[Flashback] Les trucages de King Kong 1933 : Dans les coulisses d’une légende
Article Cinéma du Lundi 17 Aout 2015

Les réalisateurs Ernest Schoedsack et Merian C. Cooper ont su réunir des artistes exceptionnels pour mener leur projet à bien. C’est grâce au génie de l’animation Willis O’Brien, au spécialiste des effets optiques Linwood Dunn, et au bruiteur Murray Spivack que King Kong a pu prendre vie avec une telle vérité. Voici une évocation des trouvailles de ces trois magiciens de l’écran…

Par Pascal Pinteau

L’apogée d’une carrière dédiée à l’animation

Willis O’Brien est l’un des pionniers de l’animation de personnages en trois dimensions. Pour comprendre comment il a réussi à créer Kong et les dinosaures de Skull Island, il faut remonter à cette journée particulière de 1913 où tout a commencé. O’Brien fabrique alors des maquettes dans le cabinet de l’architecte principal de l’Exposition universelle de San Francisco. Pendant une pause, il s’amuse à modeler une statuette de boxeur en argile, munie d’un squelette de fil de fer. Un de ses collègues en fabrique une seconde, et s’amuse avec lui à modeler les différentes étapes du combat. O’Brien comprend alors que cette technique pourrait permettre de réaliser des films d’animation totalement différents des dessins animés « plats » que l’on voit au cinéma. Ce seraient des personnages en trois dimensions qui s’animeraient sur l’écran. Décidé à creuser cette idée, O’Brien construit un paysage miniature sur le toit d’un grand immeuble, afin de profiter de l’éclairage solaire et d’un vrai ciel. Il engage un cameraman d’actualité pour filmer image par image les animations de ses deux premières marionnettes : un homme des cavernes et un dinosaure dotés d'armatures articulées en bois et de peaux en pâte à modeler. Cet essai plaît au producteur Herman Wobber, qui investit 5000 dollars dans le tournage du premier court-métrage d’O’Brien, Le Dinosaure et le Chaînon manquant (1915). Cette succession de saynètes humoristiques décrit les mésaventures de plusieurs hommes des cavernes qui cherchent de la nourriture pour séduire une belle. Le célèbre inventeur Thomas Edison s’enthousiasme pour le film, achète ses droits de distribution, et engage O’Brien en lui laissant carte blanche. L’animateur réalise alors d’autres comédies préhistoriques. Dans R.F.D., 10000 BC, on voit un facteur se servir d’un brontosaure pour distribuer le courrier, composé de plaques de pierre gravées !



Malheureusement, le studio connaît ensuite de graves difficultés, car Edison est accusé de monopoliser le marché de création et de distribution des films. O’Brien s’associe avec un sculpteur/photographe si peu scrupuleux qu’il n’inclura même pas le nom de l’animateur au générique The Ghost of Slumber Mountain (Le Fantôme de la montagne du Sommeil) ! Le film raconte l’histoire d’un alpiniste qui voit en rêve le fantôme d’un vieil ermite qui vivait sur la montagne, et son « télescope mystique » qui permet de découvrir la vie telle qu’elle existait il y a des millions d’années. Cette séquence est la première représentation réaliste de la préhistoire que met en scène O’Brien. Il a pris le temps d’étudier les squelettes des dinosaures et les reconstitutions de leurs corps dans les départements de paléontologie des musées. Ses nouvelles marionnettes sont des reproductions soignées des animaux préhistoriques et non plus des représentations caricaturales. Il anime un brontosaure, un diatryma (un oiseau carnivore géant) et filme un combat spectaculaire entre un tyrannosaure et un tricératops. Le succès du film permet à O’Brien d’asseoir sa réputation de spécialiste des animations de dinosaures : en dépit de son absence au générique, les professionnels du cinéma ont reconnu son style inimitable !

