Entretien avec Matt Groening, créateur des Simpsons
Article Animation du Dimanche 23 Mars 2008

18 avril 2007. Matt Groening, dessinateur et créateur de la famille la plus déjantée de la télé, accueille effets-speciaux.info dans ses bureaux de Gracie Films, à Hollywood...Dire que nous sommes contents d’être là serait un euphémisme...
Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Cette salle de réunion du bungalow de Gracie films est liée à la naissance des Simpson, je crois ?

Matt Groening : Oui. C’est ici qu’a eu lieu mon premier rendez-vous au sujet des petits gags animés que James Brooks voulait insérer dans l’émission comique The Tracey Ulmann show. J’étais assis à votre place, dans ce canapé, quand j’ai proposé l’idée des Simpsons. D’ailleurs, le tout premier segment animé avec les Simpson a été diffusé sur Fox il y a tout juste 20 ans aujourd’hui !

Dans ce cas, joyeux anniversaire !

Merci ! J’avoue que j’ai du mal à croire que 20 années soient passées si vite.

Savez-vous pourquoi les personnages des Simpsons sont devenus des icônes dans le monde entier ?

Je crois que dans notre équipe, personne n’avait imaginé que la série soit aussi bien accueillie, et qu’elle aie un tel succès. Je pense que les dessins ont plu, mais que ce sont surtout les idées conçues par toute notre équipe qui ont porté leurs fruits. Les personnages sont apparus pour la première fois, c’était dans les séquences de 15 secondes du Tracey Ullman show. C’est comme cela que David Silverman, qui animait ces pastilles, et moi avons fait notre apprentissage. Nous nous sommes rendu compte que l’on pouvait raconter une histoire assez développée en ce court laps de temps, et intégrer pas mal de gags au passage. C’est vraiment ce qui est ressorti de cet entraînement : apprendre à truffer l’action d’un maximum de gags. Quand nous avons développé la série télé, Jim Brooks nous a dit : « Il faut que les téléspectateurs finissent par oublier qu’ils regardent un dessin animé. Nous devons rendre les personnages attachants et faire en sorte que les émotions sonnent toujours juste. » Nous avons donc mêlé des gags visuels à des intrigues où nous explorons les émotions des personnages. Je ne sais plus comment il avait tourné cette phrase, mais je crois qu’il avait dit « Il ne faut pas que les personnages se sentent seuls ».

Matt, quels traits de votre personnalité avez-vous donné à Bart et à Homer ?

En fait, il y a un peu de la personnalité de chaque personne de l’équipe des Simpsons dans chacun des personnages. Pour être plus clair, je dirais que les Simpsons n’ont rien d’autobiographique, en ce qui me concerne. Il est vrai que j’ai donné les noms de certains membres de ma famille aux personnages, mais le seul qui ressemble à une personne qui existe vraiment est Lisa, car ma soeur est très sensible et très créative. Le reste de la famille et moi nous sommes mis d’accord une fois pour toute pour dire qu’ils ne ressemblent absolument pas aux Simpsons ! (rires)

Est-ce que c’est votre famille qui vous pousse à dire ça ?

Oh oui. Ils sont ravis à chaque fois que je le dis ! (rires)

Beaucoup de vedettes aimeraient apparaître dans la série. Mais êtes-vous quelquefois courtisés directement par des stars ?

Je crois que nous avons tous vécu cette expérience, au sein de l’équipe. Nous sommes invités à une réception donnée par Fox, et soudain, des acteurs et des actrices très connues viennent nous parler et sont super-sympas avec nous. On a tendance à croire que c’est notre brillante personnalité qui les attire, mais c’est peut-être de la naïveté ! (rires)

Vous a-t’on suggéré à un moment d’adapter les Simpson en images de synthèse ?

A la base, les Simpson ont été conçus et dessinés en 2D, et ils ne fonctionnent que comme ça. Juste à côté de vous, il y a un de mes premiers dessins des personnages, que j’avais fait en noir et blanc. Une coloriste qui s’appelle Georgie Pelluci a eu l’idée de colorer les personnages en jaune, parce qu’il n’y a pas de ligne qui délimite la racine des cheveux de Bart ou de Lisa. Donc où s’arrête la peau et où commencent les cheveux ? Personne ne le sait vraiment ! Georgie a eu cette idée, que j’ai trouvée géniale, et qui permet toujours de reconnaître un épisode des Simpson quand on zappe d’une chaîne à l’autre : dès qu’on aperçoit des personnages à la peau jaune, on reconnaît notre série ! (rires)

D’après vous, Matt, qu’est-ce qui fait que chacun des membres de la famille a plu à ce point au public ?

