Interstellar – Dans les coulisses d’une scène d’amarrage spectaculaire
Article Cinéma du Mardi 20 Mai 2025
Sur Terre comme dans l’espace, Christopher Nolan est l’un des rois du blockbuster. S’il l’a encore prouvé il y a deux ans avec Oppenheimer, nous remontons aujourd’hui jusqu’en 2014 pour lever sur le voile sur l’une des scènes les plus intenses du cinéma de science-fiction…
Tout est toujours de la faute de Matt Damon. Dans Interstellar, son personnage, le Docteur Mann, tente de s’emparer de l’Endurance, un vaisseau cherchant les survivants d’une précédente expédition intergalactique. Et accessoirement une colonie apte à accueillir l’espèce humaine. En tentant d’amarrer son vaisseau - un Ranger - à l’Endurance, Mann provoque une explosion qui déloge le vaisseau de son orbite avant de le faire tourner comme une toupie. L’avenir de l’humanité s’effilochant devant lui, Cooper (Matthew McConaughey), à bord d’un Lander, tente une manœuvre désespérée afin de récupérer l’engin en perdition…
Cooper, c’est pas le moment d’être prudent
Si la mise en scène, le montage ou la partition de Hans Zimmer participent à l’intensité de cette scène, rien ne serait évidemment possible sans les trucages. Le superviseur des effets visuels pour le studio britannique Double Negative, Paul Franklin, est un habitué des productions de Christopher Nolan ; il a notamment travaillé sur la trilogie Batman et Inception (pour lequel il a obtenu un Oscar). Et il a utilisé tous les outils à sa disposition pour concrétiser la vision du cinéaste. Cette scène d’amarrage catastrophique a été largement inspirée par l’incident qu’a vécu Neil Armstrong lors de la mission Gemini 8, en 1966, lorsque son vaisseau est parti en vrille suite au tout premier amarrage de la conquête de l’espace. Incident décrit dans le plus récent First Man (2018). « Les images 16 mm de cet incident ont contribué à donner le ton de la séquence », nous a expliqué Paul Franklin. « J'avais également à l'esprit l'accident survenu sur Mir dans les années 1990, lorsqu'un vaisseau cargo sans équipage s'est écrasé sur la station spatiale et qu'elle a commencé à dégringoler. Mir a été sauvée en partie en utilisant les propulseurs du vaisseau spatial Soyouz qui y était attaché pour la remettre en place, un peu comme Cooper le fait avec les propulseurs du Lander… même si je pense que c'était moins dramatique que dans notre film ! »
« Nous avons cherché à faire le maximum avec des maquettes », se souvient Paul Franklin. « Chris voulait que les vaisseaux spatiaux semblent aussi réels que possible, comme si vous pouviez les saisir dans l'image. On peut obtenir un réalisme incroyable avec les images de synthèse. Et je vous mets au défi de repérer quand les vaisseaux spatiaux sont réellement numériques dans le film, parce qu'ils le sont parfois. Mais il y a un niveau d'authenticité inattendu que l'on peut obtenir d'un modèle réduit bien construit et bien filmé, qui était plus difficile à atteindre avec le numérique. » Ces maquettes ont été construites par New Deal Studios (Alien Resurrection, The Aviator). « L'un des grands avantages des miniatures était qu'elles vous obligeaient à placer la caméra de manière réaliste et crédible, de sorte que vous obteniez des choses qui semblaient réelles simplement en raison du processus que nous suivions ». Paul soulève ici un élément intéressant, car certains cinéastes ont tendance à utiliser les images de synthèse pour réaliser des plans de vue tellement stupéfiants que leur nature saute aux yeux. « Nous avons également utilisé des "bigatures", c’est-à-dire des modèles grandeur nature du Ranger et du Lander. Nous les avions utilisées sur le tournage en Islande puis ramenées à Los Angeles pour les prises de vue réalisées par l'équipe principale, et dirigées par Chris lui-même. »
Seul l'amour transcende le temps et l'espace
Les maquettes ont toutefois plus d’un avantage. « Les gens pensent souvent que les images de synthèse sont beaucoup plus rapides à faire que les miniatures, mais une fois que l'unité de tournage des miniatures a été mise en service, nous avons produit beaucoup de matériel en quelques semaines seulement », explique Paul Franklin. « Au lieu de nous fier entièrement à la prévisualisation ou de l'utiliser pour programmer les mouvements de la caméra, nous avons travaillé en étroite collaboration avec Josh Kushner, l'opérateur de la caméra à contrôle de mouvement, pour trouver les meilleurs angles et planifier les séquences en direct sur le plateau - un peu comme un groupe qui entre en studio d'enregistrement avec quelques bonnes idées, mais qui écrit l'album au fur et à mesure qu'il le joue. Je pense que le résultat a été sensationnel. Certaines prises de vue étaient tellement réussies qu'elles n'ont pratiquement pas été retouchées dans le montage final. » La production a utilisé des maquettes à deux échelles différentes - 1:15 pour l'Endurance, et 1:5 pour le Ranger servant aux gros plans et la miniature de l'Endurance destinée à être abimée.
