LA SAGA RAY HARRYHAUSEN – Les Voyages de Gulliver
Article Cinéma du Vendredi 27 Octobre 2023
Par Pascal Pinteau
Les Voyages de Gulliver ( The Three Worlds of Gulliver) USA 1959 Réalisation: Jack Sher. Scénario : Arthur A. Ross & Jack Sher, d’après le roman de Jonathan Swift. Production : Charles H. Schneer. Effets visuels : Ray Harryhausen. Musique : Bernard Hermann. Avec : Kerwin Mathews, June Thorburn, Grégoire Aslan. Couleurs. Distribution : Columbia. Durée : 1h39. L’histoire : Le docteur Lemuel Gulliver est si pauvre qu’il refuse d’épouser sa fiancée Elisabeth avant de pouvoir lui permettre de vivre dans des conditions décentes. Il embarque sur un navire à destination de l’Inde, espérant faire y fortune grâce à ses connaissances médicales, mais une tempête se déchaîne et le naufrage ne peut être évité. Lemuel se réveille allongé sur une plage, où de minuscules humains l’ont entravé au moyen de cordes et de pieux pendant qu’il était évanoui. Les dignitaires lui expliquent qu’il se trouve sur l’île de Lilliput. Lemuel réussit à les convaincre qu’il ne leur veut aucun mal. Une fois libéré, il leur rend de nombreux services, puis confisque les bateaux de la flotte du pays de Blefuscu pour éviter une guerre futile. Lemuel reçoit une médaille, mais peu après, l’empereur et l’impératrice de Lilliput lui reprochent de les avoir arrosés de vin, alors qu’il a stoppé ainsi un incendie menaçant le palais. Outré par tant d’ingratitude, Lemuel s’enfuit avec une barque qu’il a fait construire. Il arrive au royaume de Brobdingnag, dont les habitants sont beaucoup plus grands que lui…
L’adaptation d’un classique de la littérature
Curieusement, le projet suivant de Ray n’est pas initié par lui. Il s’agit d’une adaptation du roman de Jonathan Swift Les Voyages de Gulliver, conçue comme une comédie musicale par Arthur Ross et Jack Sher. Danny Kaye doit jouer Gulliver, mais le comique est sous contrat à la MGM, qui réclame une énorme somme à Universal pour le laisser jouer dans ce projet… Universal s’étant désisté, Schneer achête le script pour Morningside et la Columbia, et demande à Ross et Sher de le retravailler en y intégrant les situations que Ray va imaginer et dessiner. C’est chose faite en juin 1959.
Destination Londres
Ray et Schneer quittent Los Angeles pour aller vivre et travailler à Londres. C’est une décision qui s’impose : les sujets qu’ils développent gagnent à être tournés en Europe, où la main d’oeuvre locale est moins coûteuse qu’aux USA, et depuis Londres, ils ne se trouvent qu’à trois heures d’avion de l’Espagne, dont ils vont utiliser à nouveau les décors naturels. D’autre part, les Laboratoires Rank ont développé un nouveau procédé d’incrustation reposant sur un fond éclairé par des lampes jaunes au sodium. Contrairement au travelling matte filmé sur fond bleu, qui nécessite dix étapes successives, la méthode au sodium utilise un prisme et une caméra qui filme avec deux pellicules 35mm en même temps. Grâce au prisme qui dédouble ce qui se trouve devant l’appareil, les prises de vues normales des acteurs jouant devant l’écran jaune s’impriment sur la première pellicule, tandis que sur la seconde, un filtre réagissant à la lumière au sodium crée directement le cache sombre en mouvement qui servira à réaliser les incrustations avec une tireuse optique. Les avantages du processus au sodium sur le travelling matte sont flagrants : les vêtements ou accessoires des acteurs peuvent être bleus, le composite final est moins granuleux car réalisé avec moins de recopies d’images, et le cache obtenu est si précis et si nuancé qu’il permet des effets de transparence. Les mèches de cheveux restent visibles, tout comme les textures d’un verre d’eau ! Autant de détails fins rabotés par un travelling matte classique. Et dernier atout, le trucage au sodium ne crée pas non plus de ligne de contours bleue.
