ERNEST ET CELESTINE : Un petit bijou de tendresse et de poésie, cadeau de Noël du cinéma d’animation français. Entretien exclusif avec le réalisateur Benjamin Renner.
Article Animation du Jeudi 13 Decembre 2012

Une fois n’est pas coutume, ESI vous présente aujourd’hui un film d’animation que l’on pourrait classer un peu bêtement comme « dessin animé pour les petits » alors qu’il s’agit en réalité d’un petit miracle de sensibilité et d’humour, qui touche toutes les générations de spectateurs, en évoquant des thèmes universels. La trajectoire de Benjamin Renner nous intéresse aussi, car ce tout jeune réalisateur est passé directement, et avec brio, de son école d’animation à un premier long métrage. Et enfin, ce film est l’adaptation des aventures d’Ernest et Célestine écrites et superbement dessinées par Gabrielle Vincent dans une série d’albums justement considérés comme des chefs d’œuvres. Trois raisons, donc, pour vous inviter à découvrir l’univers d’ERNEST ET CELESTINE.

Propos recueillis par Pascal Pinteau



L’histoire du film…

Il était une fois deux mondes, celui des ours et celui des souris. Deux univers qui s’évitent, se toisent avec méfiance, mais ne peuvent vivre l’un sans l’autre.

Dans le monde du dessus, les parents ours sont ravis que les dents de leurs petits soient chipés par « la petite souris », mais si jamais ils en voient une se faufiler dans l’appartement, ils la chassent sans vergogne.

Dans le monde souterrain, on apprend aux souriceaux à avoir peur du « Grand méchant ours », tout en les forçant à aller dérober des petites dents et des fournitures à la surface, et à apprendre le métier de dentiste, capital dans un monde où les incisives affûtées sont des outils vitaux…

Alors que tous se conforment à l’ordre établi, Ernest, le gros ours clown et musicien qui ne veut pas devenir juge, et Célestine, la petite souris dessinatrice qui refuse d’être dentiste, osent devenir amis. Ils vivent tendrement et librement ensemble, quitte à provoquer ainsi l’indignation des deux mondes, qui vont tenter de les séparer…

Gabrielle Vincent, la créatrice des albums d’ERNEST ET CELESTINE.

Gabrielle Vincent - de son vrai nom Monique Martin - est née à Bruxelles le 9 septembre 1929. Elle étudie le dessin et la peinture à l’académie des beaux-arts de Bruxelles, d’où elle sort en 1951 en obtenant le 1er prix avec la plus haute mention. Elle explore ensuite toute la richesse du dessin noir et blanc, et expose pour la première fois ces oeuvres en 1960. Elle aborde ensuite la couleur : le lavis, le pastel et la couleur à l’huile. A chacune de ses expositions, les critiques saluent la force, la sobriété et la sensibilité de son art. Elle compose également des livres illustrés tels que UN JOUR UN CHIEN , LE DESERT , AU PALAIS…

En créant Ernest et Célestine dans les années 80, Gabrielle Vincent offre aux enfants son double talent de dessinatrice et de conteuse. C'est dans le quotidien que s'expriment la vérité humaine, la tendresse, le bonheur de rendre l’autre heureux et de vivre simplement, en laissant parler son cœur et en se moquant gentiment des conventions. Ses livres sont alors édités dans le monde entier.

Voici ce qu’elle écrivit un jour à propos de ses albums : « ... Les histoires que je dessine sont souvent des histoires vécues ou observées. J’en ai le scénario dans la tête, et lorsque je prends le crayon, puis la plume, tout vient très vite. Je dessine un peu comme une somnambule, comme si ce n’était pas moi. D’où, sans doute, cette façon que j’ai d’être le spectateur de moi-même, de ne pas arriver à me prendre au sérieux. Presque toujours, c’est le premier croquis qui est le bon, j’aime la spontanéité. J’aime beaucoup dessiner pour les enfants, mais mon activité essentielle reste la peinture. »

La force, la sobriété et la sensibilité de ses livres lui ont valu une réputation internationale consacrée par de nombreux prix. Gabrielle Vincent nous a quittés le 24 septembre 2000.



Entretien avec Benjamin Renner

Comment ce projet a t’il débuté pour vous ? Qu’est-ce qui vous a particulièrement séduit dans l’univers créé par Gabrielle Vincent / Monique Martin ?


A l’époque où Didier Brunner montait le projet d’ERNEST ET CELESTINE, en 2008, il n’avait pas encore trouvé de réalisateur. Il a contacté mon école d’animation, La Poudrière, en expliquant qu’il recherchait des gens pour travailler sur son film. La directrice lui a parlé de moi, et quand j’ai rencontré Didier, il m’a présenté les livres de Gabrielle Vincent, que je ne connaissais pas avant. Au départ, il m’avait proposé de travailler sur le développement graphique, car j’ai une formation d’animateur. Je lui ai dit que j’étais d’accord pour faire ces recherches, et quand j’ai commencé à feuilleter les albums, j’ai adoré le style du dessin de Gabrielle Vincent. Je me suis aussitôt précipité à la Fnac pour acheter tous les autres albums. Il se trouve que ce projet correspondait exactement à ce que je souhaitais faire en sortant de l’école, c’est à dire travailler sur un dessin très épuré, minimaliste mais juste. Mon but était de parvenir à traduire des émotions et des sentiments en quelques traits, et à suggérer les mouvements par une animation subtile. Voilà comment tout cela a commencé.

