LES IMMORTELS : Entretien exclusif avec le réalisateur Tarsem Singh – Seconde partie
Article Cinéma du Mardi 27 Decembre 2011

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Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

On pourrait dire de vos deux films précédents que ce sont presque des « comédies musicales sans musique » : ils sont volontairement stylisés et entraînent les spectateurs dans des réalités alternatives…

(Tarsem Singh éclate de rire en entendant la question) Des comédies musicales sans musique ! (rires) J’adore cette analogie ! C’est très juste. Et on en revient à ce que les gens me disent, c’est à dire que je donne plus d’importance aux images qu’au script, ce qui est vrai. Vous savez, au moment où nous parlons, je suis en train de tourner une nouvelle adaptation de BLANCHE-NEIGE à Montréal. Quant on m’a proposé ce projet, j’avais répondu que je ne saurais vraiment si j’avais envie de le réaliser qu’à partir du moment où je trouverais la forêt idéale pour le tourner. J’avais une idée assez précise de ce que je voulais. Au cinéma, à chaque fois que l’on voit une forêt inquiétante, il y a des arbres tortueux, rabougris, avec des branches noueuses…C’est d’ailleurs devenu la spécialité de Tim Burton : ce genre d’univers lui appartient, comme s’il avait déposé un copyright sur ces images. Je n’avais donc pas du tout envie d’aller dans cette direction-là, mais vers des images beaucoup plus graphiques, épurées. Je me suis souvenu du travail de Tarkowski évoquant sa propre enfance, et montrant des bouleaux blancs dans un paysage d’hiver. C’était magnifique, car ces arbres à l’écorce blanche disparaissaient dans l’image : on ne voyait plus que quelques traits sombres dans tout ce paysage immaculé, quelques zébrures… Pour moi, cela a été le déclic qui m’a donné envie de réaliser BLANCHE-NEIGE : l’idée de trouver une forêt entièrement composée de bouleaux blancs ! A ce moment-là, j’ai dit aux producteurs « OK, vous pouvez m’envoyer le script à présent ! » (rires) Je ne dis pas que je ne procéderai pas différemment quand je préparerai d’autres films dans le futur, mais je crois que cette approche est profondément inscrite dans mon ADN, et je n’ai pas forcément envie de la combattre !

Quels sont les buts que vous vous êtes fixés quand vous avez commencé à travailler sur LES IMMORTELS ?

Au départ, j’étais un peu réticent à l’idée de m’attaquer à un film de genre initié par un grand studio. Pour moi, THE CELL n’était pas un film de tueur en série, par exemple. C’était un voyage dans l’imaginaire d’un être tourmenté et dangereux. Je ne suis pas fan des « formules toutes faites » qu’utilisent les studios pour attirer le public, ni très attiré par la mythologie grecque en général. Ce qui m’a séduit dans ce projet, c’est la perspective de montrer des dieux et de mettre en scène leurs interactions avec les mortels. Ma mère m’a incité à réfléchir à cela, car il y a quatre ans environ, elle m’avait dit, en sachant très bien que je suis athée depuis ma plus tendre enfance : « D’après toi, pourquoi as-tu pu obtenir un tel succès dans ton métier ? Eh bien je vais te le dire : c’est grâce à mes prières ! » (rires) J’ai découvert ainsi, soudainement, qu’elle était absolument convaincue que les dieux l’avaient entendue, et que sans eux, je ne serais pas allé bien loin ! Une fois la surprise passée, je me suis dit qu’il serait intéressant d’adopter son point de vue, et je me suis imaginé, moi l’athée, arrivant devant dieu après ma mort. Je suis sûr qu’il me dirait « Espèce de crapule, tu n’as jamais cru en moi ! Je n’avais aucune envie de t’accorder la moindre faveur dans ta vie, ni de t’aider dans tes projets professionnels, mais ta mère a tellement prié pour toi que j’ai été obligé de le faire ! » (rires) J’ai pensé alors que confronter ainsi un athée aux dieux de l’Olympe serait un point de départ bigrement intéressant pour LES IMMORTELS. Le problème pour moi, c’est que j’avais du mal à me représenter un monde dans lequel la liberté de pensée existerait encore si tous les gens étaient convaincus de l’existence des dieux. Ce que je veux dire, c’est que si demain, dieu apparaissait sur la pelouse de la Maison Blanche pour que chacun puisse le voir, si cette preuve formelle surgissait brutalement dans nos vies, cela remettrait tout en cause. Nous serions terrifiés ! En nous sachant surveillés, vus de là-haut 24h sur 24, nous n’oserions plus commettre de petites ou de grandes offenses, nous n’oserions plus regarder des films X, ni mentir, ni être malhonnêtes. Cette question de la liberté de penser, de la liberté d’action devait donc être au centre de l’histoire. Ensuite, j’ai réfléchi à la manière dont on avait représenté les dieux grecs : bien souvent, on les décrit comme des hommes d’âge mûr ou même des vieillards à la grande barbe blanche. J’ai songé « Si j’étais un dieu doté de pouvoirs illimités, pourquoi accepterais-je de vieillir ? » Du coup, j’ai décidé que tous les dieux du film seraient jeunes. J’ai réfléchi pendant deux ans à l’aspect visuel qui conviendrait le mieux au film, et j’ai décidé de rester à l’écart du style « comic book » qui avait été employé pour 300, pour aller vers une évocation des peintures de la renaissance, et notamment vers les œuvres de grands peintres italiens comme Le Caravage (1571-1610, NDLR). J’ai choisi d’utiliser ce style pour traiter toutes les scènes, y compris les séquences d’action, en évitant les clichés de la violence de type « comic book ». Avec cette approche, j’ai d’abord envisagé de n’utiliser que des plans moyens, ce qui aurait été une contrainte narrative. Mais j’ai réalisé que les peintres de la renaissance auraient certainement utilisé aussi des plans très larges pour décrire de grandes batailles. Et partout, j’ai employé les techniques d’éclairage propres aux œuvres picturales de cette époque.

