[Archives] Les effets visuels d’ALICE AU PAYS DES MERVEILLES - Seconde partie
Article Cinéma du Mardi 07 Juin 2016

Entretien avec KEN RALSTON, superviseur senior des effets visuels



Retrouvez la première partie de cet entretien


Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Quand nous avons vu ALICE, nous avons été incapables de déterminer si les yeux de Johnny Depp avaient été agrandis numériquement, ou s’il portait simplement des lentilles sclérales énormes…

 (Ken Ralston éclate de rire, ravi) Ahh, ça me fait plaisir que vous disiez cela ! Non, ses vrais yeux ont bien été agrandis numériquement !

Le résultat est remarquable !

Merci. C’est l’un des effets qui nous permet d’unifier l’aspect de tous les personnages du pays des merveilles, en « brouillant » les repères du public. Nous instillons ainsi un peu d’étrangeté en plus, là où l’on ne s’y attend pas. Il fallait que l’on sente de la bizarrerie un peu partout,  dans chacun des personnages, à l’exception d’Alice.

Ce trucage est très subtil. Il a du être extrêmement difficile à mettre en place dans les nombreux plans où Johnny Depp apparaît…

Oh Oui ! (rires) Surtout au début quand nous utilisions ce trucage sur les premiers plans du chapelier fou. C’est Carey Villegas qui a établi la procédure de cet effet visuel. Ce n’est qu’au fur et à mesure que nous l’avons utilisé que nous avons acquis plus d’expérience et d’aisance à l’employer. Les choses sont devenues plus rapides au bout d’un moment. Mais comme le chapelier fou apparaît dans un très grand nombre de plans, ce travail est resté très délicat jusqu’au bout. Cela dit, je vous félicite pour votre sens de l’observation, car la plupart des gens ne détectent pas ce trucage.

Ce qui nous a frappé, c’est que l’on peut voir les petites textures de maquillage sur les yeux de Johnny Depp et sur sa peau. La continuité est parfaite entre les parties agrandies et le reste du visage…

Comme il s’agit d’un personnage pour le moins fantasque, on ne sait pas exactement si cet aspect est son visage « au naturel » ou s’il porte une sorte de maquillage. C’est la raison pour laquelle nous avons traité son visage comme si le chapelier fou s’était maquillé. Ce look est très outrancier, de toutes manières.

Parmi les scènes « classiques » que l’on retrouve dans le film, il y a celle où l’on voit Alice tomber dans le trou apparemment sans fond du terrier du lapin blanc, et passer devant des bureaux, des rangées de livres, et même un piano pendant son interminable chute. Cette scène a probablement dû être difficile à filmer, d’autant plus que Mia Wasikowska porte une robe très évasée…

Oui. Pour tourner cette chute, nous avons suspendu Mia à différents supports, et à différents types de câbles. Dans certains plans, vous ne voyez en fait que le haut du vrai corps de Mia, tandis que sa robe, sa taille et ses jambes sont créés en 3D. Comme vous l’évoquiez, c’était dû au fait qu’il était impossible de lui faire faire une pirouette avec des câbles attachés au niveau des hanches, tout en lui faisant porter une robe aussi large. Le tissu de la robe se serait pris dans les câbles et aurait ruiné l’effet. La robe 3D nous a permis aussi de cacher les autres types de supports, fixés au sol ceux-là, que nous avons utilisés. Dans quelques-uns des plans, c’est la  doublure cascade de Mia que l’on voit tomber, et nous avons aussi utilisé brièvement un clone 3D de Mia à d’autres occasions.

Notamment quand elle est en train de grandir ou de rapetisser, une fois arrivée au fond du puits ?

Oui, car c’était là le meilleur moyen de créer cet effet particulier. Mais nous avons aussi filmé ces scènes avec la vraie Mia portant un justaucorps vert, afin de la faire grandir ou rapetisser indépendamment de sa robe, qui garde la même taille. C’est souvent un effet de travelling avant ou arrière, filmé sur un fond vert, qui permettait de la faire grandir ou diminuer dans le cadre. Et ensuite, nous pouvions amplifier cela en 2D, dans l’ordinateur, et la réduire ou l’agrandir encore plus.

Avez-vous créé des doubles numériques des autres acteurs du film ?

Non, pas vraiment. C’est surtout Alice qui a eu droit à ce traitement. Nous pensions devoir utiliser des doubles numériques pour certains autres personnages, mais finalement, nous avons pu éviter de le faire.

