous ceux qui l'entouraient. Il est décédé hier. Aujourd'hui, nous lui rendons hommage et il nous manque." Les deux cinéastes avaient obtenu un Oscar et un Golden Globe du meilleur film d'animation pour Pinocchio. Nous souhaitons à notre tour rendre hommage au formidable talent de Mark Gustafson.

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau



Tous les personnages ont des visages remarquablement expressifs. Quelles techniques avez-vous utilisées pour obtenir ce résultat, notamment pour Pinocchio et pour Gepetto ?

Des visages de remplacement réalisées avec des impressions 3D en résine pour Pinocchio, et des mécanismes qui déforment la peau souple en silicone pour Gepetto et tous les autres personnages humains. La raison pour laquelle nous avons fait cela repose sur notre volonté de donner aux animateurs le plus de contrôle possible sur les personnages. Voici pourquoi…Quand des visages sont modélisés puis imprimés en 3D, les animateurs se retrouvent avec des boites de rangement où sont placés les 150 ou 200 variantes de ces visages en résine. Leur travail sur les expressions se borne donc à démonter le visage en place sur la marionnette et à installer le suivant, car tout a été préparé à l’avance. Si cette approche a des avantages, elle a aussi un inconvénient : on ne peut pas tout prévoir à coup sûr des mois auparavant, et la réalité du résultat que l’animateur va constater sur le plateau, avec le personnage placé dans le décor, éclairé et en action, c’est que parfois, quelque chose ne correspond pas. Par exemple, il va sentir qu’il manque une expression de transition pour mieux exprimer une émotion, ou une mimique particulière qui correspondrait exactement aux mouvements du corps à un moment précis…Avec les mécanismes, l’animateur reste libre d’adapter son travail à ce qu’il est en train de faire, et de changer ce qui a été prévu pour améliorer le résultat. C’est très important quand on tourne des scènes dans lesquelles les personnages expriment subtilement des sentiments.

Comment ces expressions sont-elles contrôlées par les animateurs ?

Les mécanismes qui se trouvent à l’intérieur de la tête d’une marionnette sont complexes, fins et précis : ils ressemblent beaucoup à des engrenages de montres, et sont reliés par des articulations à des parties du visage souple en silicone. L’animateur les actionne grâce à une sorte de petit tournevis, en l’insérant dans des trous dissimulés sous des parties amovibles de la chevelure ou ailleurs. En le tournant minutieusement dans un sens ou dans l’autre, il fait bouger ces engrenages qui actionnent les articulations qui vont tirer ou pousser les comissures des lèvres, alors qu’un autre mécanisme va crér l’expression du sourire ou une moue de tristesse. Quelquefois il s’agit seulement d’un cinquième de tour de tournevis par image, ou moins encore lorsque les changements d’expressions sont très progressifs…C’est la raison pour laquelle la solidité et la fiabilité de ces mécanismes est capitale pendant la réalisation d’un film comme le nôtre. Certaines parties du visage sont manipulables directement en les poussant ou les tirant avec les doigts, comme les arcades sourcilières, par exemple. Et quand nous parlions d’une future scène à créer avec un animateur, nous ne lui suggérions pas comment le personnage devait bouger, nous lui expliquions les enjeux de la scène et ce que le ou les personnages pensaient à ce moment-là. Nous disions toujours aux animateurs que nous voulions voir en priorité ce que le personnage pense. Ce qu’il fait physiquement est presque secondaire, car nous avons d’abord besoin de savoir pourquoi il fait cela. Souvent, cela repose sur l’animation des yeux. Et souvent aussi, nous montrons des personnages qui ne parlent pas, mais qui écoutent et réfléchissent pendant qu’ils prennent connaissances de nouvelles informations. Nous sommes persuadés que ce sont ces moments-là qui permettent à un personnage de prendre vraiment vie.

Le choix des visages de remplacement pour Pinocchio reposait-il sur le fait qu’il s’agit d’un pantin de bois ?

Oui. Les visages en résine imprimés en 3D ont permis d’obtenir un rendu parfait pour imiter les textures et les couleurs du bois. Cette technique réduisait un peu le registre de ses expressions faciales, ce qui nous arrangeait. Nous n’avions pas envie que ses mimiques donnent l’impression de voir une chair élastique qui s’étire et se comprime. Ses formes d’ouverture de bouche sont plus géométriques, plus simples, si vous les observez attentivement. Mais ce rendu fonctionne si bien que le personnage reste intéressant et émouvant à observer même quand il ne fait strictement rien !