Le monde perdu

En 1925, on lui confie tout naturellement les animations de The lost world (Le Monde perdu), la première adaptation du célèbre roman d’Arthur Conan Doyle. O’Brien développe alors une technique de fabrication de marionnettes d’animation encore utilisée aujourd’hui. Partant d’un plan du squelette du dinosaure, il fait usiner une série d’os de métal aux extrémités dotées de petites billes d’acier. Ces billes sont « sandwichées » entre deux plaques d’aluminium et viennent se loger dans les petits cratères qui y ont été forés. Les plaques d’aluminium sont reliées par des vis qui permettent d’exercer une pression sur les billes, lesquelles font office de rotules. Elles permettent de positionner le squelette dans n’importe quelle attitude. O’Brien engage alors le jeune artiste mexicain Marcel Delgado pour construire le corps de chaque dinosaure « couche par couche ». Delgado recouvre d’abord l’armature métallique de morceaux de mousse de latex qui proviennent d’éponges de bain. Il les découpe et les assemble habilement pour former la silhouette de l’animal. Sa peau est façonnée dans de fines feuilles de latex utilisées pour les opérations dentaires. Delgado les découpe et les colle sur la mousse pour « habiller » le dinosaure et obtenir une surface lisse. Il dépose ensuite une par une des petites gouttelettes de latex liquide sur cette peau. Les gouttelettes sont solidifiées à l’aide d’un sèche-cheveux et prennent l’aspect d’écailles de reptiles. Delgado place aussi des vessies de ballons de foot dans le ventre de certains dinosaures. En les gonflant et en les dégonflant image par image à l’aide d’une petite pompe, O’Brien pourra donner l’impression que ses dinosaures respirent ! Le tournage du Monde perdu débute en 1923. Le chef opérateur Arthur Edeson emploie des caches pour filmer les scènes au cours desquelles les acteurs doivent être confrontés aux dinosaures : il découpe un morceau de carton noir qu’il place devant sa caméra pour masquer la partie de l’image dans laquelle les animaux préhistoriques doivent apparaître. Il se sert des contours d’un grand rocher ou d’un bosquet d’arbres pour créer la ligne de séparation. Si cette ligne doit être aussi nette que le contour du rocher, un grand cache est placé à distance de la caméra. Pour le contour d’un feuillage, le cache est plus petit, placé plus près de la caméra, afin de créer une ligne de séparation floue. Edeson remet ensuite le négatif original non développé , ainsi que le dessin de son cache dans le cadre de l’image, à O’Brien qui fabrique le contre-cache inverse – celui qui masque les images des acteurs – et filme ensuite son animation image par image sans avoir le moindre droit à l’erreur. Les dinosaures du Monde perdu enthousiasment le public de 1925 : le film est un triomphe dans le monde entier. Fort de l’expérience acquise, Willis O’Brien quitte son simple rôle d’animateur et devient l’un des grands superviseurs d’effets spéciaux.