A-t’il été difficile de déterminer le degré exact de stylisation que vous vouliez apporter à l’ensemble des effets visuels ?

Oui, très difficile. Je considère que nous sommes parvenus à maintenir un bon équilibre entre une stylisation qui donne à cet univers un aspect étrange et décalé, et une représentation qui le rend relativement réaliste. Disons que nous avons essayé de donner l’impression que cet univers imaginaire pouvait avoir une existence physique crédible, tout en préservant la vision artistique à laquelle Tim Burton tenait énormément. Il fallait que tout cela reste drôle et extravagant, même si le traitement de la lumière et de la diffusion atmosphérique était assez réaliste.

Mia Wasikowska pouvait-elle voir des séquences animatiques ou des illustrations représentant les décors fantastiques qu’elle était sensée traverser, afin de pouvoir les visualiser en jouant ?

Oui. Nous présentions toutes les illustrations conceptuelles disponibles aux acteurs avant de tourner  chaque scène. Ils savaient quel allait être l’aspect final de leur personnage, ainsi que celui des décors dans lesquels l’action se déroulait. Nous disposions aussi de maquettes en volume de tous les environnements principaux du film, que nous avons pu leur montrer. Grâce à tous ces éléments, ils parvenaient à situer précisément l’endroit où ils étaient sensés se trouver, et quelles étaient les parties de décors qui les entoureraient plus tard, après la post-production. Nous avons aussi placé certains repères sur le fond vert, comme des silhouettes qui leur permettaient de situer où se trouvait un ensemble de champignons géants, à quelle hauteur étaient les yeux de la chenille, etc.

Parmi tous les personnages 3D du film, quels ont été les plus difficiles à concevoir et à animer ?

Il y a deux réponses possibles à votre question. Au strict niveau du design, ce sont le chat du Cheshire et le lièvre de mars qui ont été les plus difficiles à concevoir, parce qu’il a fallu que Tim choisisse parmi un grand nombre de designs intéressants celui qu’il avait envie de voir dans le film. Une fois que cela a été décidé, nous avons fait différents tests d’animation, car un personnage 3D  n’est pas simplement défini par sa modélisation, mais aussi par sa gestuelle. Donc, pour vous répondre au sujet de l’animation, je dirais que c’est probablement Stayne qui nous a donné le plus de fil à retordre, parce qu’il fallait que ses mouvements semblent  être ceux d’un humain tout en donnant au personnage une gestuelle stylisée qui corresponde à son aspect extravagant.  Insuffler la vie au Jabberwocky n’a pas été facile non plus, mais je dois dire que les animateurs ont adoré participer à la scène du combat avec Alice. D’une manière générale, je crois que l’on peut dire que plus les personnages 3D étaient proches de la forme humaine, plus ils étaient durs à animer.

Pourriez-vous nous parler aussi des effets « invisibles » auxquels vous avez eu recours ?

Il y a beaucoup de petits effets subtils, pratiquement indétectables, qui sont employés pour vous convaincre qu’Alice se trouve bien dans cet environnement que vous voyez sur l’écran. Il y a toujours du vent, des petites poussières qui traversent le cadre, des feuilles que les acteurs déplacent en marchant sur le sol, des petites graines de pissenlits qui s’envolent, etc. Toutes ces couches supplémentaires d’effets 3D qui sont ajoutés à l’image composite des acteurs, des personnages 3D et des décors virtuels nous aident à vous convaincre que tout ce qui apparaît à l’image forme un tout.

Est-ce que cela veut dire que vous avez créé par exemple des effets de vent autour et sur Alice qui n’avaient pas été filmés à l’origine ?

Oui.  Ou alors nous avons amplifiés ces effets quand ils nous semblaient trop faibles, par exemples en ajoutant des mèches de cheveux 3D sur la vraie Alice, et en les animant comme si le vent était très fort. Il faudrait disséquer pratiquement tout le film plan par plan pour établir la liste de tous ces petits effets ajoutés ça et là pour rendre les images encore plus crédibles. Il y a des milliers de trucages de ce genre dans le film !

Quels sont les effets que vous avez créés pour les scènes qui se passent dans le monde réel, au début et à la fin du film ?