Petit à petit, vous en êtes venu à réaliser le film. Comment cette transition s’est-elle opérée ?

Pendant que je travaillais sur le développement graphique, Daniel Pennac, le romancier bien connu qui est aussi le scénariste du film, avait déjà avancé sur une première version du script. J’ai commencé à travailler parallèlement sur le storyboard du « pilote » du film. Quelques mois plus tard, Didier a trouvé un réalisateur avec lequel j’ai travaillé sur le pilote. Grégoire venait de l’animation de marionnettes image par image, et comme je m’occupais du dessin, il se chargeait de la mise en scène, en me laissant la direction artistique du projet. Quand nous avons terminé le pilote, Grégoire m’a dit qu’il estimait que ce serait plutôt moi qui devrait réaliser le film, car il pensait qu’il me correspondait plus qu’à lui. Je dois dire que je faisais énormément de propositions très argumentées à propos de la mise en scène et que j’avais pris beaucoup de place pendant notre collaboration. Quand Grégoire m’a dit qu’il préférait me laisser la place, j’ai été assez inquiet, car je n’avais jamais imaginé réaliser un long métrage dès la sortie de l’école, sans être déjà passé par une expérience de cinéma préalable. J’étais effrayé par les lourdes responsabilités qui allaient reposer sur mes épaules. Autant j’étais très confiant et très clair dans ma tête sur la direction artistique à donner au projet, autant la relation avec le script, la narration, la mise en scène et le jeu des acteurs me semblaient des responsabilités passionnantes mais très impressionnantes. Beaucoup de gens se sont étonnés de ma réticence initiale à accepter de réaliser, mais j’étais conscient du fait que cela signifiait que je serais responsable du bon emploi du budget, que je devrais diriger une équipe de 40 personnes, et prendre des décisions qui pouvaient avoir des répercussions bonnes ou mauvaises sur la production…

Qu’est-ce qui vous a convaincu de « sauter le pas » ?

J’ai demandé à Didier Brunner de me donner des co-réalisateurs expérimentés pour que je puisse m’appuyer sur eux, leur demander des conseils quand j’en avais besoin, des avis. Didier m’a proposé le duo Pic Pic et André, c’est à dire Vincent Patar et Stéphane Aubier, qui venaient de réaliser le long métrage d’animation de figurines PANIQUE AU VILLAGE, d’après leur série éponyme. J’étais un peu perplexe au départ, car leur technique particulière est différente de celle du dessin animé, mais dès que nous avons travaillé ensemble, le courant est très bien passé. Nous avons pu nous lancer immédiatement dans l’adaptation du script, et dans la mise en scène du scénario.

A cette étape, le script était-il déjà complètement écrit ou était-il en cours de création ?

Le script a été écrit par Daniel Pennac entre le moment où je suis arrivé sur le projet et celui où Didier m’a proposé de réaliser le film.

Pourquoi, selon vous, les livres de la collection ERNEST ET CELESTINE, que l’on pourrait croire réservé exclusivement aux petits, touchent-ils autant les adultes ?

Personnellement, quand je lis un livre, je n’ai pas un regard d’adulte ou d’enfant. Je le découvre pour ce qu’il est, sans jugement a priori. Ce qui est frappant dans les albums d’ERNEST ET CELESTINE, c’est l’importance de la tendresse entre les personnages, et ce rapport à l’enfance qui est si bien représentée dans ces dessins et ces situations. Tout est remarquablement bien « senti ». Ce ne sont pas des histoires au sens habituel du terme, mais des « petits morceaux de vie ». Il se trouve que j’ai rencontré le neveu de Gabrielle Vincent, qui m’a raconté que toutes les histoires d’Ernest et Célestine sont en fait des moments qu’elle avait vécus, où qu’ils avaient vécus ensemble. Il y a par exemple un album qui s’intitule ERNEST ET CELESTINE ET LA CABANE, où les deux personnages se construisent une cabane dans la forêt. Eh bien, c’est justement quelque chose que Gabrielle Vincent faisait avec ses quatre jeunes neveux et nièces. Elle avait un rapport à l’enfance qui était très fort, et quant elle s’occupait de ces enfants, elle leur consacrait pleinement, totalement, sa journée. On sent cela dans ses livres, et l’on ressent l’impression de se trouver dans une sorte de cocon dans lequel on se sent bien. C’est un univers tendre dans lequel on se sent en sécurité, où l’on comprend que l’amitié qui unit Ernest et Célestine ne pourra jamais être détruite par quoi que ce soit.

Gabrielle Vincent avait t’elle eu des enfants elle-même ?

