LA SAGA RAY HARRYHAUSEN – Entretien exclusif avec Vanessa Harryhausen et Connor Heaney- 1ère partie
Article Cinéma du Mardi 12 Novembre 2024
Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau
Entretien avec Vanessa Harryhausen, membre du conseil d’administration de la Fondation Ray & Diana Harryhausen, et avec Connor Heaney, directeur des collections.
Vanessa, vous souvenez-vous du moment précis de votre enfance à partir duquel vous avez pris conscience que votre père exerçait un métier à part, celui d’imaginer et de donner vie à des créatures fantastiques ?
Vanessa Harryhausen : Les personnages de papa se trouvaient un peu partout dans la maison, à la fois dans son atelier, et dans d’autres pièces. Ils m’ont toujours entourée, depuis le plus jeune âge. Quand des fans venaient nous rendre visite, il lui arrivait d’aller chercher une ou deux marionnettes dans son atelier et de les amener dans le salon du rez-de chaussée pour les leur montrer. Comme ses créatures faisaient partie de notre vie quotidienne, elles étaient devenues aussi familières pour moi qu’un meuble ou un abat-jour de notre domicile ! (rires) Je suis désolée de le dire ainsi, car cela doit sembler terriblement désinvolte, mais quand vous voyez quelque chose tous les jours, votre regard change. Cela devient presque banal.
Mais les réactions de vos camarades d’école qui venaient vous voir ou des amis de vos parents devaient sans doute vous rappeler qu’il s’agissait de créations uniques…
Vanessa Harryhausen : Oh, absolument ! En les voyant admirer les créatures, être époustouflés et s’exclamer « Mon dieu, c’est sensationnel ! » je me rendais à nouveau compte que ce que faisait papa était étonnant.
Parmi tous ses films, quel est celui que vous avez vu en premier pendant votre enfance ? Et comment avez-vous réagi lorsque ses créatures que vous connaissiez inertes se sont mises à vivre et à bouger soudain à l’écran ?
Vanessa Harryhausen : Cela a été graduel, car nous avons vu tous ses films pendant mon enfance. A vrai dire, je ne me souviens plus du premier qu’il m’a montré. Il s’agissait peut-être de ses adaptations de contes en courts-métrages comme L’HISTOIRE DU ROI MIDAS ou LE PETIT CHAPERON ROUGE. Mais le premier film que j’ai découvert en comprenant réellement l’ampleur de l’implication créative de papa a été LE VOYAGE FANTASTIQUE DE SINBAD, parce nous sommes venus lui rendre visite pendant le tournage du film. Là il y a eu un déclic dans ma tête : en observant les décors et les acteurs qui évoluaient sur le plateau pendant les répétitions, je me suis souvenue des illustrations préparatoires de ce décor et de ces scènes car j’avais vu papa les dessiner chez nous. Je me suis rappelée aussi de la préparation des sculptures de ses marionnettes, qu’il fabriquait dans son atelier. Le décor autour de nous représentait l’intérieur du temple où se trouve Kali, et les acteurs répétaient longuement les mouvements précis du combat à l’épée contre elle, geste après geste. Un an plus tard, quand j’ai vu le film, j’ai compris que papa avait réussi à insérer la marionnette de Kali dans ces images, et à donner l’impression qu’elle attaquait les acteurs avec ses six épées, et cela m’a énormément impressionnée. Je dirais que ce sont probablement LE VOYAGE FANTASTIQUE DE SINBAD puis SINBAD ET L’ŒIL DU TIGRE qui m’ont fait prendre conscience des merveilleux trucages que papa réussissait à créer. Comme nous avions l’habitude de revoir ses films comme JASON ET LES ARGONAUTES ou LES PREMIERS HOMMES DANS LA LUNE quand ils passaient à la télévision, je les ai redécouverts avec un regard plus aiguisé par la suite.
Ray vous montrait-il ses dessins préparatoires, ses sculptures, quand il développait un projet dans son bureau-atelier de la maison familiale ? Vous racontait-il l’histoire de ce futur film, pour tester vos réactions ?