Voyons…il y a le moment où le lapin blanc court dans les buissons et les haies du parc, et en émerge par moments. Nous avons aussi remplacé les vrais nuages par d’autres, plus graphiques, et nous avons recréé tout le fond de l’image que l’on voit derrière le navire, dans le scène qui se déroule sur les docks du port. Le vrai paysage n’avait rien à voir avec celui qui apparaît dans le film. Ce jour-là, le ciel était triste et gris, et la mer toute terne, comme cela arrive assez souvent en Angleterre ! (rires) Nous avons transformé le ciel pour lui donner des teintes chaudes et ensoleillées, refait l’océan, et fait disparaître les inévitables badauds qui s’étaient agglutinés sur le quai d’en face malgré nos indications,  pour assister au tournage !

Comme on peut pratiquement tout faire aujourd’hui avec des effets numériques, qu’est-ce qui vous incite à tourner une scène comme celle-ci dans un vrai port, en décors extérieurs, plutôt que sur fond vert, en studio ?

Parce qu’aujourd’hui encore, si l’on tente de reproduire un port et un bateau de manière hyperréaliste, ce que vous obtiendrez sera malgré tout inférieur à la qualité d’une image réelle d’un vrai navire, dans un décor naturel. De plus, tenter de modéliser un bateau et tout un décor en 3D prendra beaucoup plus de temps et coûtera beaucoup plus cher que d’organiser un tournage en prises de vues réelles. Et comme cette scène concerne Alice, et l’existence qu’elle choisit de mener dans le monde réel, il était également logique de la tourner ainsi. Même dans un film aussi excentrique et fou qu’ALICE AU PAYS DES MERVEILLES !

Johnny Depp danse d’une manière assez originale à la fin du film : les différentes parties de son corps pivotent, sa tête tourne comme une toupie, etc. Comment avez-vous créé cet effet ?

Assez simplement. Tout a été filmé sur fond vert, puis nous avons laissé Tim décider ce qu’il voulait vraiment voir à l’image, car au départ, ce n’était pas très précis dans son esprit. Ce que vous voyez dans le plan final est en fait un assemblage de différentes prises, filmées les unes après les autres. Nous avons isolé les différentes parties de son corps, et les avons greffées ensemble, afin de montrer son torse qui pivote à 360° tandis que ses jambes restent fixes, et puis sa tête qui se met à tourner à toute allure.



Quels sont les changements d’action ou les modifications de designs qui sont intervenus pendant la production du film ? Pendant le tournage ou la post-production d’un projet aussi ambitieux, cela arrive souvent…

Les changements ont été du même ordre que ceux qui se produisent pendant n’importe quel tournage : quant on prépare un film, on imagine les choses d’une certaine manière, mais une fois que l’on tourne, les acteurs proposent des choses plus intéressantes que ce qui avait été prévu, et donc, on en tient compte. Ce qui est très intéressant aujourd’hui, avec les effets 3D, c’est que si une suggestion d’un acteur change l’atmosphère d’une scène, on peut en tenir compte et modifier l’environnement virtuel, son éclairage, ses couleurs, ses accessoires, alors que cela aurait été impossible par le passé. Pour vous donner des exemples précis, les couloirs que l’on voit dans le palais de la reine rouge sont complètement différents de ce qu’ils devaient être au départ. Ils ont été modifiés au milieu de la production du film. La salle du trône de la reine rouge a énormément changé aussi. Toute la création du film a été un processus en constante évolution, comme si l’on modifiait indéfiniment une peinture à l’huile pour l’améliorer. C’est ce que je m’efforce de faire jusqu’à ce que quelqu’un saisisse la toile et me la confisque parce que le film doit être terminé ! (rires) Réaliser les effets du film a été une course contre la montre, comme je vous le disais auparavant, mais quand Tim nous demandait des modifications, nous en tenions toujours compte, jusqu’à la toute dernière minute.

Avez-vous constaté, en tant que superviseur des effets visuels de bien des films, que certains réalisateurs actuels, sachant qu’il est toujours possible d’intervenir sur un plan truqué numériquement, ont tendance à demander beaucoup de modifications , simplement parce qu’ils n’ont pas su faire un choix visuel judicieux au bon moment dans leur esprit ?