Paul Franklin souligne l’importance de l’écriture et du montage. « Ce qui est intéressant, c'est que cette séquence n'aurait pas fonctionné si nous n'avions pas fait la séquence d'amarrage précédente, lors du lancement initial dans l'espace. Chris a réalisé qu'il était important de montrer au public comment cela est censé fonctionner afin qu'il comprenne ce qui est en jeu lorsque tout va mal, plus tard. » La séquence de l’amarrage était présente dans le scénario, mais toute l’équipe de production a apporté de nouvelles idées. Ainsi les story-boards de Gabriel Hardman leur ont permis de comprendre l'essentiel de la narration de la scène. Sur les plateaux, Chris Nolan et le directeur de la photographie Hoyte van Hoytema (Spectre, Nope) ont beaucoup tourné avec les décors et répliques grandeur nature. Par exemple, une caméra IMAX, montée sur le côté du Ranger - qui mesurait douze mètres de long - était dirigée vers un sas grandeur nature, qui a été intégré à un plan du Ranger miniature.
L’homme est né sur Terre, rien ne l’oblige à y mourir
« La façon dont Chris filmait les modèles grandeur nature a influencé la manière dont nous abordions les maquettes », précise Paul franklin. « Un bon exemple est le moment où l'on voit le Lander s'accrocher au tube d'amarrage. Sur le plateau de tournage, un tube grandeur nature a été descendu au-dessus du cockpit du Lander, de sorte que lorsque Cooper regarde à travers les fenêtres du Lander, il voit réellement l'engin tourner au-dessus de lui. La vitesse et l'éclairage nous ont ensuite guidés dans le plan de la maquette où la caméra regarde le Lander à travers l'Endurance. Nous avons monté les modèles réduits sur les côtés de manière à ce qu'ils vacillent pendant qu'ils tournent, ce qui a permis de capturer l'impression de perte de contrôle que nous avons vue dans les rushes de l'unité de tournage principale ». Le gros plan du Lander s'accrochant à l'anneau d'amarrage a été tourné avec les répliques grandeur nature, mais le plan plus large, où la caméra se situe sur le nez du vaisseau, a été réalisé avec la miniature. « Les plans super larges de l'Endurance et du Lander tournant ensemble ont été entièrement réalisés en images de synthèse », note Paul Franklin. « Ces plans larges sont principalement ceux où nous sommes passés au tout numérique pour le vaisseau spatial, tout le reste étant constitué de miniatures filmées complétées par des retouches numériques. »
Selon Paul Franklin, le véritable secret de la réussite de cette séquence réside dans la détermination de Christopher Nolan à tourner le plus possible en conditions réelles, en utilisant notamment les décors, la projection des vues de l’espace à travers les fenêtres du décor du vaisseau spatial, ou les répliques grandeur nature . « Cette approche a fixé les "règles" de l'apparence et de la sensation de cette scène. Grâce à l'unité de tournage des miniatures, l'utilisation ciblée de l'image de synthèse et d'un excellent compositing, nous avons pris des risques créatifs qui nous ont permis d'obtenir quelque chose de très homogène ». Une approche cohérente et prudente, à l’opposé de ce que Cooper doit faire pour sauver l’Endurance dans le film. Et une réussite qui vaudra également à Paul Franklin un second Oscar des meilleurs effets visuels, amplement mérité.
