[Flashback] King Kong 1976 : la naissance mouvementée d’un remake inutile
Article Cinéma du Jeudi 24 Septembre 2015

Au début des années 70, Hollywood savoure le succès des « films-catastrophe ». Sortis tour à tour, L’aventure du Poseïdon (1972), La tour infernale (1974) et Tremblement de terre (1974) dominent aisément le boxoffice mondial. Mais après avoir décrit le naufrage d’un paquebot, un incendie dans un gratte-ciel géant, et un cataclysme à Los Angeles, quels autres sujets pouvait-on exploiter sans lasser le public ? « King Kong ! » répondent alors en cœur les studios Universal et Paramount…

Par Pascal Pinteau

Convaincus que l’irruption du gorille géant dans la jungle urbaine de New York sera aussi spectaculaire qu’un cataclysme naturel, chacun des studios décide de développer sa propre version de King Kong. Universal choisit de rendre hommage au chef d’œuvre original en situant l’action dans les années 30, et étudie la possibilité de représenter Kong par une marionnette animée image par image. L’animateur David Allen est consulté et va même jusqu’à construire une marionnette articulée pour convaincre le studio de choisir cette approche. Mais Universal hésite, et fait tourner des bouts d’essais avec un acteur portant un costume de singe miteux, emprunté au stock du studio ! Pendant ce temps, Paramount confie le projet Kong au producteur Jon Peters, ancien coiffeur des stars, et compagnon de Barbra Streisand. Notoirement incompétent - et désagréable, pour ne rien arranger ! – Peters décide tout naturellement d’attribuer le rôle d’Ann Darrow à sa chère et tendre. On frémit en imaginant Barbra Streisand, affublée d’une perruque blonde, capturée par Kong, et entamant une chanson au beau milieu d’une scène d’action… Paramount reprend enfin ses esprits, et, dans un sursaut de lucidité, retire le projet Kong à Peters (Ce dernier continuera à nuire à Hollywood, au sein des studios Warner, et fera tourner en bourrique des cinéastes talentueux comme George Miller, sur Les sorcières d’Eastwick et Tim Burton sur ses deux Batman et surtout sur son Superman reborn, que le réalisateur finira par abandonner à cause du comportement caractériel et des décisions aberrantes de Peters). Mais à qui confier ce projet complexe et coûteux ? A l’époque, on n’a pas l’habitude d’investir de gros budgets dans les films fantastiques. Il faudra attendre le succès de Star Wars, en 1977, (produit avec un budget modeste de 10 millions de dollars) pour que les studios Hollywoodiens prennent conscience que les effets spéciaux attirent le public aussi bien que le feraient des vedettes confirmées, et qu’il est donc possible d’attribuer des budgets conséquents aux projets de Science-Fiction ou d’horreur. Ne sachant que faire, Paramount contacte le producteur italien Dino De Laurentiis en pensant que lui seul sera assez téméraire pour gérer le remake de King Kong. A l’époque, De Laurentiis bénéficie d’une réputation solide en Italie où il a produit le fameux Riz amer (1949) de Giuseppe de Santis, avec Silvana Mangano, ainsi que Les nuits de Cabiria (1957) réalisé par Fellini, mais aussi des superproductions internationales comme La Bible (1966) et deux adaptations de bandes dessinées délicieusement kitschs : Danger: Diabolik (1967) et Barbarella (1968). Fidèle à sa réputation, De Laurentiis accepte de relever le défi. Universal et Paramount ne voulant pas renoncer à leurs projets respectifs, l’inévitable procès a lieu. Universal perd la bataille en clamant aux médias que son projet aurait utilisé l’animation image par image et aurait été plus respectueux de l’original, mais dans les faits, rien ne vient étayer cette belle déclaration d’intention. En réalité, Universal ne perd pas tout, car Paramount s’engage à lui verser un pourcentage des bénéfices de la version qui sera produite, et lui laisse le droit d’exploiter le personnage de Kong dans son parc à thème d’Hollywood. C’est donc une bonne opération, même pour le studio perdant.