Création : l’ébauche inachevée de King-Kong

Au cours des années suivantes, O’Brien a toutes les peines du monde à profiter du succès du Monde perdu pour lancer de nouveaux projets. Dès 1926, l’industrie du cinéma ne parle plus…que de l’arrivée du cinéma parlant ! En 1927, la Warner distribue Le chanteur de Jazz et la révolution technique en marche éclipse les dinosaures animés d’O’Brien, les reléguant au rang de curiosités un peu dépassées. Mais O’Brien n’a pas dit son dernier mot. Il développe une histoire intitulée Création, au cours de laquelle un bateau pris dans un typhon s’échoue sur un promontoire rocheux surgi des eaux. Les passagers se réfugient dans les chaloupes de sauvetage et découvrent un rivage lointain, puis un passage qui mène à l’intérieur du gigantesque cratère d’un volcan éteint. Une jungle isolée du monde depuis des millions d’années se cache entre ces parois abruptes. Et les créatures que l’on y trouve sont – O’Brien oblige – des dinosaures ! Après avoir fait le tour des grands studios d’Hollywood, O’Brien parvient enfin à vendre son projet à la RKO. Dès le début de la pré-production, les moindres détails de Création sont préparés avec un soin extrême. O’Brien dessine toutes les séquences-clés du film sous la forme de Storyboards. Les passages les plus importants sont représentés par de grandes illustrations qui décrivent les angles de prises de vues, l’éclairage, les décors, les créatures et les accessoires. Les positions des caméras, les objectifs utilisés, et les perspectives à construire sont également décrits sur des schémas annexes. Ces dessins superbes sont réalisés par Mario Larrinaga, Byron L. Crabbe et Ernest Smythe. L’animation du film est plus complexe que celle du Monde Perdu, car la cadence de prise de vues a changé avec l’avènement du cinéma parlant. En 1925, les films muets étaient tournés à 16 images par secondes. Mais en 1930, les animateurs de Création doivent réaliser 24 images pour obtenir une seule seconde de film, soit 8 images supplémentaires ! Ce surcroît de travail réduit d’un tiers la quantité de film animé que l’on peut produire dans un temps donné. Qu’à cela ne tienne. O’Brien ne transige pas sur la qualité de ses prestations, bien au contraire ! Il innove, bouleverse ses habitudes de travail, met en place des trucages encore plus sophistiqués. Une des séquences du film montre un chasseur tuant un bébé tricératops. La mère tricératops le poursuit et se venge en lui assénant un coup de corne fatal. O’Brien a l’idée de filmer l’acteur en train de courir, puis de projeter la scène sur l’arrière d’un écran translucide. Il place la marionnette de la mère tricératops devant l’écran et la fait animer image par image, tandis que les images en prises de vues réelles sont projetées elles aussi une par une, sur l’écran. Grâce à ce subterfuge inédit, la scène est criante de réalisme. Alors que les explorateurs du Monde perdu étaient confinés dans un coin de l’image, dans la zone strictement délimitée par un cache, le chasseur de Création cohabite librement dans l’image avec la mère tricératops. Ils semblent appartenir tous deux au même monde, à la même réalité fantastique. Marcel Delgado a innové lui aussi dans la fabrication de ses marionnettes, qui sont plus grandes, mieux détaillées, et bien plus réalistes. Il sculpte à présent les muscles principaux d’un dinosaure, et les fixe en les tendant entre les os de métal de la marionnette. On a ainsi l’impression de les voir se contracter et se dilater pendant l’animation. La peau de latex, posée par-dessus comme un vêtement bien ajusté, glisse sur les muscles de mousse comme dans la réalité anatomique. Les créatures préhistoriques de Delgado atteignent ainsi une vérité confondante pour l’époque. Mais pendant que l’équipe d’O’Brien se surpasse, la RKO connaît de grosses difficultés financières. En 1931, David O’Selznick devient le nouveau patron du studio. Il doit appliquer un traitement de choc pour permettre à la société de dépasser ce cap critique. Les films aux scénarii bancals sont réécrits, tournés à nouveau ou simplement abandonnés. Pour mener à bien sa tâche, O’Selznick engage un collaborateur astucieux : un certain Merian C. Cooper, qui développe déjà un projet de film consacré à un singe géant. Parmi les films inachevés que Cooper doit jauger, Création sort du lot. Pas à cause de sa direction d’acteurs ou de son script, qui laissent fortement à désirer, mais à cause de ses effets spéciaux proprement stupéfiants. Mais un film ne repose pas que sur des trucages… Cooper découvre une suite de séquences quasi-documentaires au cours desquelles les animaux préhistoriques traversent l’écran, et volent la vedette aux personnages humains, auxquels on ne s’attache guère. Constatant qu’au bout d’un an de tournage, Création ne tient toujours pas ses promesses narratives, Cooper et O’Selznick décident de stopper définitivement le projet. Le choc est terrible pour O’Brien, auteur de l’histoire, et pour toute son équipe, qui s’est donné tant de mal pour réaliser ces merveilleux trucages…



