Entretien exclusif avec Pierre-Olivier Persin, superviseur des effets spéciaux de maquillages de THE SUBSTANCE – 3ème partie
Article Cinéma du Vendredi 10 Janvier 2025

Propos recueillis par Pascal Pinteau

À propos de ton équipe, ce sont toujours les mêmes 15 personnes de base avec lesquelles tu collabores régulièrement sur les gros projets ? C'est comme ça que tu fonctionnes ?

Oui, et c'est une question importante. Quand j'ai débuté, puis un peu plus tard, quand j’ai atteint le milieu de ma carrière, j'avais du mal à fidéliser des gens. Je rencontrais des artistes freelances, ils venaient travailler dans mon atelier, et parmi eux, il y en avait de meilleurs que d'autres…Et puis, avec les années, j’ai appris à mieux peser le pour et le contre dans le choix des personnes, à jauger différentes facettes. Il faut qu’elles soient douées, que l’on s'entende bien, qu’elles soient spécialisées dans certains domaines – la sculpture, la fabrication des moules, les mécanismes, etc – pour que l’on trouve un bon équilibre, et que chaque prenne ses habitudes de collaboration au sein de l’équipe. Et oui, de temps en temps, il y a quelques nouveaux qui nous rejoignent, mais ce sont des nouveaux très expérimentés. On se connaît de loin sans avoir travaillé ensemble mais on connaît. Donc oui, c'est nécessaire de pouvoir faire confiance, de pouvoir déléguer des choses, pour qu’une équipe fonctionne bien. S'il y a un maillon un peu faible, c'est tout l'équilibre de l'équipe qui peut en pâtir et le mien notamment…

Quel a été le premier gros travail que tu as fait juste après la présentation de cette statuette de Monstro à Coralie Fargeat, la réalisatrice ? Est-ce que c'est cette version du personnage qui a été mise en chantier en priorité, à cause de sa complexité, ou s’agit-il d'autres effets ?

Très vite, j'ai dit à Coralie et à la production que nous allions avoir besoin de rassembler une petite équipe de juste deux ou trois personnes, pour nous consacrer uniquement à la phase des designs pendant un période d’un mois. Il s’agissait de sculpter des maquettes, de faire des recherches sur Photoshop, des modélisations 3D sur ZBrush, bref, de dégrossir le terrain de la conception artistique pour tous les effets en même temps. Je savais qu'il allait falloir livrer plusieurs batailles simultanément sinon on risquait de se concentrer sur une seule chose au dépend des autres. Donc, créer le design du personnage qu'on surnommait Gollum - ce vieillissement extrême qui apparaît au milieu du film - et Monstro, mais aussi le « blob » que l'on voit à la fin… Pour le dos qui se déforme, au début dans la scène de naissance du double, on a carrément recréé un mini dos avec un système d’animation que j'ai manipulé pour montrer à Coralie ce que j'avais en tête. C'était un dispositif déjà élaboré, au-delà d'une maquette…On l'a sculpté, moulé, puis fait un tirage en gel de silicone avec une petite armature et je l'ai animé. Pendant tout le travail sur ce film, je filmais beaucoup les essais et je les montais avec iMovie dans mon mac, mais proprement, avec une image déjà horizontale, proche du format prévu pour le film, pour pouvoir communiquer sur tous nos tests et nos avancées quand Coralie ne pouvait pas venir à l'atelier.

Comment avez-vous commencé à fabriquer les effets du film, étape par étape ?

