[Archives] Frankenweenie : Entretien avec le directeur de la photographie Peter Sorg
Article Animation du Dimanche 06 Mars 2016
Par Jérémie Noyer et Pierre-Eric Salard.
Propos recueillis et traduits par Jérémie Noyer.
Mille mercis à Scrooge pour sa traduction !
A la fin des années 1970, Tim Burton est recruté par les studios Disney. La personnalité du futur réalisateur - qui rapportera un milliard de dollars à ce même studio une trentaine d'année plus tard – ne colle pas avec les missions confiées par son employeur (Rox et Rouky, Taram et le chaudron magique). Il obtient cependant des budgets – faméliques - pour développer deux courts métrages, Vincent (1982) et Frankenweenie (1984). D'une durée de 27 minutes, ce dernier est un hommage, réalisé en prises de vues réelles et en noir-et-blanc, au Frankenstein (1931) de James Whale. Lorsque le chien de Victor Frankenstein, Sparky, est renversé par une voiture, la peine du jeune garçon est immense. Peu après, à l'école, il découvre lors d'un cours de biologie que l'électricité peut faire réagir la dépouille d'une grenouille ! Débrouillard et futé, Victor va reproduire chez lui l'expérience... et ressusciter Sparky ! Mais son entourage finit par découvrir l'existence de la créature - ce qui, bien entendu, les terrorise. Victor va donc tenter de les convaincre que derrière les cicatrices, le chien n'a pas changé... A l'origine, Tim Burton souhaitait réaliser les mésaventures de cet « apprenti Dr Frankenstein » en animation image-par-image (stop-motion). Mais le coût du projet l'incita à revoir ses ambitions à la baisse et à se tourner vers les prises de vues réelles. Au final, les studios Disney ne surent pas quoi faire de ce court-métrage encombrant, qui ne correspondait pas aux codes de la société. Certains membres de l'exécutif jugèrent que Frankenweenie serait bien trop effrayant pour de jeunes enfants ; le film ne fut donc même pas diffusé en avant-séance d'une ressortie de Pinocchio, comme cela était originellement prévu. L'entreprise se sépara du jeune artiste. Il faudra finalement attendre dix ans pour que ce court soit disponible auprès du grand public. Entre-temps, Tim Burton s'est fait un nom grâce à Beetlejuice, Batman et le long-métrage en stop-motion L'Etrange Noël de Mr Jack (réalisé par Henry Selick en 1993). Le court-métrage Frankenweenie est d'ailleurs proposé dans les éditions DVD et Blu-ray de ce dernier film.
Une quinzaine d'années après la sortie des aventures de Jack Skellington, la renommée de Tim Burton lui permet d'imposer - ou presque - ses choix. Lorsque les cadres des studios Disney lui proposent de réaliser Alice au pays des merveilles, il leur confie son envie de se replonger dans l'univers de Frankenweenie, dont ils possèdent les droits. En novembre 2007, l'affaire est entendue : une fois Alice bouclé, Tim Burton s'attaquera à une nouvelle version de son court-métrage. Mais cette fois-ci, il respectera sa vision d'origine et le réalisera en stop-motion... et en noir-et-blanc ! Fidèle à sa réputation, le réalisateur fait appel à l'équipe d'artistes et d'animateurs avec qui il avait collaboré sur Les noces funèbres (2005), dont le le directeur de la photographie Peter Sorg...
Entretien avec le directeur de la photographie Peter Sorg
Comment avez-vous abordé ce film entièrement en noir et blanc ?
Lors de ma première rencontre avec Tim Burton, il m'a expliqué que l'éclairage et l'atmosphère devaient vraiment exprimer et valoriser les émotions dans le film. Ma palette devait aller du noir au blanc avec toutes les nuances de gris entre ces deux extrêmes. Très tôt dans la production j’ai tourné avec Trey Thomas, (le directeur de l'animation) un test de 30 secondes sur Victor et Sparky dans le grenier. J'ai aussi tourné des tests des différents intérieurs et extérieurs pour trouver et établir un look spécifique aux différents lieux et moments de la journée. Tim a été très content des résultats, et ces essais d'éclairages de décors et de marionnettes ont servi de référence pour l’ambiance que nous voulions donner à ce film.
Comment se composait votre équipe ?