Avez-vous tourné le film directement en 3-D relief ?

Nous avons tourné beaucoup de plans en 3-D au début, et je me suis rapidement rendu compte que ma façon de réaliser convenait très bien à cette technique, car je n’aime pas les montages rapides. J’aime les plans moyens, j’aime composer des images plutôt que de décrire des actions en plusieurs plans. Ce genre d’approche, cette manière de composer des tableaux, est idéale pour le relief. En revanche, si vous tournez camera à l’épaule, comme aime à le faire un cinéaste comme Paul Greengrass, cela ne convient pas du tout à la 3-D. Dans ce cas-là, vous êtes mort avant même d’avoir commencé le film ! Ce type de prises de vues ne permet pas de focaliser la vision sur un élément précis, car tout change tout le temps. Si on essaie de créer des effets 3-D, les yeux des spectateurs ne peuvent pas converger assez longtemps sur un point stable. La seule solution dans des plans de ce genre, c’est d’abandonner le relief ou alors de le restreindre tellement qu’il en devient imperceptible. Pour revenir au tournage d’IMMORTELS, comme ma manière de filmer convenait bien, je me suis rendu compte par la suite que je n’avais pas nécessairement besoin de faire des prises de vues en vraie 3-D, tant que je prenais soin de l’aspect technique, en effectuant des mesures précises des distances entre les objets ou les acteurs filmés et la caméra, et en concevant mes plans d’une certaine manière, afin de gérer différents niveaux de profondeur d’image en post-production. Contrairement aux idées qui sont très répandues, les méthodes de conversion de 2D en 3-D ont énormément évolué ces derniers temps. Il ne faut plus se référer aux très mauvaises conversions qui avaient été effectuées il y a un an ou deux, et qui avaient été bâclées. On peut obtenir d’excellents résultats en ayant recours aux nouvelles méthodes de conversion, mais seulement si elles sont prévues dès le tournage, et que les préparatifs techniques sont effectués à ce moment-là.

Quelles sont les images les plus fortes qui sont immédiatement apparues dans votre esprit quand vous avez lu le script pour la première fois ?

Curieusement, un seul plan. Après avoir pensé à évoquer Le Caravage et son style pictural, l’image du plafond de la chapelle Sixtine de Rome m’est apparue, ainsi que l’idée que tout le monde doit lever les yeux pour regarder les cieux, le royaume des dieux. Quand Michel-Ange a peint cette immense fresque, il a pensé au fait que tous les visiteurs de la chapelle la verraient seulement en regardant en l’air, et il a donc représenté tous les personnages en contre-plongée, les pieds au premier plan, et le reste du corps plus loin. On découvre cette œuvre comme si l’on était une fourmi regardant les dieux au travers d’un plancher de verre, par le dessous. C’est ce qui m’a donné l’idée de reprendre ce concept et de le pousser au maximum en montrant ainsi une gigantesque bataille dans le ciel ! C’est la seule image qui me soit venue spontanément à la lecture du scénario. Au départ, j’avais prévu d’utiliser ces images de combats vus du dessous en guise d’ouverture du film, mais cela ne fonctionnait pas bien. A présent, elles nous servent de conclusion !