Production 601

Mais un coup de théâtre inespéré va avoir lieu. Cooper demande l’autorisation à O’Selznick de faire tourner à l’équipe d’O’Brien une bobine d’essai pour son projet secret, baptisé « Production 601 ». Dès qu’il obtient le feu vert, Cooper demande à O’Brien et à Delgado s’ils se sentent capables de créer un gorille « aussi grand qu’un dinosaure ». Répondant par l’affirmative, O’Brien et Delgado esquissent une créature qui selon Cooper, « avait à la fois l’apparence d’un gorille et d’un homme à poils longs ! ». O’Brien prend cette remarque ironique pour un affront, donne sa démission et quitte le studio sur le champ ! Il revient au travail le lendemain, une fois calmé, et Cooper lui explique avec un peu plus de diplomatie qu’il veut le voir créer un « Gorille de race pure », dont l’apparence féroce « fera crier les femmes ». Cooper surenchérit : « Plus il sera brutal, plus il les fera crier ! ». Pour s’assurer que son message a été bien reçu, Cooper contacte le musée d’histoire naturelle de New York et lui demande de lui faire parvenir les mensurations exactes d’un gorille adulte. Le télégramme du Musée est transmis à O’Brien et à Delgado. Après ces débuts houleux, Willis O’Brien jette les bases de son chef d’œuvre. Le gorille géant est une marionnette de 80cm de haut, que l’on recouvre de fourrure de lapin, en dépit des avertissements de Delgado : il est convaincu que les doigts des animateurs vont s’imprimer dans la fourrure de la marionnette pendant l’animation, et qu’on la verra onduler bizarrement à la projection. Delgado est loin de se douter que les premiers spectateurs croiront que ce défaut technique est voulu, et que les poils de Kong « se hérissent de fureur » ! Les pieds du gorille, munis de pas de vis, sont vissés et dévissés à la table d’animation à chaque pas. Les iris de ses yeux sont percés de petits trous dans lesquels on insère des aiguilles pour animer son regard. Les dinosaures utilisés pour tourner ces séquences d’essais sont bien évidemment tous ceux qui ont servi au tournage de Création. Le travail d’O’Brien porte ses fruits. Les scènes-tests sont approuvées et la « Production 601 » est officiellement lancée. Les décors miniatures dans lesquels évoluent King Kong et les dinosaures de « Skull Island » sont munis de petits écrans en feuilles de caoutchouc chirurgical tendu sur lesquels on projette les prises de vues réelles des acteurs image par image, pendant l’animation. Ils ne peuvent apparaître que dans une petite partie du cadre, mais grâce à cette innovation technique, les comédiens et les créatures préhistoriques semblent se côtoyer, car les marionnettes peuvent être placées devant les acteurs, et plus seulement à côté d’eux. Dès qu'il y a contact entre un monstre et un humain, ce dernier est remplacé par une petite figurine animée. Le brontosaure qui poursuit les marins dans les marécages est quant à lui figuré par deux marionnettes : la première est une effigie mécanique animée très simplement par des câbles, pour tourner la scène où l’animal renverse le radeau des marins. Tout est filmé en continu et en accéléré, pour ralentir les mouvements de l’eau, de la dislocation du radeau, et la chute des pantins de bois qui figurent les marins. La poursuite, elle, est réalisée image par image, avec une seconde marionnette articulée. Les miniatures qui représentent la jungle de Skull Island sont extraordinairement détaillées. Au début du tournage, O'Brien a l'idée d'utiliser de vraies plantes dans ses décors miniatures. Mais elles s'épanouissent vite sous la chaleur des projecteurs. Lorsqu'il découvre les rushes de son animation, O'Brien voit les plantes pousser à toute vitesse à côté des dinosaures ! Leur croissance, enregistrée lentement, image par image, est accélérée de manière fulgurante pendant la projection. Les plantes vivantes sont donc bannies. On découpe des feuilles de cuivre pour façonner des palmiers et des plantes tropicales. Des troncs torturés, composés d'amalgames de branches et d'argile sculptée, sont recouverts de papier toilette, badigeonnés avec de la gomme-laque puis avec une couche de peinture. Des racines de vignes aux formes noueuses et des mousses séchées complètent cet univers en réduction. Le tout est fixé sur des grosses planches de pin percées de milliers de trous, afin de pouvoir visser les pieds des marionnettes pendant l'animation. Fortement influencé par les gravures de l'artiste Français Gustave Doré (notamment celles de la Bible, du Paradis perdu, et de La divine Comédie), O'Brien éclaire ses décors miniatures pour aménager des zones d'ombres et de lumière qui mettent en valeur la profondeur des paysages. Les végétaux au premier plan sont des miniatures en volume. D'autres arbres, lianes et plantes diverses sont peintes sur des plaques de verre placées au second plan. Un trompe-l'œil disposé au fond du décor figure l'horizon. Le regard du spectateur voyage dans cet univers foisonnant dont les perspectives s’étendent à l’infini. O'Brien pousse le détail jusqu'à animer de minuscules oiseaux qui traversent ces paysages d'une étonnante beauté. Ils coulissent sur une corde à piano tendue, de l'épaisseur d'un cheveu !