On ne change pas une équipe qui gagne
Grâce au succès remporté par LE 7EME VOYAGE DE SINBAD, Schneer impose Jack Sher à la réalisation, même s’il n’a dirigé qu’un seul film d’action, le western LE BAGARREUR SOLITAIRE avec Audie Murphy. La Columbia propose le rôle de Gulliver à Jack Lemmon, qui le refuse. Ray et Schneer, ravis, engagent à nouveau Kerwin Mathews, aussi charismatique à l’écran que plaisant pendant un tournage, puis June Thornburn pour incarner la fiancée de Gulliver. Les seconds rôles sont attribués à des acteurs anglais et au français d’origine turque Grégoire Aslan, incarne avec drôlerie le roi de Brobdingnag. Le tournage débute sur la Costa Brava. Pour gagner du temps, deux installations sont prévues aux extrémités de la plage de Saint Agaro : l’une représente les décors de Lilliput, et l’autre ceux de Brobdingnag. Kerwin Mathews doit donc changer de tenue et courir à l’autre bout de la plage à chaque fois qu’il passe « d’un pays à l’autre » en fonction du plan truqué prêt à être filmé. Le tournage se poursuit dans le Palacio de Oriente situé à La Granja, au château de Segovia et devant les remparts de la cité fortifiée d’Avilla. Les décors miniatures de Lilliput et quelques intérieurs sont filmés aux studios Sevilla de Madrid, puis l’équipe revient à Londres pour achever les prises de vues aux studios de Pinewood puis dans ceux de Shepperton, où se trouve un décor de ruelles du 17ème siècle qui représentera Wapping, la ville où habite Gulliver.
De nombreux trucages, mais peu d’animation
Trop respectueux de l’oeuvre de Swift pour la transformer à son profit, Ray se contente de confronter Lemuel à deux animaux géants de Brobdingnag. Pour une fois, son travail ressemble à celui de n’importe quel superviseur des effets visuels, puisqu’il conçoit 300 plans truqués en dehors des scènes en Dynamation. Si le procédé d’incrustation avec l’éclairage au sodium est formidable, il est coûteux. Ray utilise donc souvent des effets de fausse perspective moins onéreux mais longs à préparer. Il place Kervin Mathews sur une plateforme en hauteur près de la caméra, entouré d’accessoires miniatures, et aligne au loin les acteurs jouant les Lilliputiens, en tournant avec un objectif qui permet que tout soit net dans l’image. C’est ainsi qu’est réalisé le plan où les notables de Lilliput installés sur une tour en bois remettent une médaille à Lemuel. D’autres effets ne peuvent être créés qu’avec un travelling matte, comme le plan où Kerwin Mathews, allongé et entravé par des cordes, est incrusté dans une vue en plongée de la plage. Ray a réparti les groupes de figurants pour donner l’impression qu’ils observent le géant. D’autres scènes reposent sur des accessoires surdimensionnés tel l’échiquier dont Lemuel pousse les pièces pour jouer contre le roi de Brobdingnag. Ray utilise tous les tours dans son sac pour filmer ces interactions entre géants, humains et lilliputiens. Débordé, il réduit à quelques plans l’intervention d’un écureuil géant qui saisit Lemuel par le pied, et le traîne jusqu’à son terrier, parmi ses provisions. La marionnette est créée avec une vraie peau d’écureuil traitée par un taxidermiste, et placée sur une armature recouverte de bouts de mousse. L’unique morceau de bravoure en Dynamation est le combat entre Lemuel et un jeune alligator, punition infligée par le roi de Brobdingnag. Ray multiplie les contacts entre les adversaires : il aligne image par image un morceau de bouclier miniature dans le même axe que le bouclier tenu par Kerwin Matthews (et vu en rétroprojection), ce qui permet à la marionnette de l’alligator de le happer. Plus tard, Ray aligne et insère un petit bout de lame dans le reptile quand Lemuel lui donne le coup de grâce avec son épée. L’illusion est parfaite. Bernard Hermann conjugue à nouveau sa magie musicale à celle de Ray, et donne du charme aux scènes platement dirigées par Jack Sher. Le film sort en décembre 1960, avec la nouvelle appellation « SUPERDYNAMATION » imaginée par le service publicitaire du studio. Il est bien accueilli par la presse et par les dirigeants de la Columbia, qui signent un nouveau contrat de 5 ans avec Morningside, mais n’obtient pas les mêmes scores que LE 7EME VOYAGE DE SINBAD…Ray s’y attendait : il est déçu par les baisses de rythme du film et regrette amèrement de n’avoir pu animer qu’une seule vraie scène d’action. Il n’acceptera plus jamais un sujet qui ne viendra pas de lui.
La suite de la Saga Ray Harryhausen arrivera bientôt sur ESI.