De la même manière, en menant tout de front. Ce qui m'inquiétait le plus c'était Monstro…Et puis, évidemment, il fallait attendre que le casting des actrices soit validé, mais aussi que les deals avec leurs agents soient finalisés. Parfois, on sait qu'elles sont d’accord et qu’elles vont finir par faire le film. Mais si on commence à faire des prises d'empreintes alors que le contrat n'est pas encore signé, leurs agents comprennent que cela signifie qu’elles ont été définitivement choisies et vont faire le film et après, ils renégocient et augmentent énormément leurs tarifs ! Donc, tant que les contrats ne sont pas signés, nous ne pouvons pas faire de prises d'empreintes ni de scans 3D… Dès que Demi Moore et Margaret Qualley ont été officiellement engagées, les scans et les prises d'empreintes ont été faits à Los Angeles, dans un premier temps, tant qu’elles se trouvaient encore là-bas. Quand elles sont arrivées en France, nous avons refait des scans ou des empreintes pour certaines choses. Nous avons moulé aussi des doublures parce que Demi et Margaret avaient chacune des doublures photos, des doublures corps ou des doublures cascade. Ça nous a permis d'avancer déjà sur certaines choses, notamment le dos qui se déforme pour la scène de naissance. Pour cet effet-là, je savais qu'on pouvait s'en sortir sans les actrices, avec une doublure très ressemblante, et c'est l’une des premières choses que nous avons commencé à préparer parce qu'en termes de design, c'était moins lourd et moins délicat à fabriquer que d'autres éléments. Après, nous avons commencé à fabriquer les choses dans l'ordre. D'abord les vieillissements et puis certains éléments dont les designs n'étaient pas encore finalisés. Je dois préciser que nous avons plus ou moins tourné les scènes dans l'ordre du scénario. Pas à la séquence près, mais plutôt dans cet ordre-là. Et de ce fait, nous avons continué à fabriquer des éléments tout au long du tournage. Nous avons commencé à tourner au mois de mai 2022, et ça s’est achevé fin octobre 2022. C'était un long tournage. De mémoire, je crois que nous avions entamé les recherches de designs en décembre 2021, qu’ils avaient été validés en janvier 2022, et que les fabrications avaient débuté juste après, pour s’achever en septembre 2022.

Peux-tu nous parler des matériaux utilisés, par exemple pour le faux corps avec l'ouverture dans le dos pour la scène de la naissance de la version plus jeune de l'héroïne ? S’agit-il d’un mélange de différents matériaux ? Comment tu as-tu géré les choses ?

En fait, c'était une grande marionnette. J'ai abordé cela à l'ancienne, en demandant à notre super équipe déco – des gens vraiment très talentueux - de prévoir des décors surélevés, pour que nous puissions manipuler la marionnette en étant dissimulés en dessous. C'est un travail d'équipe de toutes façons. Mon mot d'ordre sur le film, aussi bien dans ma tête qu'en guidant mon équipe, c'était de fabriquer des choses artistiquement très soignées, le plus possible en tous cas, mais qui soient techniquement simples et efficaces, dans le sens noble du terme. Paradoxalement, il faut passer par un cheminement tortueux pour en arriver là et que tout soit solide et fonctionne bien pendant le tournage. Bon, cela dit, on ne fabriquait pas non plus un dinosaure géant. Ce n'était pas le T-Rex de JURASSIC PARK ! Donc, pour le faux corps et ce dos qui s’entrouvre pendant la scène de la naissance, ces marionnettes avaient des dos en gel de silicone soutenus par des armatures. Tout ça était pensé très précisément avec des poches gonflables, ou des endroits ajourés dans l'armature pour nous permettre de passer la main et manipuler la marionnette de l’intérieur, tout en restant cachés dessous...Nous étions 5 ou 6 sous le plancher carrelé du décor de salle de bain, et nous avions des moniteurs vidéo pour pouvoir voir ce que donnaient nos manipulations de la marionnette. La réalisatrice venait même parfois à côté de nous, pour nous diriger précisément pendant que ces effets étaient filmés. Pour ma part, je voulais obtenir des effets de vagues sous la peau, qui partaient de droite à gauche, des ondulations d’abord assez subtiles pour ne pas « griller » non plus l'effet de l’ouverture du dos qui allait suivre. Il fallait que certains effets soient réalisés avec des bladders et d'autres avec des mains, des poings, des trucs qui déforment la peau en gel de silicone, et que la méthode employée soit pas trop évidente.

Il faut préciser pour les visiteurs d’Effets-speciaux.info que les bladders sont des petits ballons reliés par des tuyaux à des poires ou d’autres commandes pneumatiques, et qui se gonflent sous une fausse peau, pour créer des effets de déformations...