Un producteur un peu fou

De Laurentiis et Paramount ont désormais le champ libre. De Laurentiis, qui se moque du classique de 1933, décide de faire de son “Konk” (c’est ainsi qu’il l’appelle dans toutes ses déclarations à la presse, avec son accent italien à couper au couteau) la vedette d’un film-catastrophe. Il engage d’abord John Guillermin – le co-réalisateur de La Tour infernale – puis le scénariste Lorenzo Semple Jr, qui supervisa les scripts de la série télé parodique Batman (1966-1968). Il lui confie la tâche d’alterner scènes d’action et clins d’oeils comiques. Semple Jr situe l’action à l’époque actuelle, sans doute pour mieux se différencier du projet d’Universal. A la place du cinéaste Carl Denham, nous découvrons Fred Wilson (Charles Grodin), qui navigue en direction d’une île du Pacifique, où il va pratiquer des forages pour le compte d’une compagnie pétrolière. Découvert alors qu’il est monté clandestinement à bord, Jack Prescott (Jeff Bridges), un jeune paléontologue, affirme que l’île en question abrite des animaux préhistoriques et parle d’une tribu primitive, qui vénèrerait un gorille géant. Peu après, l’équipage recueille une jeune et belle naufragée, Dwan. Le yacht de l’actrice a sombré et elle est la seule rescapée. Le reste du script suit la trame du film de 1933 : Dwan est enlevée par les indigènes, offerte à Kong, puis sauvée par Jack. Le gorille géant est capturé et présenté lors d’un énorme show publicitaire sponsorisé par la compagnie pétrolière. Il s’échappe, retrouve Dwan et finit mitraillé au sommet d’un gratte-ciel. De Laurentiis, satisfait par le script, investit 25 millions de dollars dans le film et annonce que le tournage des scènes de jungle aura lieu dans les magnifiques paysages d’Hawaï. Mais les ennuis commencent dès la préproduction ! Le fils de De Laurentiis, Federico, passe une annonce pour recruter un comédien noir pour incarner Kong, sous-entendant qu’il sera plus facile à transformer en gorille ! Cette démarche horriblement raciste, inconcevable, crée aussitôt un scandale, que la production peine à dissiper, prétextant un malentendu. C'est alors que le maquilleur Rick Baker, spécialiste des costumes de singes, entend parler du projet de remake de Kong que prépare De Laurentiis. Il propose immédiatement ses services, mais découvre que le producteur Italien envisage de transformer le gorille en homme primitif, en une sorte de « chaînon manquant » ! Baker ne se décourage pas, et fabrique un costume de gorille à sa façon, avec un petit budget, en ne tenant aucun compte des croquis d'homme-singe qui lui sont fournis avec insistance par la production. Pendant ce temps, De Laurentiis engage son compatriote Carlo Rambaldi, auquel il avait déjà confié les effets spéciaux mécaniques de La Bible (un faux lion) et de Barbarella (Les poupées mécaniques, les ailes de l’ange) et lui donne carte blanche pour créer le Kong hybride dont il a eu l’idée. Rambaldi crée donc le costume mécanique d'une créature qui sera décrite plus tard comme "un désastre de 200 000 dollars" par John Guillermin ! L'approche de Baker, indéniablement supérieure, est retenue, mais on lui impose une collaboration extrêmement tendue avec Rambaldi : Baker va sculpter le personnage et en réaliser les masques, tandis que Rambaldi supervisera son travail et l’animera avec ses mécanismes activés à distance par des câbles. Ces tensions sont d’ailleurs emblématiques de toute la production du film : les équipes américaines et italiennes travaillent en parallèle, et ne communiquent pratiquement pas. D’où une suite d’erreurs et de malentendus proprement colossaux, comme on le verra plus tard…Une fois officiellement engagé, Baker décide de sculpter trois têtes, montrant chacune une expression différente de King Kong : calme, irrité, et bouche grande ouverte, prêt à rugir. Les structures internes des têtes - des sortes de casques en fibre de verre découpés et articulés - sont mécanisées par Rambaldi et son équipe Italienne, dont fait partie Isidoro Raponi, autre grand spécialiste des effets mécaniques. Rick Baker propose de revêtir le costume de Kong. John Guillermin accepte. Quand le réalisateur crie ses instructions pendant le tournage, un traducteur prend le relais et les répète en Italien aux manipulateurs de l'équipe de Rambaldi ! Ils actionnent de ce fait les leviers reliés par des câbles aux mécanismes de la tête avec un temps de retard. Rick Baker doit se débrouiller tant bien que mal pour synchroniser les attitudes corporelles de Kong à ses expressions faciales. Il paie de sa personne en restant dans le costume pendant de longues heures, les yeux recouverts d'énormes lentilles sclérales, les bras prolongés par des mains mécaniques. Lorsqu’il se déplace vite, il lui arrive souvent d’être bloqué par les câbles qui se coincent dans les éléments du décor, et de faire des chutes dangereuses. Au terme de ce calvaire, Baker réalise que le remake de King Kong ne lui donnera pas vraiment l’occasion de créer le costume de gorille parfait dont il rêve depuis toujours…