En raison de l’importance de la production et du calendrier serré, j'ai mis sur pied six équipes de tournage, y compris moi-même, qui travaillaient sur différentes scènes du film en même temps. Chaque équipe était dirigée par un responsable éclairage caméra, à savoir Malcolm Hadley, Graham Pettit, Simon Jacobs et deux assistants caméra qui ont été ensuite promus en tant que responsables d’éclairage caméra, Drew Fortier et Christophe Leignel. Chaque équipe a un gaffer et un assistant camera/opérateur du contrôle image par image. Le responsable élairage caméra était affecté à une ou plusieurs séquences spécifiques avec 4 à 5 animateurs. Le défi du tournage de cette façon est de maintenir la cohérence, mais aussi de permettre à chaque scène d'avoir son propre caractère pour aider à raconter l'histoire et permettre de conserver des visuels intéressants.
Où l'animation a-t-elle été produite?
Frankenweenie a été tourné à Three Mills Studios à East London dans un grand entrepôt sur trois étages divisés en 36 unités de tournage. Il est situé dans une ancienne propriété industrielle à côté du parc olympique. Corpse Bride and Fantastic Mr Fox ont été tournés au même endroit : le stop motion a une histoire en ces lieux. Les unités de tournage sont drapées d’immenses rideaux noirs et deviennent un refuge temporaire pour les animateurs et les membres de l’équipe.
Comment se passe le tournage ?
Les séquences sont généralement préparées et décomposées en plans avec l'aide de storyboards avant qu'elles n’arrivent sur le plateau de tournage pour être filmées. Tous les responsables des différents départements se sont réunis auparavant et ont discuté de l'approche de la scène en parlant simplement de la façon de tourner. Lorsque de nouveaux décors arrivaient de l’atelier de travail sur les plateaux de tournage, le directeur de l'animation, Trey Thomas, ainsi que Rick Heinrichs et moi-même nous réunissions pour discuter des besoins de chacun en termes de prise de vue, aussi bien au niveau des textures, de l’animation, des décors qu’au niveau des questions d'éclairage, tout cela avant de présenter quelque chose à Tim Burton. Après cela, j’allouais une séquence donnée à une personne caméra/éclairage. La plupart du temps il était possible pour une personne de rester sur une séquence avec un ou plusieurs animateurs pour la durée de cette séquence. Cela aide vraiment à avoir une cohérence et une meilleure fluidité. Le directeur de l'animation informait l'animateur avant de commencer à tourner, et il discutait de l'éclairage et de la caméra avec moi et la personne caméra/éclairage présente, une fois que la séquence était déterminée. Un autre briefing suivait habituellement et ensuite on faisait parfois une répétition avant le tournage pour de bon. Cette collaboration très vaste implique tout le monde jusqu'à ce qu'une séquence fonctionne bien, et que tout le monde soit sur la même longueur d’onde. Tim Burton examinait alors les répétitions et les tournages terminés et nous écrivait ses remarques en conséquence. Ayant passé un peu de temps et ayant fait des mises au point avec Tim au début de la production et après les tests de lumière et caméra sur quelques éléments, il semble qu’il nous a fait suffisamment confiance pour nous laisser effectuer les scènes. Il regardait les rushes tous les matins et, si nécessaire laissait des commentaires et / ou demandait des modifications. Ces notes étaient toujours vraiment positives. Tim nous a donné beaucoup de temps lors de la production de Frankenweenie ce qui a été vraiment très utile et ce qui signifiait qu'il n'y avait pas de temps perdu pendant la photographie sur des scènes qu’il aurait fallu tourner de nouveau.
En évitant la couleur, votre approche de la forme, de la lumière et des ombres est différente. Pouvez-vous me parler de cet aspect?
Avec le noir et blanc vous utilisez uniquement la lumière, les ombres, les textures et la profondeur de champ ainsi que le choix de lentilles comme outils pour créer une séparation, une profondeur et une ambiance. Dans un sens, c'est une manière plus pure de faire de l'éclairage. Vous ne vous concentrez que sur le contraste et la direction de l'éclairage et de la modélisation. La façon dont vous gérez l'éclairage d'appoint devient aussi plus important. Le noir et blanc permet d'améliorer les textures et crée donc plus de lien entre le spectateur et les décors et les marionnettes. Vous pouvez presque les toucher. C'est ce que Tim Burton souhaitait, que la prise de vue en noir et blanc ajoute du contenu émotionnel pour l'histoire et puisse la rendre plus tactile.
Il semblerait que certains éléments des décors aient été maintenus en couleur (les rideaux rouges, l’herbe)...