Quels ont été les défis les plus ardus à relever en réalisant LES IMMORTELS ?

Sans doute la mise au point des costumes et des décors, car je ne voulais pas que l’on s’en tienne à reproduire des architectures et des tenues rigoureusement authentiques. Je ne voulais pas non plus être restreint par le script. Quand un scénario et des dialogues sont trop agréables à lire, j’ai envie de dire aux producteurs « Publiez cela en tant que roman plutôt que de vouloir en faire un film ! » Dans ces cas-là, il n’y a tellement de mots et de dialogues qu’il n’y a plus de place pour les images ! Pour moi, un bon script doit être à la fois une bonne histoire et un document qui vous incite à visualiser, qui fait surgir des visions. Je reviens à la conception du monde des dieux… Au départ, je l’imaginais comme univers proche de celui de la Renaissance, mais bénéficiant en plus des techniques liées à l’électricité. Je voulais jouer la carte de l’anachronisme, comme Baz Luhrmann l’a fait en tournant ROMEO ET JULIETTE au Mexique. Quand nous avons commencé la préparation du film, nous nous sommes dits que nous n’avions pas besoin d’intégrer autant de technologies modernes. Certains éclairages électriques sont toujours présents dans les décors, mais aux côtés de torches ou de lampes à huile classiques. Les architectures que j’ai choisies ne font pas références à des périodes précises de la Grèce antique, elles sont intemporelles. Ensuite, il a fallu résoudre le problème des costumes. Quand vous vous attaquez à un sujet historique, vous pouvez avoir recours à des reconstitutions de tenues dont l’impact est phénoménal. Je pense notamment aux magnifiques costumes de GLADIATOR, et à ces casques incroyables que portaient les combattants dans l’arène. Pourtant, quand je pensais aux costumes des IMMORTELS, je me disais que je n’avais pas envie d’utiliser des tenues ressemblant à ce que l’on avait vu auparavant. Je voulais aller vers l’imaginaire, tout en sachant que cela poserait des problèmes. En choisissant des armures dorées, je me doutais que certaines personnes de la production diraient « Mmm, les acteurs ressemblent trop à des icônes gays ! » (rires) ou « C’est trop farfelu ! » tandis que d’autres diraient « C’est encore trop réaliste. » Chaque décision artistique est une bataille qu’il a fallu gagner. En dehors de l’aspect des costumes, l’autre point délicat a été la manière de régler les combats. Je ne voulais pas avoir recours à trop d’effets 3D, ni tomber dans les scènes d’action des films inspirés de comic books, ni utiliser les méthodes des chorégraphes des films de Hong Kong, ni avoir recours de manière outrancière aux câbles pour faire bondir les acteurs…Le style d’action approprié à cet univers était donc très difficile à trouver. D’autant plus que les gens qui sont habituellement engagés par la production pour dessiner les storyboards ou créer des séquences de prévisualisation schématique en 3D d’après vos indications ont tendance à agir comme s’ils étaient eux-mêmes réalisateurs. Ils prennent des décisions de leur côté qu’ils viennent ensuite vous proposer, ce qui ne me convient pas du tout. Je veux obtenir exactement le plan que j’ai en tête, sans passer par un intermédiaire qui va me faire dévier de ma vision initiale.

Cela vous a obligé à faire des mises au point avec ces collaborateurs ?

Oui. Il fallait que je leur explique que je ne voulais pas quel tel plan soit plus rapide, ni que tel personnage bouge plus vite que ce que j’avais prévu, sinon, le tempo de ma séquence ne fonctionnerait plus. La plupart des styles de combats que l’on venait me proposer ne me convenaient pas, car c’étaient des mouvements que l’on avait vus mille fois auparavant. J’ai préféré aller vers une grande stylisation, pour pousser mon idée jusqu’au bout. Je pense que le pire problème au cinéma, c’est quand on prend une décision « Comme ci, comme ça » (Tarsem Singh dit ces mots en français), un compromis pour tenter de plaire au plus grand nombre. Ce que je j’aime, ce sont les décisions tranchées, sans compromis, qui vont provoquer des réactions extrêmes. Si les gens disent d’un de mes films « C’est totalement nul » tandis que d’autres disent « C’est fantastique ! », je suis ravi ! (rires) En revanche, si la grande majorité des gens disaient « c’est comme ci comme ça », ce serait un verdict terrifiant pour moi ! (rires)

La suite de cet entretien sera bientôt disponible sur ESI !

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