Grosse production et gros problèmes

Le tournage des prises de vues réelles ne se déroule pas mieux. A Hawaï, John Guillermin et son équipe de 120 techniciens et acteurs sont confrontés à une météo défavorable. Pour ne rien arranger, on n’arrive pas à créer le brouillard qui doit rendre le paysage mystérieux. On doit inventer et fabriquer spécialement 6 énormes machines à fumée. Elles sont assemblées à Los Angeles et acheminées à grands frais jusqu’à Hawaï pour parvenir au résultat escompté. Pendant ce temps à Hollywood, le spécialiste des effets mécaniques Glen Robinson fabrique deux énormes bras mus par de puissants vérins hydrauliques. Les armatures métalliques des bras sont couvertes de mousse et d’une peau de latex dans laquelle on a implanté des millions de poils de yack. Les bras créés par Robinson sont manipulés avec une infinie précaution, car ils sont aussi puissants et dangereux que deux bulldozers ! Robinson a installé des mécanismes de sécurité dans la main articulée qui va se refermer sur l’actrice Jessica Lange. Mais la fiancée de Kong sera tout de même assommée par un mouvement imprévu du pouce hydraulique ! De son côté, Rambaldi - qui n’a jamais hésité à raconter les plus gros bobards du monde – construit un gorille géant à taille réelle. Rambaldi a montré à De Laurentiis des dessins de mécanismes complexes en affirmant qu’il savait construire un King Kong grandeur nature…capable de marcher !! Pour diminuer les coûts du fameux robot, De Laurentiis décide de diviser le travail de construction entre l’équipe de Rambaldi et celle de Glen Robinson. Le dialogue entre les deux camps est si réduit que l’on s’aperçoit un peu tard que les Italiens et les Américains ont fabriqué chacun de leur côté un bras gauche ! Après avoir dépensé 1,7 million de dollars, la production hérite d’un mannequin géant d’une raideur affligeante, tout juste capable de lever les bras sans s’effondrer, et dont l’apparence ne correspond pas du tout à celle du costume et du masque créé par Rick Baker ! Conscient de ce fiasco, John Guillermin n’utilise l’automate que quelques secondes à l’écran, en plan très large, pour décrire la fuite de la foule lorsque le gorille casse les barreaux de sa cage. Tous les plans serrés sont tournés avec le costume de Rick Baker. Pour envenimer une ambiance déjà détestable, le service de publicité du film tente alors de faire croire que le robot géant est utilisé pour tourner toutes les scènes du film ! Cette affirmation est amplement reprise par les médias de l’époque, qui s’émerveillent des prodiges accomplis pour réaliser ce remake tant attendu, sans faire preuve du moindre sens critique, ni enquêter sur la réalité des techniques employées ! En revanche, personne ne demande à la production pourquoi les dinosaures, si importants dans le classique de 1933, ont été éliminés des scènes de Skull Island. En guise d’adversaire, King Kong affronte à présent un serpent géant quasi inerte, dont il se débarrasse en un instant, en le déchirant en deux ! Si d’autres animaux géants existent sur Skull Island, la production ne se donne pas la peine de les montrer. Ce manque d’ambition artistique est flagrant tout au long du film. De Laurentiis utilise même un poster qui lui vaudra une amende pour publicité mensongère. L’affiche représente en effet Kong juché sur les deux tours jumelles du World Trade Center (détruites au cours des attentats tragiques du 11 septembre 2001), tenant un avion à réaction dans les mains, alors que cette scène n’apparaît à aucun moment dans le film ! La production tentera de brouiller les pistes de la création de Kong jusqu’au dernier moment, indiquant au générique qu’elle tient « à signaler que King Kong a été dessiné et conçu par Carlo Rambaldi, construit par Carlo Rambaldi et Glen Robinson, avec des contributions spéciales de Rick Baker ». Bref, le spectateur curieux n’a aucun moyen de savoir qui a vraiment fait quoi, et quelles ont été les techniques employées…Précédé par une campagne publicitaire sans précédent, King Kong remplit les salles et devient un succès commercial. Les fans du film de Schoedsack et Cooper crient en vain leur indignation, tandis que des magazines réputés comme Time ou Variety publient des critiques étonnamment favorables. Comble de l’injustice, le film remporte l’Oscar des effets spéciaux ! Outré par cette récompense totalement injustifiée, (sans doute due à un lobbying forcené de De Laurentiis pour convaincre les membres votants) l’animateur Jim Danforth démissionne de l’académie des Oscars en clamant haut et fort son dégoût pour cette supercherie.