Non. Selon les personnes de son entourage que nous avons rencontrées, Gabrielle Vincent avait fait le choix de sa double carrière de peintre, qu’elle menait sous son vrai nom de Monique Martin, et de créatrice de livres pour enfants, sous ce pseudonyme, plutôt que de fonder une famille.

On sent que l’univers d’Ernest et Célestine a été créé par une adulte qui n’a pas oublié ses sensations et ses émotions d’enfant…

Oui. Ernest a un côté enfantin même s’il représente l’adulte. Les personnages sont en fait deux enfants.

Et en même temps, il y a des échanges de rôles, puisque Célestine donne quelquefois des conseils d’adulte à Ernest, qui est dépassé par une situation…Comme dans la vie, où les enfants comprennent parfois certaines choses mieux que les adultes.

Exactement. Célestine « joue à la maman », par moments. Nous avons travaillé sur ces inversions de rôles dans la dynamique des personnages.

Le style graphique de Gabrielle Vincent - son traitement des décors à l’aquarelle, ses traits légers qui s’estompent parfois et disparaissent – devait être difficile à transposer en dessin animé, où l’on aime bien avoir des traits de contours, et des zones colorées très précises. Et pourtant, vous y êtes parvenu. Comment ?

Cela a vraiment été un processus complexe, auquel nous avons longuement réfléchi pour pouvoir l’adapter à des techniques et à un planning de production. Après avoir acheté les albums de la série, à la suite de mon rendez-vous avec Didier Brunner, je me suis immédiatement lancé dans la création de deux petites animations. Je les ai montrées deux semaines plus tard à Didier, qui en était vraiment ravi. J’avais déjà prévu de dessiner très peu de détails, et d’aller directement à l’essentiel, en me mettant dans une logique de « croquis animés », qui allaient nous permettre de nous lancer dans le plaisir du dessin, sans revenir un grand nombre de fois dessus. Nous nous sommes lancés dans cette démarche de traits ouverts, d’esquisses avec des lignes fortes, qui ne cherchaient pas à recréer scrupuleusement le volume. Quand j’ai vu l’engouement suscité par cette approche au sein des Armateurs, je me suis dit que nous devions être dans la bonne direction ! Ce qui m’avait rassuré, c’est que j’avais fait ce travail en utilisant le logiciel Flash - qui est issu des applications Web, et qui a de ce fait une connotation froide, numérique – tout en réussissant à conserver l’énergie et l’aspect de croquis, et surtout, le sentiment du plaisir de dessiner. J’ai trouvé une équipe qui était dans cette logique-là, tout comme le chef animateur Patrick Imbert, que j’avais rencontré sur le pilote, et qui m’encourageait à poursuivre cette approche atypique, dans laquelle l’animateur fait tout de A à Z, sans passer par des « roughs ». Nous avons essayé de retrouver les impressions que Gabrielle Vincent ressentait quand elle dessinait.

Avez-vous craint de toucher au design des personnages ? La série compte beaucoup de fans…Et en regardant les dessins originaux, on a l’impression que Gabrielle Vincent utilise des pointes feutres ou des brosses un peu sèches pour créer les textures des poils de la fourrure d’Ernest ou de la tête de Célestine. Et ce sont là des effets impossibles à recréer tels quels en dessin animé…

Nous avons fait le pilote en respectant assez scrupuleusement le design original de Célestine, car c’était le but que nous nous étions fixés. Plus tard, en dessinant le storyboard du film, mon équipe m’a fait constater que petit à petit, j’avais changé le design de Célestine. Le museau que j’avais dessiné avait progressivement rétréci, sans que je ne m’en rende compte. Je m’étais approprié le personnage sans que ce soit une volonté de ma part. Mais en y réfléchissant, je me suis dit que c’était assez proche de la démarche de Daniel Pennac, qui avait choisi de ne reprendre aucune histoire des albums, et de créer un récit totalement original, tout en respectant l’esprit des aventures de Gabrielle Vincent. Le monde dans lequel se déroule l’action du film est un peu sombre et cynique, à l’opposé du « cocon » imaginé par Gabrielle Vincent, parce que c’est ainsi que l’on va découvrir comment Ernest et Célestine vont réussir ensemble à changer l’ordre des choses, et à créer ainsi un nouvel univers qui est celui de l’œuvre originale. C’est par ce biais que Daniel Pennac avait pu s’investir personnellement dans ce projet. Nous avons choisi de procéder de la même manière en ne reproduisant pas exactement Ernest et Célestine tels qu’ils sont dans les livres. Nos personnages sont ceux du film écrit par Daniel Pennac, qui vont finalement se retrouver dans l’univers de Gabrielle Vincent. Et le film se conclut dans cette logique, puisque les deux personnages « inventent » alors Gabrielle Vincent, et les dessins des aventures d’Ernest et Célestine…

C’est un très bel hommage, très touchant…

C’était l’aboutissement de notre démarche. Mais il fallait réussir à sortir du mimétisme pour bien adapter le graphisme au cinéma, et lui rendre hommage.

La suite de cet entretien paraîtra prochainement sur ESI.



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