Une tête, une main et une patte grandeur nature

En dépit des efforts d’O’Brien et de Delgado, il apparaît vite évident que le visage de la marionnette de Kong ne supporte pas bien les très gros plans. Comment pourrait-il en être autrement ? La face miniature mesure environ 10 cm dans la réalité, alors que sur un écran de cinéma, elle est démesurément agrandie. Cooper décide de faire fabriquer une tête géante, afin de filmer Kong observant Ann attachée au poteau de sacrifice, et, plus tard dans le film, en train de mastiquer ses victimes. Marcel Delgado tente de le persuader d’abandonner cette idée, convaincu que la tête géante ne sera utilisée que pendant quelques secondes dans le montage final. Mais Cooper tient bon. Delgado et son équipe construisent alors un buste géant doté d’une charpente de bois, de fil de fer, de tissu et de métal, recouverte de fourrure. La mâchoire du Kong géant est articulée, de même que ses babines de caoutchouc. Ses yeux de balsa et de plâtre bougent de haut en bas et de droite à gauche, et ses arcades sourcilières se soulèvent ou s’abaissent à volonté. Lorsque Delgado et ses collaborateurs actionnent ensemble les leviers et les manettes d’air comprimé qui actionnent les différents mécanismes, la tête semble vivante ! Elle produit un tel effet que Schoedsack et Cooper l’utiliseront à plusieurs reprises tout au long du film. Fort de ce premier succès, Delgado construit aussi une main géante articulée. Cet accessoire est muni d’une structure de métal reliée à une sorte de grue. Le dispositif est suffisamment solide pour enserrer Fay Wray – qui incarne l’infortunée « fiancée » de Kong - et pour la soulever à trois mètres de hauteur. Pendant la fameuse scène de strip tease au cours de laquelle Kong déshabille la petite poupée blonde dont il s’est emparé, l’image de Fay Wray et de la main mécanique est rétroprojetée sur un petit écran inséré dans un décor de paroi rocheuse, tandis que la marionnette de Kong, vue de profil et placée au premier plan, est animée image par image. Grâce à l’angle de prise de vue, on a l’impression que le bras mécanique projeté est relié au corps de Kong. Cooper fait fabriquer un dernier accessoire géant : une patte reliée à un système de grue, qui va lui permettre de montrer les indigènes de Skull Island piétinés par un Kong en furie !