Je crois que les Simpson s’inscrivent dans la longue tradition des sitcoms américaines où l’on suit les disputes qui agitent une famille. Ce qui nous différencie de ce qui avait été fait avant, c’est que nous avons eu la possibilité d’exagérer ces situations et de les pousser à l’extrême parce que sommes une série d’animation. Je trouve que beaucoup de sitcoms ne vont pas au bout des choses et tombent dans le piège des clichés, et des scènes sentimentales trop convenues. Nous évitons ça comme la peste ! Nous sommes plus durs, plus cyniques, mais ça n’empêche pas que tous les membres de la famille Simpson s’aiment profondément.

Justement, quelle est la limite que vous vous fixez quand vous imaginez des situations comiques ?

Un des premiers gags récurrents de la série, c’était Homer tentant d’étrangler Bart pendant une crise de rage. La manière dont je vois les choses dans ma tête, car je n’approuve pas vraiment les étranglements d’enfants…(rires)…c’est qu’il s’agit d’un dessin animé, qui présente des gags extrêmes, viscéraux, qui durent quelques secondes. Ensuite, on passe à autre chose. C’est juste une plaisanterie sur le thème de la colère impulsive. Ce n’est pas une véritable situation violente, mais une caricature de comportement. Pour moi, c’est ce qui justifie que nous utilisions ce genre de gags. Dans d’autres occasions, ça dépend du ton de l’épisode et du contexte dans lequel se déroule l’histoire. D’ailleurs, je me souviens qu’au début de notre série, nous avions du mal à établir le style de l’animation. Nous devions expliquer à des animateurs qui avaient été formés chez Disney, Warner ou Hanna-barbera que nous essayions d’obtenir un résultat très différent. Il nous a même fallu refaire certaines animations des premiers épisodes pour les rendre plus brutes, et presque…plus maladroites, car cela convenait mieux à notre style d’humour.

Vous avez déjà fondé votre propre société d’édition de bandes dessinées, mais aimeriez-vous aller plus loin et disposer de votre propre société de production de séries et de films ?

Je suis très content de ma collaboration avec Fox, mais pourquoi pas, si je développe un autre projet ? Je prends toujours autant de plaisir à travailler avec cette équipe, et on m’accorde beaucoup de liberté. Mais on peut me dire non. Je me souviens que Fox m’avait demandé un jour ce qui pourrait me faire plaisir et j’avais répondu « fabriquer un ballon dirigeable qui ait la forme d’Homer Simpson ! » (rires). Ils n’ont jamais accepté. (rires)

Justement, êtes-vous en train de développer de nouveaux projets ?

Non, en ce moment, je me consacre uniquement au film et à la série, qui continue.

Comment vous organisez-vous pour ne pas vous répéter, alors que vous venez de fêter la production du 400ème épisode de la série ? Y-a-t’il quelqu’un dans votre équipe qui est chargé de vérifier qu’un gag proposé par un auteur n’a pas été utilisé dix ans plus tôt, dans un autre épisode ?

Non, mais pendant les réunions, il y a toujours quelqu’un assis au fond de la salle qui dit « Mmm, il me semble qu’on a déjà utilisé ce gag dans la saison neuf ! » (rires)

Critiquez-vous la situation politique américaine dans le film ?

Non…Parce que nous n’y comprenons strictement plus rien ! (rires)

Avez-vous toujours le trac quand un nouvel épisode est diffusé ? Vous demandez-vous encore s’il va plaire au public ?

Oui ! Tous les gens qui travaillent sur la série se donnent à fond, pour faire le meilleur boulot possible : les dessinateurs, les auteurs, les animateurs, les producteurs. Ce n’est pas seulement un job. Ils sont passionnément dévoués aux Simpson. Nous essayons aussi d’avoir du recul pour mieux juger nos nouvelles idées de gags. Je me souviens que l’autre jour, nous évoquions une blague que nous avions écrite il y a deux ans, et elle nous faisait encore rire. Ça prouve qu’elle était solide, et avait bien vieilli. Ce n’est pas le cas de toutes nos plaisanteries. Certaines d’entre elles nous laissent de marbre quand on les réécoute plus tard ! (rires)

Pensez-vous que Les Simpsons est l’une des séries américaines qui bénéficient de la plus grande liberté de propos ?

