TRON : Des pixels, des motos et des hommes
Article 100% SFX du Vendredi 19 Juillet 2024

Depuis plus de quatre décennies, les studios Disney disposent d’un univers de science-fiction original, qui fut longtemps oublié… avant d’obtenir une suite, puis de retourner de l’ombre. Et de revenir, enfin, sur le devant de la scène dès l'année prochaine avec la sortie de Tron: Ares.

Par Pierre-Eric Salard

Tron, il faut l’avouer, ne fut pas un blockbuster lors de sa sortie, en 1982. Le film coûte 17 millions de dollars, et en rapporte 33. Paradoxalement, la borne d’arcade homonyme, conçue par Bally Midway, rapportera autant que l’exploitation de Tron en salles. Mais cette approche de l’informatique en général, et du jeu vidéo en particulier, à une époque où l’Atari 2600 règne en maître et le crash de l’industrie jeu vidéo de 1983 n’a pas encore eu lieu, bien avant les NES, Xbox et PlayStation, a marqué bien des enfants des années 1980. Au point de devenir culte. Il faudra attendre 2003 pour découvrir une suite sous forme de jeu vidéo, puis 2010 pour une suite sur grand écran : Tron l’héritage, réalisé par Joseph Kosinski (Oblivion, Top Gun : Maverick). Du jeu vidéo au cartoon, tout un univers transmédia se met alors en place. Peine perdue : Disney rachète Marvel puis Lucasfilm, et Tron est à nouveau relégué en seconde zone. Ce qui s’apprête à changer, puisque non seulement un jeu vidéo (Identity) et un roller coaster (Tron Lightcycle Power Run, à Walt Disney World) ont récemment élargi cette franchise, mais un troisième film a été tourné cette année. Il est donc plus que temps de revenir sur la création d’une scène inoubliable de l’œuvre originelle…

Un designer légendaire

En 1976, Steven Lisberger, le futur réalisateur de Tron, découvre Pong. Le célèbre jeu vidéo, qui reprend les codes du tennis, l’inspire. Et très vite, il imagine les aventures de personnages vivants à l'intérieur d'un monde virtuel : ainsi (elec)TRON(ic) est né. Il reste toutefois à trouver le moyen de concrétiser cette vision sur l’écran. Certes, Star Wars révolutionne alors l’industrie des effets visuels, mais Tron doit immerger les spectateurs dont un univers totalement abscons. Lisberger sait que les images de synthèse font leurs premiers pas, dans les laboratoires des universités, mais la technologie est loin d’être au point. Il se tourne alors vers Disney. « Ce studio était logiquement l'un des derniers que nous avions prévu de rencontrer. Nous pensions qu'ils ne seraient pas intéressés par l'informatique. Contre toute attente, ils se sont montrés très enthousiastes ! ». Pour donner forme au monde numérique, Jean « Moebius » Giraud, Peter Lloyd et Syd Mead sont recrutés. Ce dernier, légendaire designer industriel (Blade Runner), est chargé de créer les véhicules, dont les fameuses moto-lumières. « Ce type incroyable a une espèce de faculté paranormale pour représenter le métal et les chromes », soulignait Jean Giraud. Encore fallait-il transposer ces fabuleux designs du papier à l’écran.

Modéliser la lumière

A vrai dire, Tron est loin d'être un film intégralement réalisé sur ordinateur. Certes, les séquences sont aussi splendides que novatrices, et ce film marque une étape importante de l’histoire du cinéma. Mais la technologie du début des années 1980 était encore - selon nos critères - rudimentaire. Toy Story ne sortira d’ailleurs qu’en 1995. La plupart des scènes du monde virtuel ne contiennent ainsi aucune image de synthèse, et c’est tout un panel de techniques (animation traditionnelle, matte painting…) qui furent utilisées par les équipes du superviseur des effets visuels Richard Taylor. « Sur les 1200 plans que nous avons truqués, 15 minutes ont été réalisées en images de synthèse », précisait le superviseur des effets spéciaux Harrison Ellenshaw (Le Trou noir, L’Empire contre-attaque). « Nous devions essayer de créer de tous nouveaux trucages. Nous n'étions pas en train de réinventer la roue, nous en inventions une toute neuve (rires)! » En matière d’images de synthèse, l’ouvrage est confié à quatre studios : Information International Inc (Triple I), MAGI, Digital Effects et Roger Abel and Associates. Selon le superviseur des effets numériques, Bill Kroyer, « chacune de ces sociétés avait sa propre façon de procéder ; les images de synthèse n'étant qu'à leurs balbutiements. L'étape la plus importante a été de s'accorder sur le même vocabulaire, la même compréhension de l'espace en trois dimensions et des couleurs ». MAGI (Mathematical Applications Group, Inc.) s'est vu attribuer la fameuse séquence des light-cycles s’affrontant avant d’échapper à des tanks. Leur logiciel, baptisé SynthaVision, trouve sans surprise son origine bien loin d’Hollywood : il s’agissait d’évaluer l’exposition aux radiations nucléaires en modélisant leur rayonnement dans un endroit donné. Ce programme a ensuite été adapté afin de tracer non pas le rayonnement des radiations, mais celui de la lumière. Une coïncidence quasi poétique, puisque les motos sont ici faites de lumière…