Des trucages optiques inédits

Fidèle allié de Willis O’Brien pendant toute la production de Création, puis de King Kong, Linwood G. Dunn, le responsable des trucages optiques, est lui aussi un innovateur. Il est le co-inventeur, avec Vernon L. Walker, d’une tireuse optique révolutionnaire achevée en 1932, et qui est abondamment utilisée pour réaliser les effets visuels de King Kong. Dunn est un expert en la matière depuis plusieurs années. Il a déjà construit la première tireuse optique de la RKO. Ce type d’appareil est constitué d’un projecteur sophistiqué, lié par une série d’objectifs à une caméra qui lui fait face. On place dans le projecteur les éléments de films que l’on veut recopier à tour de rôle sur la pellicule vierge qui se trouve dans la caméra. Ces manipulations sont effectuées avec une grande précision, car tous les minuscules morceaux d’images sont recopiés un à un pour obtenir le puzzle visuel qu’est l’image composite finale. Le produit de ce travail minutieux sera ensuite scruté par des millions de spectateurs, sur les écrans géants du monde entier ! En plus des effets traditionnels de caches et de contre-caches, la réalisation de Kong implique aussi d’incruster des acteurs réels au premier plan, devant les scènes tournées image par images avec les marionnettes. Pour ce faire, Linwood G. Dunn fait appel à deux techniques d'incrustations différentes développées au cours des années précédentes. La première d'entre elles a été mise au point par C. Doge Dunning, alors qu'il n'avait que 17 ans. A partir du négatif du fond d'image (un décor, par exemple), on crée un positif de la même image, teinté en orange. Dans un magasin de caméra spécialement conçu pour cela, on dispose le tirage coloré devant une bande de pellicule vierge, en contact avec elle. Si un cyclorama bleu fortement éclairé (le bleu étant la couleur complémentaire de l'orange ) est photographié sur la pellicule vierge au travers du positif orange, on obtient à partir du film positif orange, un duplicata négatif noir et blanc de la scène, le positif orange ayant été exposé à la lumière du cyclorama bleu. Selon le même procédé, si l'on place des acteurs entre la caméra et le cyclorama bleu, et qu'on les éclaire avec des projecteurs munis de gélatines oranges , ces éléments se trouvent alors intégrés à l'action de l'arrière-plan sur le négatif. L'arrière plan ne s'imprime pas sur les images des acteurs, car, éclairés par la lumière orange, ils masquent la lumière de tirage bleu par leurs silhouettes. Ils deviennent ainsi leurs propres caches. Le film vierge enregistre alors directement une image composite sur laquelle les acteurs semblent être intégrés devant l'environnement photographié auparavant. Cette méthode, bien qu'extrêmement astucieuse, a ses limites : le contour des personnages se brouille quelquefois, et le système ne peut fonctionner qu'en noir et blanc. Le second procédé, plus fiable, est issu de l'invention de Frank D. Williams, brevetée en 1916 sous le nom de « travelling matte » (littéralement : cache en mouvement). Si l'on veut incruster un marin dans un décor de jungle miniature de Skull Island, on le filme d’abord devant un fond bleu, puis on fait une copie de cette image sur une pellicule haut contraste. Cette pellicule ne restitue que du noir et du blanc, sans nuance intermédiaire. Filtrée pour ne réagir qu’au bleu, elle permet d’obtenir l’image d’une silhouette blanche (l’acteur) sur un fond noir. Cet élément va servir de cache au décor. Le négatif de cette image, une silhouette noire sur un fond blanc, va servir de cache à la silhouette. Grâce à sa tireuse optique, Linwood G. Dunn imprime d’abord l’image du fond (le paysage de jungle) en créant une réserve grâce à la silhouette noire de l’acteur. Il utilise ensuite le cache noir entourant la silhouette blanche pour « protéger » l’image du paysage déjà imprimée sur la pellicule, et ajoute l’image de l’explorateur filmé sur le fond bleu. Lorsque le négatif est développé, le plan composite montre l’explorateur incrusté dans le paysage miniature. Cette opération est multipliée 24 fois pour obtenir une seule seconde de « Travelling matte ». A l’origine, le bleu avait été choisi parce que l’on trouve rarement cette couleur sur les visages ou les costumes des acteurs. D’autres trucages de Kong sont réalisés plus simplement, grâce au procédé de transparence. Lorsque Fay Wray, juchée en haut d’un tronc d’arbre assiste au combat qui oppose Kong à un Tyrannosaure, elle se trouve en réalité devant un écran géant de cellulose et d’acétate mis au point par Sydney Saunders. Cet écran est flexible, incassable (contrairement aux écrans de verre dépolis utilisés jusque là, qui se cassaient facilement et s’avéraient très dangereux) et résiste bien à la chaleur. Il est un excellent support de rétroprojection : l’effet habituel de tâche claire au centre de l’écran est atténué et l’on obtient des noirs plus profonds et des blancs vraiment lumineux. Pour s’assurer que le trucage soit parfait, Saunders perfectionne le système de synchronisation de l’obturateur de la caméra et du projecteur, car il est impératif que les deux obturateurs s’ouvrent et se ferment au même moment : dans le cas contraire, l’image rétroprojetée sembler clignoter. Il utilise deux moteurs triphasés de 220 volts qui tournent exactement à la même vitesse. Grâce à la perfection de cette transparence, la marionnette du T-Rex, qui ne mesure en réalité qu’un mètre de haut, semble pouvoir croquer Fay Wray en une seule bouchée !