Certains éléments du décor ont été maintenus en couleur pour des raisons d'ordre pratique. Par exemple, il est difficile de trouver de l'herbe artificielle (astro-gazon) dans une couleur autre que le vert. Certains matériaux avec certaines textures ne sont disponibles que dans une couleur particulière et il était impossible de la changer. Nous avons aussi tourné une charte de couleur pour le département d'art avec notre LUT (Looking Up Table) qui lui est appliquée, afin qu'on puisse voir chaque couleur dans sa nuance particulière de gris une fois convertie en noir et blanc. Les marionnettes ont toutefois été toutes peintes en noir et blanc. J'ai aussi tourné quelques tests au début de la production de différents feuillages ainsi que différentes fleurs peintes dans différentes teintes afin de trouver la meilleure combinaison possible pour travailler avec notre LUT en noir et blanc.
Comment avez-vous utilisé la photographie en tant qu’outil de narration?
La photographie est cruciale dans Frankenweenie pour souligner et exprimer ce qui se passe dans le fil de l'histoire et elle permet aussi d'exprimer et de façonner le caractère d'une séquence. Au début du film, quand Sparky le chien de Victor est toujours vivant, l'éclairage est lumineux et il y a plus de détails dans les ombres. C'est généralement un endroit plus ensoleillé et heureux. Dans la séquence en classe avec le professeur de sciences, Monsieur Rzykruski, les ombres sont plus prononcées et plus profondes, les stores sont tirés ce qui lui donne un aspect plus mystérieux et un peu inquiétant. Des lignes d’ombres traversent à peu près tout. Cependant, plus tard dans le film quand la prof de gym prend en charge la classe de sciences, après que Ryzkruski s’est fait renvoyer pour son discours qui a été incompris, toute la salle est inondée de lumière plus douce qui cherche à donner à la scène une coloration plus terne, pour que la classe soit en quelque sorte «incolore» pour souligner le changement entre un cours de sciences intéressant et passionnant à un cours routinier et ennuyeux. Un autre exemple est Victor dans son grenier lorsqu’il assemble son chien, j'ai utilisé beaucoup de lumière qui éclaire par en dessous, ce qui le fait apparaître plus possédé, comme un professeur fou qui essaye de ramener son chien mort à la vie. Les différentes séquences dans le cimetière faites par le caméraman éclairagiste Graham Pettit sont aussi de beaux exemples de différents scénarios d'éclairage qui aident à raconter l'histoire. On part d'un ensemble général avec des ombres douces, pour en arriver à des noirs profonds lorsque les Frankenstein enterrent Sparky. Lorsque Sparky retourne sur sa tombe, l'éclairage devient plus sombre et mystérieux avec seulement quelques petits détails montrés dans l'ombre, puis se transforme en un éclairage monstrueux de style plus dramatique lorsque les enfants déterrent leurs animaux morts pour essayer de les ramener à la vie. Un autre scénario est l'une des séquences d'éclairage du caméraman Malcolm Hadley lorsque Victor se trouve dans son lit après le deuil. La salle autour de lui est très sombre, cela semble rendre Victor isolé puis il y a la pluie qui ruisselle sur la fenêtre, dont l’ombre est projetée sur Victor dans le style de Cold Blood, donnant l'impression que tout le lit et lui même sont couverts de larmes. La liste pourrait s'allonger. En général, chaque séquence a sa propre particularité d'un point de vue d'éclairage et de vision de la caméra, et des outils ont été utilisés tels que les mouvements de caméra angoissants, des Dutch Angles, le détail en ombres minimaux, la lumière monstrueuse, la lumière directionnelle crue, la foudre et les scintillements électriques. Ils sont tous là pour aider à donner plus d'impact émotionnel au film.
Dans Frankenweenie, le noir et blanc est un hommage. Comment avez-vous rendu hommage aux films d'horreur classiques?
J’ai passé beaucoup de temps à rechercher et à regarder des anciens et des nouveaux films en noir et blanc comme Frankenstein et Dracula, mais aussi des films noirs et des films expressionnistes allemands comme Faust et le Dr Caligari. Il y a quelques images très étonnantes que l'on trouve dans ces vieux films muets et ils m’ont beaucoup inspiré. Mais j’ai aussi regardé des films plus récents comme L'Homme qui n'était pas là, ou Ed Wood, qui est l'un de mes Tim Burton préférés. Mais j'ai aussi regardé un grand nombre de photographies en noir et blanc pour regarder la façon dont ils ont géré les contrastes, comme Bill Brandt, Edward Weston, Walker Evans, Alfred Stieglitz pour n'en nommer que quelques-uns. Bien qu'il existe des éléments visuels dans Frankenweenie et des références aux films de monstres anciens comme les monstres ciblés par la lumière, les angles de caméra hollandais, le vignettage, etc. nous nous sommes efforcés de donner au film sa propre identité visuelle basée sur la vision de Tim Burton version 1984.