Avez-vous utilisé aussi du silicone pour les corps des personnages ?

Oui, de manière générale. Pour les mains notamment, mais nous avons aussi employé différentes sortes de matériaux, comme de la mousse de latex qui est plus légère que le silicone, ou d’autres mousses lorsqu’il s’agissait juste de rembourrages recouverts par les vêtements. Je précise d’ailleurs que tous les tissus des vêtements étaient étirables pour ne pas limiter l’amplitude des gestes des marionnettes. Nos animateurs ont accompli des miracles. J’ai été moi-même animateur pendant de longues années, et la raison pour laquelle j’ai décidé d’arrêter et de me consacrer à la réalisation, c’est que je voyais arriver des plans créés par d’autres animateurs, et que je me disais «Oh, c’est extraordinaire ! Je ne crois pas que je pourrais arriver à faire cela ! Il vaudrait mieux que je passe à la réalisation…» (Rires)

Vous êtes beaucoup trop modeste, car vous avez accompli aussi des prouesses ! Mais revenons à celles de votre équipe : l’animation des personnages de PINOCCHIO est d’une qualité exceptionnelle. On a envie de dire que tous les personnages « jouent » remarquablement bien, de manière subtile, émouvante et juste. Le contraste est saississant avec ce que l’on voit dans de nombreux films d’animation, dans lesquels le jeu des personnages est constamment outrancier, repose sur des mimiques standardisées et des gestes clichés qui semblent sortir d’un sketch parodique… Comment avez-vous atteint un tel niveau de nuances et de justesse de jeu ?

Je suis très heureux que vous ayez ressenti cela. Guillermo et moi voulions réussir les moments calmes des scènes, en faisant confiance au talent de nos animateurs pour créer les performances dont nous avions besoin. Plus il s’agit d’émotions subtiles, plus elles sont difficiles à exprimer, et plus il faut prendre du temps pour les peaufiner. Parfois, les animateurs n’y arrivaient pas du premier coup, mais nous leur expliquions que ce n’était pas grave, que nous allions leur permettre de recommencer, et que grâce à cette première tentative, ils allaient faire mieux ensuite. Le paradoxe pour un animateur, c’est de savoir jouer sur l’immobilité quand c’est nécessaire. Nos animateurs ont été fabuleux. Ils ont parfaitement compris ce que nous voulions faire, et tout le monde s’est donné à fond pour y parvenir.

Les animateurs se sont-ils filmés eux-mêmes en vidéo, de manière à répéter des mouvements, des attitudes de jeu ou des changements d’expressions ?

Oui, nous avons filmé beaucoup de scènes en vidéo pour nous servir de ces références. Et en le faisant, nous nous sommes rendus compte que certains animateurs étaient extrêmement doués pour interprêter certains personnages, ce qui nous a permis de faire notre « casting » d’animateurs-acteurs ! L’un d’entre eux, Charles, jouait si bien Gepetto qu’il est devenu notre référence humaine pour ce personnage. Les autres animateurs venaient le voir et le filmer en train de jouer leur scène, pour se servir de sa gestuelle et de ses mimiques. Nous avons tenté aussi d’affecter les animateurs à certaines séquences et à certains personnages pendant de longues périodes pour qu’ils puissent avoir le temps de développer une parfaite compréhension de la manipulation de ces marionnettes très complexes, et de la psychologie toute aussi complexe de ces personnages. Techniquement et artistiquement, cela représentait beaucoup de nuances à maîtriser… Je considère qu’il n’existe aucune autre forme d’animation dans laquelle la distance entre l’artiste qui anime et le résultat final d’un plan est plus étroite, intime. En stop-motion, tout repose sur un dispositif avec un décor, une caméra, des marionnettes et un seul animateur. Le plan n’est pas remis étape par étape à des dizaines d’autres personnes qui vont intervenir sur une partie de l’image, comme en 3D. Quand on travaille en animation image par image, l’animateur tient «la partie la plus pointue du bâton», comme on dit chez nous ! Tout ce que nous faisons se met au service de l’émotion et des pensées du personnage au moment précis où on l’anime. Et c’est cela qui va susciter l’empathie du public.

Les décors miniatures sont superbes, magnifiquement détaillés et filmés. Les avez-vous modélisés d’abord en 3D, de manière à repérer et choisir à l’avance les cadrages des plans, avant que les maquettes ne soient construites ?