Les inventions sonores de Murray Spivack

Après avoir développé ces fabuleux trucages, il restait encore à leur donner une dimension sonore. Cette tâche est confiée au directeur du son des studios RKO, Murray Spivack. Il établit d’abord une longue liste de tous les sons qu’il va falloir créer, à commencer par la voix de King Kong. Rien de semblable n’avait été entrepris auparavant à Hollywood. Il faut donc innover, une fois de plus. Après avoir réuni des enregistrements de la plupart des espèces vivantes, Spivack se rend compte que la plupart de ces cris sont trop facilement identifiables et surtout bien trop courts. A l’image, Kong rugit parfois pendant plus d’un trentaine de secondes d’affilée ! Spivack renonce à utiliser des barrissements d’éléphants, et décide d’enregistrer lui-même des lions. Il demande aux gardiens d’un zoo de les accompagner pendant le repas des fauves, et leur suggère de faire semblant de jeter les quartiers de viandes aux bêtes affamées. Attisant ainsi la colère des lions frustrés de leur pitance, il obtient des rugissements terrifiants ! De retour au studio, il commence ses manipulations. Il recopie bout à bout plusieurs rugissements, et les fait défiler à l’envers, en les ralentissant, pour rendre le son plus grave et plus impressionnant. C’est en ajoutant un crescendo au milieu de chaque grondement, puis un decrescendo pour le conclure que sont créés les longs cris du gorille géant. Il reste encore à produire les feulements et les grondements des dinosaures. Soucieux de coller à la réalité, Spivack consulte d’abord un directeur de zoo, qui lui rétorque sur un ton hautain que les dinosaures étant dépourvus de cordes vocales, il leur était absolument impossible de produire le moindre son ! Catastrophé, Spivack demande un second avis au paléontologue J.W.Lytle, qui lui conseille d’utiliser différentes sortes de sifflements. Le brontosaure étant un animal amphibie, Spivack décide d’amplifier les sifflements de l’énorme saurien par un coassement savamment ralenti. En revanche, il décide de s’écarter de toute réalité scientifique pour sonoriser le combat de Kong contre le T-Rex. Le Tyrannosaure est si agressif et si furieux à l’image que les spectateurs ne comprendraient pas qu’il se contente de siffler…Spivack improvise donc la plupart des sons avec sa bouche, et passe ensuite la bande au ralenti. Il mélange plusieurs prises pour obtenir les sonorités hargneuses et violentes qu’il recherche. La plupart des cris des autres animaux sont également réalisés ainsi, à l’exception des cris rauques du ptérodactyle, qui sont ceux d’un véritable oiseau, ralentis pour leur donner de la profondeur. La respiration des monstres est simulée à l’aide d’un soufflet. Certains grondements complémentaires sont obtenus en enregistrant des échappements d’air comprimé, ou en grondant dans un réceptacle comme une gourde ou un vase. Lorsque Kong se frappe la poitrine en signe de victoire, c’est le son d’une baguette métallique frappant le thorax d’un assistant de Spivack, un micro plaqué contre le dos, que l’on entend !

Une formule magique

En 1933, lors de la sortie du film, un véritable choc attend les spectateurs. Jamais leurs sens n’avaient été sollicités à ce point par un film fantastique. Les images, les sons, les mouvements et les compositions picturales exceptionnelles de King Kong les entraînent dans un monde fascinant. Soixante douze ans plus tard, au-delà des progrès techniques réalisés depuis, la magie opère encore. Le grand spectacle primitif et pourtant ô combien sophistiqué de King Kong nous emporte dans un univers onirique sans égal. Celui des cauchemars merveilleux et des rêves les plus délicieusement horribles.

A noter : Pour en savoir plus sur le tournage de King Kong, nous vous recommandons chaudement de lire l’un des plus beaux livres de « Making of » jamais écrit : Spawn of Skull Island, de Doug Turner. L’auteur a repris et complété le travail de son père, Georges E. Turner, précédemment paru sous le titre de « Comment nous avons fait King Kong ». Ce nouvel ouvrage est une véritable mine d’or d’informations d’anecdotes et d’illustrations directement obtenues auprès des créateurs de Kong. Il n’existe qu’en langue Anglaise, et on peut le commander sur le site web Amazon.com.

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