Les effets visuels de Jack le chasseur de géants : La création de « Gantua », le monde des colosses
Article Cinéma du Mercredi 24 Avril 2013
Angleterre, 31 mai 2011. C’est dans un domaine privé situé à une heure de Londres que nous assistons au tournage de Jack, le chasseur de géants. L’équipe de Bryan Singer s’est installée dans un charmant paysage de forêts et de champs vallonnés, et y a construit les décors de la chaumière et de la ferme du héros, un petit cimetière médiéval, ainsi que les racines et les tiges géantes du haricot magique géante qui a poussé sous la maison de Jack, et a entraîné la princesse Isabelle au-delà des nuages, vers Gantua, le pays des géants. Après nous être entretenus avec le réalisateur Bryan Singer, le chef décorateur Richard Roberts, et les comédiens Stanley Tucci et Eddie Marsan, nous rencontrons à présent le superviseur des effets visuels et le héros du film…
Entretien avec Joe Takai, superviseur des effets visuels.
Comment Bryan Singer vous a-t-il décrit la manière dont il comptait utiliser les effets visuels dans ce film ?
Bryan m’a dit d’emblée qu’il souhaitait que les géants soient réalisés en images de synthèse, tout comme plusieurs grands environnements du film. Nous avons également décidé très tôt de tourner le film en relief, et avec des caméras Red Epic de 5K de résolution.
Quelles ont été vos sources d’inspiration pour les géants ?
Le processus de mis au point de leur design a été intéressant, car Bryan ne voulait pas leur donner l’aspect traditionnel des géants de contes de fées,c’est à dire des colosses de forte corpulence, aux gestes assez lents. Nous avions mis un bon moment avant de trouver l’approche graphique qui convenait le mieux à ces personnages. Pour y parvenir, nous avons inventé avec Bryan une histoire concernant leur origine. Nous avons imaginé que 1000 ans avant l’époque de notre récit, un roi versé dans la magie avait créé 100 géants à partir des éléments de la nature : l’eau, la terre, les pierres, les arbres, etc. L’idée était de leur donner un aspect humanoïde, quand ils sont vus en plan large, puis de découvrir qu’ils sont composés de petits rochers, de sable, de lianes et d’éléments végétaux dès qu’on les voit bien, dans les gros plans. L’autre caractéristique à laquelle Bryan tenait beaucoup, c’est leur rapidité. Nos géants sont d’autant plus dangereux qu’ils se déplacent très vite. Le premier personnage humain qui rencontre un de ces géants s’enfuit à toutes jambes en le voyant, mais le colosse le rejoint en faisant à peine trois pas.
Les géants ont-ils des personnalités très différentes ?
Oui, chacun des membres de leur tribu a un caractère très marqué. Le plus particulier est certainement le général Fallon, leur leader. Paradoxalement, s’il est celui qui ressemble le plus aux humains par son aspect, il est doté de 2 têtes. La tête plus petite qui dépasse de son cou est celle de son frère jumeau maléfique. Leurs deux personnalités se combinent en une, même si les deux têtes se querellent constamment. C’est Bill Nighy qui joue la tête principale, et il est excellent dans ce rôle. C’est une chose que de modéliser une créature 3D dans ses moindres détails, mais tant qu’un acteur ou des animateurs très doués n’ont pas injecté de la personnalité dans cet amas de pixels inerte, le personnage n’existe pas vraiment.
Y a-t-il d’autres créatures fantastiques dans le film, en dehors des géants ?
Non. Même si le monde de Gantua est peuplé par des géants, tout ce que l’on y trouve est à l’échelle humaine : les arbres, les animaux, etc.
Etant donné que le film est tourné avec des caméras Red Epic de 5K de résolution, quel impact cela a-t-il sur le processus de création des effets visuels ?
Plus que la différence de résolution des images, c’est surtout le fait de tourner en 3-D qui modifie énormément les choses par la suite. Jack le Chasseur de Géants est l’un des rares films récents qui ont été tournés directement en relief et non pas convertis ultérieurement en post-production. Créer des effets visuels en 3-D est beaucoup plus compliqué qu’en 2D. Les petites tricheries habituelles qui sont utilisées pendant les tournages 2D ne fonctionnent pas en relief. Prenons un exemple tout simple comme les agrandissements photographiques de paysages que l’on place souvent derrière les fenêtres d’un décor construit en studio, pour donner l’impression que l’on voit l’horizon. La perception de la profondeur de l’image que vous donne le relief vous permet de vous rendre compte que ce qui se trouve derrière la fenêtre est une photo plate et non pas un vrai paysage en volume. Je cite cet exemple parce qu’il s’agit d’une technique classique que l’on utilise tout le temps quand on tourne en studio. Pourtant, la 3-D nous contraint à l’abandonner au profit de l’utilisation d’un fond vert placé derrière la fenêtre. Il nous servira alors à incruster un véritable paysage, photographié en 3-D sur un vrai site, puis reconstitué en volume dans l’ordinateur, afin de pouvoir caler ses perspectives avec l’angle de vue de la caméra placée dans le décor. En dépit de ces contraintes, notre équipement haut de gamme composé de 2 caméras Red Epic 5K montées sur des supports de prises de vues en relief nous permet d’obtenir des images 3-D d’une qualité fantastique. C’est l’aspect très positif de ces nouveaux équipements. Ce film aura un excellent rendu stéréographique. Nous n’utiliserons pas des effets de jaillissement caricaturaux, mais on sentira vraiment bien les volumes des personnages et des décors autour d’eux. On ne peut pas arriver à un rendu relief aussi réaliste quand on convertit un film tourné « à plat » en 3-D.