Avez-vous fait des rappels à l'original de 1984, par exemple avec des scènes spécifiques qui peuvent nous rappeler ce film, ou encore le type d'éclairage utilisé ?
Certains de ces plans ont été mis en place de manière similaire à la version de 1984 comme la salle de classe avec ces traînées de lumières à travers les stores, l’enterrement de Sparky sur la colline dans le cimetière pour animaux de compagnie et la scène avec les voitures à la fin, etc. La version live action a sans aucun doute été un guide mais utiliser le stop motion que Tim Burton avait prévu dès l'origine, donne un contrôle sur les différents éléments beaucoup plus important, en particulier sur le chien. Vous pouvez vraiment pousser son rôle et lui donner plus de magie et ainsi le rendre plus fantastique.
Quelle a été la scène la plus difficile pour vous?
Une des scènes les plus longues et les plus difficiles a été la séquence de réanimation, quand Victor ramène son chien Sparky à la vie. Tout se passe dans son grenier qui est un ensemble contenant des objets de façon relativement importante même si on a un sentiment de claustrophobie avec très peu d'ouvertures ce qui rend très difficile de cacher et de placer les lumières. Il y a un orage avec des éclairs à l'extérieur ainsi que des étincelles électriques qui courent et se déplacent tout autour de lui. Je devais trouver un moyen de montrer ce jeu de l'électricité et l’illumination de la foudre qui se reportait dans la pièce. Ses effets devaient augmenter et les scintillements s’étendre partout dans le grenier. Pour obtenir ce résultat mon gaffer Toby Farrar a installé beaucoup de petites lumières MR11 via DMX et programmé un modèle de scintillement pour chaque scène qui contenait des étincelles électriques. D’innombrables lumières ont été placés à l'extérieur du champ de la caméra et dissimulées derrière des accessoires pour mettre en évidence différents lieux afin de donner une lueur interactive. Les étincelles réelles ont été positionnées plus tard par le service d’effets spéciaux. Une fois que la foudre et l'électricité s’arrêtent, la lumière prend un ton différent et les choses deviennent plus délicates et sensibles tandis que Victor se rend compte que Sparky n'est pas immédiatement réveillé et ne revient à la vie qu’après ses efforts de réanimation. Cette séquence a été l'une des premières que nous avons commencé à tourner et on était encore dessus après neuf mois après le début de la production.
Frankenweenie est également visible en 3-D. Est-ce que cette vision de la profondeur a changé votre approche de la photographie et du traitement de l'éclairage?
On pensait toujours à l'aspect 3-D lors de la création des scènes car on savait qu’elles allaient être converties en 3-D par la suite. Cela signifiait qu’il fallait choisir certains angles de caméra et des lentilles pour aider à donner une sensation plus arrondie aux scènes ce qui leur donnerait plus de volume en 3-D. Je trouve aussi que la 3-D aide à simplifier l'image par le biais de l'éclairage et des décors, en permettant de se focaliser sur ce qui est important dans la scène. Cependant, il a toujours été plus important pour nous de tenir compte de la narration et du rythme du film plutôt que de l'aspect 3-D.
C’est votre père qui vous a initié à ces techniques en noir et blanc. Quel effet cela fait-il d’y revenir maintenant ?
C'était vraiment libérateur et enrichissant de pouvoir travailler sur un film de monstres en noir et blanc, de ne pas avoir à vous soucier de couleur et à la place, de pouvoir se concentrer uniquement sur la lumière et les ombres ainsi que sur la manière de positionner vos scènes et vos personnages afin de donner de la profondeur et du volume. C'est plus l’ idée de suggérer ce qu’il y a dans l'ombre et que vous ne montrez pas. Cela donne au film une ambiance émotionnelle plus forte. Il est extrêmement rare d'être invité à collaborer sur un projet comme celui-ci où vous êtes autorisés et encouragés à laisser les choses se cacher dans l'obscurité et être un peu plus morose et sinistre avec votre éclairage. Je dois vraiment remercier Tim Burton pour cela. Un autre aspect important est bien sûr votre équipe et la personnalité de chacun et la façon dont ils sont capables de s'adapter aux défis toujours changeants, en particulier lors de modifications dans les scènes après un très court préavis. Il est donc important d'obtenir ce mélange de personnalités sinon ça peut devenir un véritable combat, et je suis heureux de dire que nous avons obtenu le bon mélange sur Frankenweenie.