Une curiosité Kitsch

Aujourd’hui, en visionnant le film de John Guillermin avec une certaine indulgence amusée, on peut y trouver quelques moments intéressants. La découverte de Skull Island est assez joliment filmée, et la somptueuse musique de John Barry enveloppe le tout d’une aura de mystère bienvenue. La première scène de l’apparition de King Kong est assez impressionnante, mais tout se gâte dès que Dwan/Jessica Lange monologue face au gorille qui l’observe. Le texte écrit par Lorenzo Semple Jr est proprement hallucinant : l’héroïne demande au singe quel est son signe astrologique, puis le traite de macho lorsqu’il s’énerve ! Et ces babillages insoutenables durent, durent…et mettent à rude épreuve les nerfs du spectateur qui n’en croit pas ses oreilles. Heureusement, le masque mécanique mis au point par Rick Baker et Rambaldi est assez expressif pour occuper l’écran. Lorsque la poupée blonde tente de s’échapper et tombe dans la boue, Kong la rattrape délicatement (grâce aux bras mécaniques de Glen Robinson), la soulève et la nettoie en la passant lentement sous une cascade. Il entreprend ensuite de la sécher avec son souffle puissant. Les mimiques extatiques de Jessica Lange laissent à croire qu’elle apprécie énormément les attentions de Kong pendant cette scène ! Une fois capturé et enchaîné dans les cales du gigantesque pétrolier qui le ramène en Amérique, Kong n’est plus que l’ombre de lui-même. Jessica Lange l’observe d’une passerelle et laisse tomber son écharpe. Kong s’en empare et hume tristement l’odeur de sa belle. Décidément maladroite, la voilà maintenant qui glisse et tombe dans la cale ! Rattrapée au vol par le gorille, Dwan est gentiment rendue à ses compagnons humains. Ces quelques scènes sympathiques ne sauraient faire oublier les défauts du film : personnages caricaturaux, absence de monstres préhistoriques, dialogues « humoristiques » qui font grincer des dents et trucages bâclés (Le serpent géant, la rame de métro que Kong fait dérailler, les maquettes des bâtiments de New York qui manquent de détails, les incrustations grossières de Kong au sommet du World Trade Center, etc.). Ne reculant devant rien, De Laurentiis osera même ressusciter Kong en 1986 dans King Kong lives, réalisé par un John Guillermin qui a décidément renoncé à toute ambition artistique. Dans les coulisses, on retrouve à nouveau Carlo Rambaldi, qui utilise cette fois tout seul les techniques de masques articulés mises au point dix ans plus tôt avec l’aide de Rick Baker. Mais la sculpture de ce nouveau Kong est loin d’être aussi réussie que celle du maquilleur américain. Le début du film reprend les images de la conclusion de l’opus de 1976, et nous présente ensuite, tenez-vous bien, un King Kong que l’on a maintenu en vie, allongé dans une salle d’opération géante, depuis sa chute du World Trade Center ! La suite est si délirante qu’elle semble avoir été imaginée par l’équipe des Monty Python : une armada de chirurgiens greffent à Kong un cœur artificiel géant ! Il faut avoir vu une fois dans sa vie cette équipe de médecins escalader bravement le singe par la face nord, dans ce bloc opératoire surdimensionné, pour avoir une idée de ce que le cinéma peut offrir de plus absurde… C’est un fantastique moment de cinéma cinglé !



De Laurentiis se surpasse un peu plus tard, puisqu’il nous fait découvrir Lady Kong, ramenée de Skull Island par un aventurier visiblement tombé sous le charme de cette femelle gorille à la poitrine impressionnante ! Le reste de l’aventure est un moment de pur bonheur…pour les amateurs de 325ème degré à la Gotlib. On se demande encore aujourd’hui ce que la pauvre Linda Hamilton était venue faire dans cette galère…Le plus grand mérite de l’intervention de Dino De Laurentiis dans la saga King Kong aura peut-être été de nous faire savourer à sa juste valeur le remake exceptionnel concocté par Peter Jackson. Et ce n’est déjà pas si mal !

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