Vanessa Harryhausen : Oui, mais je dois préciser que je suis allé étudier en pension quand j’étais assez jeune, et que je n’étais donc pas toujours présente à la maison. Mais quand je revenais chez nous le week-end, il arrivait qu’il soit occupé à dessiner de magnifiques illustrations préparatoires. J’étais émerveillée de les découvrir, et je lui demandais « Papa, qu’est-ce qui va se passer dans la scène suivante ? », ce à quoi il répondait avec un sourire taquin « Oh cela, il va falloir que tu attendes pour le découvrir ! » (rires) Mais il me montrait la marionnette d’animation qui allait intervenir dans cette séquence et m’expliquait de quelle créature il s’agissait. C’était très excitant de découvrir cela, et je pense que papa était content de voir mon enthousiasme. Je me rendais compte que j’avais de la chance de pouvoir suivre cette préparation, et de découvrir les différentes étapes de la création de ses personnages longtemps avant de voir le résultat final sur le grand écran. Maman et moi étions toujours enchantées par ses réalisations, et quand j’étais à la maison, je savais que je pouvais monter au deuxième étage, frapper à la porte de son atelier et aller observer ce qu’il faisait, qu’il s’agisse de ses dessins, du modelage d’un personnage, ou des finitions sur une marionnette presque prête à être filmée. Papa était toujours disponible pour nous, et je pense qu’il était heureux de nous parler de ce qu’il avait imaginé. Je me souviens très bien l’avoir observé pendant qu’il dessinait la fontaine de la destinée du VOYAGE FANTASTIQUE DE SINBAD. Quand il nous a invitées à venir assister au tournage du film, j’ai vu le décor de la fontaine qui avait été créé en studio, et dit à papa « Oh, ils l’ont construite exactement comme tu l’avais représentée sur ton dessin ! » C’était sensationnel de voir tout cela, vraiment merveilleux !
Ray aimait raconter combien vous aimiez la marionnette de Gwangi, le T-Rex de La Vallée de Gwangi, quand vous étiez petite. Puis-je vous demander de partager ce souvenir avec nos lecteurs ?
Vanessa Harryhausen : (rires) Volontiers. Quand j’avais trois ou quatre ans, Maman avait l’habitude de m’emmener avec elle quand elle allait faire du shopping chez Harrods, un grand magasin luxueux, très apprécié des londoniens. J’étais installée dans une poussette, et un jour, alors que nous nous trouvions dans une file d’attente du rayon poissonnerie, deux vieilles dames qui se trouvaient derrière nous ont entamé la conversation avec maman, pour passer le temps. L’une d’entre elle s’est adressée à moi et m’a demandé « Tu veux bien nous montrer ta poupée, ma petite chérie ? » Toute contente, j’ai soulevé la couverture de la poussette, et j’en ai extirpé la marionnette de Gwangi, en la leur montrant fièrement. Quand les vieilles dames ont vu ce dinosaure à la gueule hérissée de dents, elles ont été horrifiées ! Elles ont poussé des cris d’indignation, et accablé ma pauvre mère de reproches, en lui disant « Mais pourquoi donc laissez-vous cette horrible créature dans la poussette de votre fille ?! Elle ne pourra jamais grandir normalement si vous la laissez jouer avec une telle abomination ! » Moi, j’étais étonnée parce que je ne trouvais pas que Gwangi était horrible. Je l’adorais ! Et je l’emportais partout avec moi à cette époque ! (rires)
Ray avait énormément de travail à faire sur chacun de ses films. Cela signifie-t-il que vous le voyiez beaucoup moins à la maison quand il était accaparé par la création longue et méticuleuse des scènes d’animation ? Était-ce parfois frustrant ?
Vanessa Harryhausen : Comme j’étais au pensionnat pendant la semaine, je ne m’en rendais pas compte, car de son côté, papa travaillait au studio. Il était généralement à la maison quand je revenais, le week-end. J’imagine que Maman devait être plus frustrée que moi, car elle ne pouvait pas toujours l’accompagner sur les tournages, et certainement pas quand il travaillait seul sur les scènes d’animation, car il devait rester totalement concentré sur ce qu’il faisait. J’imagine que cela a parfois été un peu difficile à supporter pour elle. Mais papa nous consacrait toujours du temps, et nous passions des week-ends très agréables. Et quand il le pouvait, il nous faisait venir sur les tournages, ou nous montrait les rushes dans la salle de montage du studio, pour que nous puissions voir où en était son dernier projet. J’imagine qu’il devait faire des efforts supplémentaires pour que ce soit possible, car comme vous le disiez, il avait de nombreuses responsabilités à assumer sur chacun de ses films.
Après LE CHOC DES TITANS et sa décision de prendre une retraite bien méritée, Ray s’est lancé dans la création de bronzes inspirés de ses films. Pouvez-vous nous parler de cette nouvelle partie de sa vie artistique, qui a été également très gratifiante ?