Non, nous n’avons pas employé des ébauches de décors en 3D, ni même de la prévisualisation 3D, car cela ne correspondait pas à notre approche. Nous nous sommes simplement servis des maquettes préparatoires réalisées en mousse taillée et en découpes de carton-plume par Guy Davis et Curt Enderle, nos chefs décorateurs. Nous prenions des petites caméras vidéo pour explorer ces décors et voir quelles étaient les meilleures opportunités de cadrages pour les plans de la séquence correspondante. Ces premières maquettes nous ont permis de faire des répérages de cadrages et de réfléchir à la manière dont nous allions devoir aménager ces décors pour permettre aux animateurs d’accéder aux marionnettes. On l’oublie souvent, mais les animateurs sont comme des géants quand ils se retrouvent dans ces décors miniatures ! On doit donc se creuser la tête pour leur permettre d’avoir un accès pratique et confortable aux marionnettes, où qu’elles se trouvent pendant leur évolution dans un décor. Le défi supplémentaire pour nos équipes de décoration était de les concevoir pour qu’ils puissent être démontés et écartés aisément pour laisser le passage à l’animateur, ce démiurge colossal, cet énorme dieu qui insuffle la vie (rires)…puis remontés tout aussi facilement, en se repositionnant exactement au même endroit, au dixième de millimètre près, pour que cela ne se remarque pas au fil des images. Les dieux ont besoin de place ! (rires) Nous avons réalisé numériquement quelques prolongements de décors, mais très peu. La plupart des choses que vous voyez dans le film se trouvaient en face de la caméra.

Donc si l’on prend l’exemple de ce plan au cours duquel Pinocchio dévale gaiement les escaliers d’une ruelle étroite, pour se rendre à l’école, deviez-vous pousser les deux alignements de murs de chaque côté ?

Oui, c’est exactement ce que nous avons fait. Ce décor de ruelle avec l’escalier s’ouvrait en deux. Mais en réalité, pour faciliter l’éclairage de cette scène, il a été réglé avec le décor ouvert d’un côté, et l’animateur a tourné chaque image ainsi. Ensuite, nous avons refermé le décor, et l’équipe des effets numériques a remis le mur à sa place dans tout ce plan-là. Je dois préciser aussi que les ciels sont les seuls éléments créés en 3D dans ces images, pour des raisons pratiques de gestion de l’espace disponible dans les studios. Quand vous voulez éclairer joliment un ciel derrière un décor miniature de village, vous devez laisser deux ou trois mètres de distance entre le cyclorama bleu et la maquette pour pouvoir disposer toutes les sources d’éclairage au sol et les accrocher au grill, en hauteur. Bref cela consomme énormément de place. Pour éviter ce gaspillage, nous plaçons simplement des fonds verts derrières les maquettes, et après, nous incrustons des ciels réalisés en 3D que nous pouvons peaufiner pour correspondre à l’ambiance que nous souhaitons.

Pourriez-vous nous décrire une de vos journées de travail typique pendant la production de PINOCCHIO ?

Le matin, nous commencions par visionner une série de plans dont l’animation était achevée, pour vérifier si tout allait bien, ou s’il fallait prévoir des modifications. Nous passions aussi en revue les plans dans lesquels on avait ajouté des effets visuels. Et ces visionnages pouvaient avoir lieu une ou deux fois de plus au cours de la journée, en fonction de l’arrivée des plans.

Guillermo étant – comme toujours ! – accaparé par de nombreux projets, comment validait-il les plans en cours de fabrication avec vous ? Les visionniez-vous ensemble tous les jours, au cours de réunions vidéo ?

Pratiquement tous les jours, oui. Guillermo s’est rendu disponible pour ce projet qui lui tient à cœur depuis si longtemps.

Quelles ont été les séquences les plus difficiles à filmer, pour des raisons techniques ou artistiques ?

La scène pendant laquelle la caméra suit le singe Spazzatura lorsqu’il arrive là où la fête foraine de Volpe s’est installée, et qu’il va frapper à la porte de sa roulotte. Comme il s’agit de la présentation de ce personnage très important, il ne fallait surtout pas la rater. Et ce plan a été compliqué à tourner parce qu’il s’agit d’un long travelling, qu’il y a beaucoup de gens du cirque qui vaquent à leurs occupations, comme l’hercule qui soulève ses haltères, et qu’il y a donc énormément de détails complémentaires à animer aussi !

Remerciements à Camille Madelaine & Mark Gustafson. Bookmark and Share


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