Exactement, ce sont les effets inventés par le grand maquilleur Dick Smith pour AU-DELÀ DU RÉEL, et qui ont été repris ensuite par Rob Bottin dans HURLEMENTS… Nous avons employé tous ces trucs-là et c’était assez délicat à régler, car il s’agissait de très grandes peaux en gel de silicone, très épaisses pour que tout bouge bien en surface, pendant l'ouverture du dos…Je me souviens que j'avais reçu des gens spécialisés dans les effets d’animations mécaniques de précision, qui m'avaient présenté un devis exorbitant pour l'ouverture du dos…Au final j'ai utilisé des mécanismes simples reliés à quelques câbles de freins de vélo, et j’ai intégré des aimants dans la peau pour la maintenir fermée jusqu’a l'ouverture. On a tiré fort au bon moment et c'est ce qui a été utilisé dans le film. Ça marche très bien parce que Coralie ne voulait pas que ça s'ouvre de façon rapide : elle voulait que ce soit plutôt lent et organique.

Comment la créature surnommée Monstro a-t-elle été fabriquée ?

Alors pour Monstro, il est important de préciser que la mise au point de son design a été un processus très très long, avec des recherches faites sur ZBrush et Photoshop, parallèlement à des sculptures traditionnelles, et en mélangeant aussi tout cela pour obtenir d’autres images composites. Nous avons fait ce travail pendant des mois, mais Coralie avait beaucoup d'hésitations, et comme elle était totalement accaparée par le tournage, elle a tardé à choisir le design définitif. Bref, quand il a été enfin validé, et que nous avons eu le feu vert pour fabriquer Monstro, nous étions vraiment à la bourre. Après en avoir parlé avec la production, nous sommes tombés d'accord pour sous-traiter sous mon contrôle la fabrication du costume. Nous avons choisi l’équipe anglaise très talentueuse de Dave Elsey, de Igor Studio à Londres. Ils sont venus trois jours à Paris pour que nous puissions bien tout mettre au point, avant qu’ils se lancent dans cette fabrication. Lorsqu’ils nous ont livré le costume, mon équipe a pris le relais : nous nous sommes occupés de faire fonctionner tout ça sur le tournage, et nous avons fabriqué d’autres éléments comme le sein qui sort de l'œil de Monstro, les têtes qui explosent , les têtes qui repoussent, et même la toute dernière étape, celle du blob qui se liquéfie sur Hollywood boulevard. Nous avons aussi fabriqué tout le reste, mais avons sous-traité cette partie-là, celle du costume. Sans vouloir me comparer à lui, parce qu'il n'y a absolument aucune comparaison possible, c’est aussi ce que Rick Baker a été contraint de faire sur MEN IN BLACK, en choisissant où trois ou quatre autres ateliers de maquillage comme K.N.B ou celui de Steve Johnson pour fabriquer des extraterrestres de second plan, probablement parce qu'il a été confronté au même problème de lenteur de prise de décision. Mais bon, le design de Monstro était mon approche. Je voulais que toute cette peau, ces chairs, bougent au maximum, pour des raisons évidentes, inhérentes au design et à l’histoire. Concrètement, le costume de Monstro est réalisé en mousse de latex fixée sur un justaucorps, une cagoule en mousse de latex, et un visage en silicone. Enfin le haut du costume est en mousse de latex. Le bas du costume avec le pantalon contient beaucoup de systèmes de sangles et de suspensions pour maintenir le bas du corps de Monstro. On utilisait une « cooling vest », c’est-à-dire une veste équipée d’un réseau de petits tuyaux dans lesquels circule de l’eau froide, et qu'on branchait sur une machine pour rafraîchir la doublure cascade qui portait le costume. Les équipes des effets visuels ont contribué aussi à l’aspect de Monstro, car si nous avions bien intégré un visage en silicone de Demi Moore dans le dos de la créature, ils ont ajouté des expressions subtiles, et sont aussi intervenus sur des effacements, comme celui du vrai bras de la comédienne qui portait le costume, qui était recouvert par un gant vert, alors que le faux bras de Monstro était inversé.

On pourrait donc dire qu’en dehors du costume de Monstro, les maquillages du film sont essentiellement prosthétiques ?

Oui, la plupart des maquillages faciaux du film et des transformations corporelles, même pour l’étape de « Gollum », reposaient effectivement sur un travail de prothèses.

La suite de notre entretien exclusif avec Pierre-Olivier Persin paraîtra bientôt sur ESI !

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