Vanessa Harryhausen : La raison principale pour laquelle papa a commencé à réaliser des bronzes est venue de son désir de préserver ses personnages. En plus des modèles originaux dotés d’armatures articulées et de peaux en mousse de latex, il avait fabriqué des duplicatas à partir des moules en plâtre, réalisés dans des matériaux moins flexibles mais plus durables que la mousse de latex, qui se dégrade avec le temps si l’on n’entreprend pas des restaurations complexes pour stopper ce processus. Papa avait envie de présenter ses créatures d’une manière plus traditionnelle, dans de nouvelles versions encore plus détaillées, avec des poses inédites qui évoqueraient d’une autre manière les scènes de ses films. Il adorait revisiter ainsi ses créations. Il était tellement doué…
Pensez-vous qu’il éprouvait du réconfort en songeant que ses personnages pourraient vivre éternellement, sous cette forme ?
Vanessa Harryhausen : Oh oui ! Il était rassuré de savoir que ces bronzes ne se détérioreraient jamais, que ces sculptures-là traverseraient le temps. Cela lui permettait aussi de s’exprimer dans un autre domaine, plus proche de l’art classique qu’il appréciait tant.
Pourriez-vous nous parler de la Fondation Ray & Diana Harryhausen et de ses objectifs ?
Vanessa Harryhausen : La fondation a été créée en 1986. Tout au long de sa vie, papa avait vu des amis proches et des associés perdre toutes les pièces originales de leurs travaux cinématographiques, à cause de circonstances imprévues, souvent dramatiques. Il a voulu s’assurer que son héritage artistique soit préservé quoi qu’il arrive, afin que les générations futures puissent le découvrir, et apprendre ainsi comment il créait ses films. Les objectifs de la fondation sont donc de conserver ces pièces originales dans les meilleures conditions possibles, et de restaurer progressivement tous les éléments qui en ont besoin. Papa souhaitait aussi que les gens puissent les découvrir dans des expositions présentant son travail de manière attractive, afin d’intéresser les visiteurs de tous les âges, et peut-être de susciter de nouvelles vocations artistiques.
Connor, pourriez-vous nous parler des projets de la fondation ?
Connor Heaney : Avec plaisir. Mon travail consiste à gérer les activités quotidiennes de la fondation. Nous avons mis en place la célébration du centenaire de Ray, car il aurait eu cent ans le 29 Juin 2020, et avons organisé une grande exposition à Edimbourg, dans le cadre de la National Gallery of Scotland. Parallèlement, Vanessa a écrit son livre « Ray Harryhausen : Titan of Cinema », qui est paru en octobre 2020. Bien évidemment, le monde a changé cette année-là, et les choses ne se sont pas déroulées exactement comme prévu à cause de la pandémie. Mais heureusement, nous avons pu faire aboutir cette grande exposition, qui occupe tout le bâtiment de la National Gallery, et qui va durer jusqu’en février 2022. Sa préparation a nécessité de recenser et documenter tous les éléments de l’incroyable collection amassée par Ray pendant toute sa vie. Elle compte environ 50 000 pièces que nous avons examinées, expertisées, photographiées et classées dans un catalogue détaillé. D’après les experts, il s’agit de la seconde collection d’animation la plus grande au monde, après celle des archives des Studios Walt Disney. Comme vous le savez, et comme Vanessa l’a mentionné un peu plus tôt, le problème concernant les marionnettes originales est la détérioration de la mousse de latex. Comme le caoutchouc est un matériau naturel, il se décompose de différentes manières au fil des ans. L’une de nos principales activités a consisté à développer des méthodes sûres et efficaces pour préserver ces marionnettes, afin que le public puisse continuer à les voir. Prenons l’exemple du modèle original de Talos, la statue de bronze de JASON ET LES ARGONAUTES : il était devenu beaucoup trop fragile pour pouvoir être déplacé, ce qui nous empêchait de le présenter au public. Notre conservateur Alan Friswell est un artiste qui a collaboré étroitement avec Ray pendant toute sa vie. Il a réussi à réparer soigneusement ses personnages originaux, et à sauver ainsi non seulement Talos, mais aussi Kali du VOYAGE FANTASTIQUE DE SINBAD, et le Kraken du CHOC DES TITANS. Aujourd’hui, nous pouvons à nouveau les présenter au public dans les expositions que nous organisons, en respectant la volonté de Ray, qui souhaitait que ces personnages aient exactement le même aspect que dans ses films.