Un travail fastidieux

SynthaVision permet d'utiliser des formes géométriques basiques, que l'ordinateur reconnait comme des objets solides. A l’aide d’une bibliothèque de formes géométriques, et en variant la taille et la quantité de celles-ci, les techniciens de chez MAGI peuvent rapidement assembler et animer des véhicules en 3D. Il est également possible de soustraire d’autres formes solides pour obtenir l’objet désiré. Ce qui contraint Syd Mead à concevoir le design en tenant compte des limites du logiciel de MAGI. Ainsi l’idée de mêler le corps du pilote au lightcycle (ce que fera Tron l’héritage bien plus tard) est-elle abandonnée ; un habitacle permet de camoufler les limitations techniques. Pour animer l’objet, il suffit de déplacer, au sein du décor 3D, le point central autour duquel la forme a été construite. Il faut ensuite changer les coordonnées de la caméra virtuelle. « Il n'y avait pas de mouvement », rappelait Steven Lisberger dans Variety. « Les ordinateurs ne pouvaient générer que des images individuelles. Il n'y avait aucun moyen de les filmer numériquement, vous deviez donc installer une caméra devant un écran d'ordinateur et vous le filmiez image par image. » Les animateurs de Tron doivent cartographier les scènes sur du papier quadrillé, puis calculer les coordonnées et les angles de chaque élément dans chaque image. Un ouvrage d’orfèvre.

En noir et blanc

L’ordinateur Perkin Elmer System 3240 utilisé pour effectuer les calculs générant chaque image fonctionne avec seulement deux mégaoctets de mémoire. Aussi, pour confier les plans terminés à Disney, les ingénieurs de MAGI, dont les locaux se trouvaient de l’autre côté des États-Unis, les transmettent d’abord par avion, avant d’utiliser un ordinateur connecté à une ligne téléphonique. Comptez une heure pour transférer un plan d’une dizaine de secondes sur cet ancêtre d’Internet. Mais cela permet d’éviter des allers-retours aériens pour chaque modification d’un plan. Œuvrant comme une sorte de chorégraphe entre les différents studios, Bill Kroyer, à l’aide de diagrammes, storyboards et dessins conceptuels, doit donner des consignes très précises sur la forme, l’emplacement, le mouvement de chaque véhicule. Tout est inventé, donc tout doit être scrupuleusement décrit. « C'est comme peindre avec des chiffres », expliquait-il dans Starlog. « Vous pouvez voir qu'en tapant des chiffres, éventuellement n'importe quoi dans la scène - la couleur, la lumière, la direction de la lumière, la direction et le mouvement de la caméra, le type d'objectif, etc - peuvent être spécifiés avec précision. » Ce qui parait cohérent en 2023, mais était totalement novateur en 1982 ! Et les plans des acteurs qui entrecoupent cette scène ? Ils n’ont pas été tournés devant un fond bleu ou vert. En réalité, toutes les scènes du monde virtuel ont été filmées en noir et blanc. Grâce au procédé de « backlit animation », les comédiens, affublés de leurs costumes de « programmes virtuels », sont filmés devant un fond noir. « Il s'agissait d'exposer chaque image du film devant une source lumineuse ; des filtres colorés étaient alors placés devant l'objectif de la caméra », expliquait Richard Taylor. « La durée d'exposition et l'intensité de la lumière offraient aux personnages et décors ce style si particulier. Dans la pratique, c'était très compliqué ! » Les images de synthèse ont depuis fait bien du chemin, au point de prendre l’ascendant sur tous les autres outils offerts aux cinéastes, mais la course des lightcycles reste un grand moment de science-fiction.

Sources : The Making of Tron (DVD, 2002), The Making of Tron: How Tron Changed Visual Effects and Disney Forever (2011), Cinefex, The Guardian, Variety, Starlog, Computer Graphics and Computer Animation: A Retrospective Overview (2017)

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