Certains réalisateurs réagissent effectivement comme cela. Dans la plupart des cas, il s’agit de ceux qui sont les moins expérimentés, et qui utilisent les effets visuels comme des béquilles plutôt que comme un outil de création ! (rires) Tim, lui, sait parfaitement quelles sont les ressources créatives que lui offrent les trucages 2D et 3D. Il n’agit donc pas de cette manière, justement parce qu’il a une vision très forte et très précise de ce qu’il veut faire, et ce, dès le départ. Par la suite, il ne procède qu’à des ajustements, comme nous le faisons aussi de notre côté pour peaufiner les effets. Ce sont les réalisateurs qui manquent de vision qui peuvent poser de gros problèmes ou créer des retards pendant la production d’un film. Ils demandent des changements parce qu’ils ne savent pas où ils vont. Des réalisateurs expérimentés ne vous demandent des changements que s’ils ont de très bonnes raisons de le faire. C’est le cas de Tim Burton, de Jim Cameron, ou de Bob Zemeckis…

Vous avez dû créer tous les effets visuels du film en 3-D relief. A quel point le relief complique-t’il votre travail ?

Le relief complique énormément la création des effets visuels, car il empêche d’avoir recours aux petites tricheries qui fonctionnent habituellement très bien en 2D, et qui vous permettent de corriger discrètement des défauts. Il vous contraint à être très rigoureux en ce qui concerne l’emplacement des acteurs dans l’environnement en trois dimensions. A un niveau purement artistique, j’ai trouvé que c’était une décision formidable de tourner le film ainsi, car cela nous donnait un outil de plus pour nous aider à vous convaincre qu’Alice  se trouvait bien et bien dans ces environnements délirants du pays des merveilles, quels qu’ils soient. C’était vraiment un avantage conséquent pour lier tous les éléments les uns aux autres. A un niveau technique, le surcroît de travail vient du fait que nous devons travailler sur deux films en même temps : l’édition en 2D et l’édition en relief. Cela requiert beaucoup plus d’efforts et beaucoup plus d’énergie. Vous essayez d’abord de concevoir la composition de base du plan en trois dimensions, et les emplacements de chacune des parties de l’image – les personnages, les accessoires, les éléments de décor – puis vous essayez de représenter le plan pour voir s’il va fonctionner correctement ainsi en relief, tout en travaillant aussi sur la version 2D, en vérifiant que la composition de l’image soit aussi lisible « à plat ». C’est un numéro de jonglage extrêmement compliqué, que l’on recommence pour chaque plan.

En voyant le film, nous avons eu l’impression que Tim Burton semblait jouer avec plaisir des possibilités offertes par le relief…Les effets 3-D n’interfèrent jamais avec la narration de l’histoire, et on a le sentiment que Burton a aimé les intégrer à sa mise en scène.

Je suis content que vous ayez pensé cela. Cependant, je ne suis pas certain que Tim ait toujours trouvé que tourner en relief était amusant ! (rires) Je me souviens même de certains moments où cela l’exaspérait !

Probablement pendant le tournage, à cause des inévitables contraintes techniques que cela représentait…

Oui. Mais ces contraintes ont été très limitées. Sans vouloir trop nous vanter, je crois que nous avons réussi à préparer cette expérience pour qu’elle soit la plus agréable possible pour Tim. Même s’il a souvent utilisé des effets visuels dans ses films, Tim Burton n’est pas un réalisateur qui aime entrer dans les détails techniques extrêmement complexes. Il s’est appuyé sur moi et sur mon équipe pour préparer le terrain, et écarter de son chemin ce « monstre technologique » qu’est la 3-D Relief, afin de lui permettre de se concentrer sur son travail créatif. Je ne voulais surtout pas que cela devienne une source de soucis pour lui. Je crois que c’est ce qui lui a permis de se sentir libre de faire ce qu’il voulait, comme vous l’avez apparemment ressenti en voyant le film.

Est-ce que l’on est en train d’inventer actuellement de nouveaux outils pour permettre aux superviseurs d’effets visuels comme vous de travailler plus facilement en 3-D Relief ?

Oui, et plus particulièrement depuis la sortie et le succès colossal d’AVATAR. Tout le monde veut se lancer dans le relief et profiter de cet engouement. Nous n’avons pas eu à créer de nouveaux outils au sein de Sony Imageworks, car nous travaillons dans ce registre du relief depuis presque 7 ans, mais comme tout le monde, nous perfectionnons nos logiciels et nos équipements pendant la période de recherche et de développement qui précède chaque film. Nous leur apportons ainsi des modifications ponctuelles qui nous permettent de les rendre de plus en plus performants dans le domaine de la création des effets visuels en 3-D Relief.

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