Quel était le niveau d’urgence de ces réparations ?
Connor Heaney : Toujours pour prendre l’exemple de Talos, si nous n’étions pas intervenus, il ne resterait plus aujourd’hui que son armature de métal, et un petit tas de poussière autour, ce qui aurait été une véritable tragédie. Pour compléter ce que je disais à propos d’Alan Friswell, Ray lui a indiqué très précisément de quelle manière il souhaitait que ses personnages soient restaurés et quelles matières il convenait d’employer. Ils ont établi ensemble les différentes sortes d’interventions à mener, en fonction de l’état de détérioration de la marionnette.
Concrètement, comment Alan Friswell procède-t-il pour réparer la mousse de latex des marionnettes, lorsqu’elle devient friable et cassante ?
Vanessa Harryhausen : Il utilise un mélange de polymères dont il a perfectionné la formule avec papa, et que l’on peut appliquer sur les modèles.
Connor Heaney : Ce mélange de polymères a des propriétés assez proches de celles de la mousse de latex, mais il est beaucoup plus stable dans le temps. Il a donc une double action : solidifier et stabiliser la « peau » des modèles, mais aussi créer une sorte d’enveloppe qui isole hermétiquement la mousse de latex de l’action de l’air et de la lumière. Cela a pour effet de ralentir le processus de dégradation qui a lieu plus profondément à l’intérieur de cette matière. Parfois, il faut changer de méthode pour réparer certains modèles : on doit recourir à des silicones et d’autres produits utilisés généralement pour réaliser des travaux d’étanchéité. C’est ce que nous avons employé notamment sur un modèle original de Joe, le gorille de MIGHTY JOE YOUNG, qui était déjà dans un état de détérioration très avancé. Nous avons jugé que comme il ne s’agissait pas d’une marionnette que Ray avait construite, mais qu’il avait simplement animée sous la supervision de Willis O’Brien, il était plus judicieux de préserver l’état actuel du modèle, sans tenter de lui redonner son aspect original dans le film. Alan s’est donc contenté d’appliquer ce produit isolant pour stopper le processus de dégradation de la mousse de latex. Il a plusieurs tours dans son sac, et peut les utiliser de différentes façons lors de ses interventions. D’ailleurs quand les modèles ont mieux résisté au passage du temps, il applique aussi cet isolant pour stopper l’action néfaste de l’oxygène, de la lumière naturelle, des variations de température et du taux d’humidité de l’air. Quand une marionnette est soigneusement restaurée, elle est beaucoup plus solide. On peut à nouveau se permettre de la faire voyager en toute sécurité, et de la présenter dans une exposition.
Vanessa Harryhausen : Alan a étudié très attentivement les caractéristiques chimiques de tous les produits qu’il utilise, ainsi que leurs réactions lorsqu’ils sont appliqués sur d’autres types de matières. Il tient compte de tous ces phénomènes, et de la nature de ces matériaux, qu’elle soit issue de produits naturels ou purement chimiques, afin d’éviter toute réaction adverse sur les composants des marionnettes qu’il restaure. C’est un travail complexe et très exigeant, car si on n’y prend pas garde, un produit a priori anodin peut déclencher une réaction en chaîne, et avoir des conséquences néfastes sur le long terme. Alan garde tout cela constamment en tête lorsqu’il intervient. Il effectue aussi des tests approfondis de son côté, pour connaître les réactions et les interactions de chacun des produits qu’il utilise, avant d’entreprendre une nouvelle restauration même mineure sur un modèle de papa. Il est extrêmement prudent.
Avez-vous également scanné les modèles originaux en 3D, avant leur restauration ?
Connor Heaney : Oui. C’est un programme que nous avons initié depuis 2020, et qui est complété par des prises de photos en très haute résolution et sous tous les angles des modèles, avant et après leur réparation. Bien évidemment, les scans 3D sont des sources d’informations précieuses pour le futur. Nous avons collaboré aussi avec le Manchester Metropolitan Museum pour passer les marionnettes aux rayons X, ce qui nous a permis d’obtenir des clichés saisissants de leurs armatures internes. Nous l’avons fait notamment avec le modèle du Kraken, et cela permet de découvrir un autre aspect fascinant des techniques utilisées par Ray. Nous utilisons toutes les technologies permettant d’enregistrer ses œuvres de différentes manières.
La suite de notre saga Ray Harryhausen apparaîtra bientôt sur ESI.
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