Nous sommes libres de dire ce que nous voulons, et de choisir les thèmes de nos histoires. Nous sommes sensés répondre aux exigences du comité de surveillance des programmes, mais de toutes manière, nous ne répondons pas vraiment à leurs messages ! (rires) Je me souviens que dans un épisode qui les avait choqué, nous montrions le Père Noël en train de tirer à la mitraillette. Ils étaient contre, mais ne voyaient pas d’objection à ce que ce soit le lièvre de pâques qui saisisse une arme et trucide tout le monde ! Ils ne voulaient pas que le lièvre de pâques braque les gens avec son arme en disant « Obéïssez, où à la place des œufs, ce sont vos cerveaux qui vont se retrouver dans mon panier ! ». (rires)

Considérez-vous que cette série est votre bébé ? Avez-vous un peu de mal à partager les décisions créatives avec les autres auteurs, les autres producteurs ?

Au début de la série, les contraintes de cette collaboration me rendaient cinglé. Je travaillais sur tous les aspects de la série, du matin jusque tard le soir. Je me faisais constamment du souci. Ça devenait tellement prenant que je n'arrivais plus à dormir. Heureusement, j’ai fini par me rendre compte que je travaillais avec des gens agréables et compétents, souvent plus drôles que moi, plus talentueux, et meilleurs dessinateurs ! Ce qui m’a permis de me calmer, c’est la lenteur du processus de l’animation, et ses étapes techniques, le fait qu’il faut faire confiance et apprendre à déléguer. En travaillant tous ensemble, nous n’avons pas établi un consensus, mais plutôt une vision commune de la série, que nous partageons tous, et qui me satisfait complètement. Et nous avons eu exactement le même type de collaboration sur le film. Je voulais juste préciser que nous continuons à nous faire du souci pour la série, et que nous y pensons tous en dehors des heures de travail. Elle reste présente dans nos esprits, même au bout de toutes ces années. On s’en rend compte quand on se retrouve pour une réunion, car chacun a gambergé de son côté et déboule avec une tonne d’idées, particulièrement James L. Brooks, qui les expose à chaque fois avec son enthousiasme inimitable ! Cette atmosphère créative est ce qui nous permet de garder la pêche et de continuer à nous amuser. La seule cause de discorde grave que nous ayons eu, c’est que certains parmi nous en ont marre d’aller déjeuner à chaque fois dans la même pizzeria après les réunions ! (rires)

Considérez-vous que les personnages des Simpson ont beaucoup changé en 20 ans d’existence ?

Au tout début, dans les segments de 15 secondes du Tracey Ullmann show, Homer était nettement plus méchant qu’aujourd’hui. Il causait beaucoup de problèmes à Bart. Bart était plus indécis, il jouait plus le rôle de la victime d’Homer. Par la suite, en travaillant sur la série, nous nous sommes rendu compte qu’Homer était une formidable source de gags, et il est devenu le personnage central des épisodes.

Vos personnages viennent de fêter leur 20ème anniversaire. Pensez-vous que la série durera encore 20 ans ?

Je n’en sais rien. C’est assez difficile de se référer à un autre exemple pour tenter de prévoir ce qui va se passer, car notre série est vraiment un cas à part. Ce sont peut-être les cartoons de la Warner avec Bugs Bunny qui se rapprochent le plus de ce que nous faisons avec toute notre équipe. Ces dessins animés ont été produits de la fin des années 30 jusqu’aux années soixante, par une équipe qui s’est ensuite dispersée à cause de l’arrivée de la télévision. Les studios préféraient investir dans des moyens techniques pour lutter contre la télé plutôt que de produire des cartoons assez coûteux. En ce qui nous concerne, même si les personnages ont 20 ans, nous rencontrons tous les jours des enfants de 6 ans qui sont des fans des Simpson, et pour lesquels le show est tout neuf !

Vous avez créé deux groupes de personnages qui sont des variations autour des banlieusards américains, dans Les Simpson et dans Futurama. Pourriez-vous continuer dans cette voie, avec un troisième concept ?

Peut-être. Je suis d’ailleurs en train de travailler sur de nouveaux épisodes de Futurama, qui sortiront directement en DVD. Le problème avec l’animation, c’est que ça fonctionne un peu comme un tapis roulant de gymnastique. Si vous vous occupez d’une série, vous pouvez vous contenter de marcher assez vite. Quand vous collaborez à deux séries, la vitesse s’accélère et vous êtes obligé de courir ! La simple idée de ce que je devrais faire si j’étais impliqué dans trois séries en même temps me donne le vertige. Je veux être capable de rentrer de temps en temps à la maison…pour regarder la télé ! (rires)

Quel temps consacrez-vous aux Simpsons chaque semaine ?

J’essaie de me focaliser ponctuellement sur chaque tâche que je dois accomplir. Il m’arrive quelquefois de ne pas pouvoir travailler autant que je le voudrais sur les aspects créatifs les plus amusants de la série, parce que je suis retenu par autre chose. Avant de me joindre à vous, je n’avais pas réalisé qu’il fallait que j’assiste demain à la lecture d’un nouveau script par les acteurs. Ce sera très amusant, parce que je vais le découvrir, comme un spectateur !

Est-ce que quelque chose dans votre enfance vous prédestinait à créer une série comme les Simpsons ?

Sans doute le fait que j’ai passé de trop nombreuses heures devant la télé…Je crois que si je n’avais pas travaillé moi-même sur une série, j’aurai gaspillé en vain une grande partie de mon existence ! (rires) En fait, même quand j’avais 6 ans et que je regardais des cartoons, c’étaient déjà des travaux de recherche ! (rires) J’ai aiguisé mon sens de l’observation en regardant toutes ces émissions, et acquis aussi un regard critique. Mais toutes mes références ne viennent pas de la télé : la coiffure de Marge, par exemple, est inspirée de celles de La fiancée de Frankenstein et de Little Orphan Annie, l’héroïne de BD. Je ne crois pas l’avoir dit auparavant, mais je viens de m’en rendre compte en parlant avec vous. Je crois aussi que le gag récurrent de Homer qui étrangle Bart m’a été inspiré par la BD Katzenjammer Kids (Pim Pam Poum en VF), car le gros personnage du Capitaine étranglait souvent les deux galopins Hans et Fritz lorsqu’il arrivait à les attraper après avoir été victime de leurs farces. Certains traits de caractère de Bart ressemblent à ceux d’un de mes personnages préférés de la sitcom Leave it to beaver, qui s’appelait Eddie Haskill. C’était un garnement très sarcastique. Quand j’ai conçu les Simpson, je me suis dit « Ce serait formidable qu’une petite crapule comme lui soit le héros d’une série, et non pas un second rôle ».

A votre avis, qu’est-ce qui différencie les Simpson des autres séries d’animation ?

Probablement le fait que l’on peut se permettre d’utiliser tous les styles de comédie qui existent. Nous avons la liberté d’aborder tous les thèmes et de les traiter en utilisant à la fois des dialogues très pointus, des gags visuels basiques et des allusions destinées aux adultes. Nous pouvons aussi jouer avec le format d’un épisode, ce qui est très rare dans l’animation de télé. Nous insérons même des gags visuels qui passent tellement vite qu’on ne peut les voir qu’en faisant des arrêts sur images ! Nous nous sommes lancés dans des comédies musicales, des parodies de films, bref, tout ce qui nous passe par la tête.

Vous êtes-vous facilement adapté au rythme de narration d’un film, à ce changement de format ?

Nous avons beaucoup réfléchi a cette transposition, mais ne croyez pas que le film, c’est comme quatre épisodes collés bout à bout. Ce n’est pas ce que nous avons voulu faire. Le rythme est rapide, bien sûr, mais nous nous sommes donnés aussi la possibilité d’explorer d’autres options.

La série se moque beaucoup du mode de vie américain. Pensez-vous que cela joue un rôle dans son succès dans le reste du monde ?

Oui, mais heureusement, Homer fait aussi rire les américains. Je crois que c’est un personnage auquel on peut facilement s’identifier, car il est entièrement soumis à ses impulsions les plus primaires et les plus immédiates. Il veut manger son donut, il veut boire sa bière, il veut dormir dès qu’il est un peu fatigué…et tout le monde peut comprendre cela, et se sentir en même temps supérieur à lui, parce qu’il paie les conséquences de ses bêtises.

Avez-vous vraiment songé produire une série télé en prises de vues réelles, avec des acteurs, autour du personnage de Krusty le clown ?

Oui, nous en avons effectivement parlé. J’ai eu cette idée parce que je voulais rendre hommage au formidable travail de Dan Castellaneta, qui prête sa voix à Homer et à Krusty dans la version originale. Je ne sais pas si ce serait vraiment un service à lui rendre, parce qu’il faudrait qu’il se maquille en clown tous les jours avant d’arriver sur le plateau ! (rires) Mais, bon, c’était une idée sympa.

La gardez-vous toujours dans un coin de votre tête ?

Vous savez, nous avons songé à tout un tas d’idées autour de la série, mais je ne sais pas si celle-ci aboutira. Pour l’instant, j’ai déjà assez de mal à imposer l’idée du ballon dirigeable à l’effigie d’Homer ! (rires)

Nous savons que l’histoire du film est un secret bien gardé, mais pouvez-vous quand même nous révéler ne serait-ce qu’un détail ?

Ce qu’on peut dire, c’est qu’il s’agit de la pire bourde d’Homer… et qu’aucun animal n’a été blessé pendant le tournage. (rires) (NDLR : nous vous conseillons d'ailleurs de rester jusqu'aux dernières secondes du générique de fin, sous peine de rater quelques pépites !!)



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