Quels sont, en termes faciles à comprendre pour les néophytes, les avantages des caméras Red Epic 5K ?
Leur senseur de 5K est excellent, et dispose d’un rendu dynamique assez large, qui lui permet d’être performant aussi bien dans un environnement très lumineux que dans un décor très sombre. Comme les caméras numériques viennent de la vidéo, les premiers modèles HD avaient des capacités assez limitées dans ce domaine, qui contraignaient les équipes à éclairer beaucoup les endroits sombres et à estomper avec des volets les endroits baignés de lumière solaire. Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec les Red Epic. De plus, les caméras sont relativement petites, et n’enregistrent qu’en numérique, ce qui signifie qu’il n’y a plus de pertes de données dues à un passage sur bande magnétique analogique. On peut donc faire autant de copies que nécessaire des données originales, et cela sans subir la moindre perte de qualité. Pour tourner en relief, les deux caméras Red Epic sont montées sur une plateforme dotée de supports motorisés très sophistiqués, qui nous permettent d’aligner les deux angles de vues à distance. Le système informatique incorporé à l’équipement relief observe les points de vue correspondant à l’œil droit et l’œil gauche et vérifie constamment la qualité de leur alignement, qui crée l’effet relief. S’il détecte une anomalie pendant une répétition ou pendant une prise, il avertit l’opérateur en faisant apparaître un message sur le moniteur de contrôle. Le système est également capable de corriger automatiquement les mouvements des objectifs des deux caméras pour revenir à l’alignement qui était initialement prévu. Ce dispositif génère des prises de vues relief de bien meilleure qualité. C’est un avantage majeur, car quand on produit un film d’aventures comme celui-ci, on a envie que le résultat soit très agréable à voir, et surtout pas que les spectateurs aient des sensations de fatigue oculaire ! Généralement, quand on constate ce genre de problèmes, cela vient soit d’un défaut de prise de vues du à un relief a été mal géré, soit d’une erreur de projection dans la salle. Etant donné que les tournages en relief ont énormément progressé ces derniers temps, les opérateurs 3-D sont bien formés et ces défauts sont de plus en plus rares. Je suis certain que Jack le Chasseur de géants sera très agréable à voir en relief ! Bryan s’est beaucoup impliqué dans l’apprentissage de la stéréographie, et il a imaginé des manières très originales et très créatives de l’intégrer dans sa mise en scène.
Est-ce que ces nouvelles caméras Red Epic sont très chères ?
Elles ne sont pas encore fabriquées en très grand nombre, mais en dépit de cela, elles ne sont pas exagérément chères comparées au coût d’une caméra 35mm traditionnelle. Je crois que leur prix tourne autour des 100 000 dollars pièce. Mais comme un équipement de prises de vues en relief est composé de deux caméras et d’un support informatisé et motorisé qui permet de gérer les alignements des points de vue, cet ensemble coûte environ 500 000 dollars en tout. Et nous en utilisons plusieurs en même temps sur le tournage de ce film. L’autre avantage est la relative légèreté de ces caméras montées sur leur support. Les systèmes de prises de vues 35mm en relief qui existaient avant les caméras HD étaient énormes. Ils étaient si lourds et si encombrants que cela bridait les effets de mise en scène voulus par les réalisateurs. Tout était compliqué à mettre en place. Aujourd’hui, on peut placer un équipement 3-D Red Epic sur un support steadycam et le faire manœuvrer par un seul opérateur. C’est encore lourd et donc fatigant, mais c’est faisable. Il est probable que les prochaines caméras 5K ou de résolution supérieure seront plus petites et plus légères, ce qui permettra de les utiliser encore plus facilement. Sur Le Hobbit, ils ont utilisé ces caméras en tournant à 48 images par seconde, en vue d’une projection à la même vitesse. Toutes ces techniques évoluent vite et je trouve que nous vivons un moment passionnant dans l’histoire des technologies du cinéma.
Justement, comment voyez-vous le futur du cinéma ?
Eh bien, si en ce moment nous augmentons la résolution des images en tournant en 5K, je pense que le grand progrès suivant sera l’augmentation du nombre d’images tournées et projetées par seconde. C’est la prochaine révolution, à coup sûr. La projection à 48 images par seconde vous donne un effet de fluidité des mouvements et de réalisme qui se rapproche de celui du procédé Showscan inventé par Douglas Trumbull, qui consistait à projeter un film 70mm à 60 images/seconde. Je trouve ce rendu formidable, tout particulièrement en relief. En travaillant sur la 3-D, j’ai pu me rendre compte que les effets de textures propres au 35mm que les cinéphiles apprécient - le grain de l’image, le rendu légèrement stroboscopique des mouvements, les arrière-plans flous et les images hyper-contrastées avec des silhouettes claires sur des fonds sombres – ne fonctionnent pas du tout en relief. Pour qu’une image stéréoscopique marche bien, il faut que vos yeux puissent voir des contours d’objets ou des silhouettes de personnages nets et correctement éclairés, et que le fond de l’image soit assez net pour que vous puissez percevoir son éloignement par rapport à l’acteur placé au premier plan. Tourner en relief, c’est apprendre à utiliser un autre langage cinématographique. L’amélioration des performances des caméras numériques participe à l’évolution du relief vers un niveau de qualité toujours plus élevé.
A combien estimez-vous le supplément de coût lié au tournage d’un film en 3-D ?
Cela dépend du contenu du film, et de la complexité de ses effets visuels, mais je dirais que cela se situe à peu près autour de 20 à 30% de coût supplémentaire. En revanche, cela ne nécessite plus 30% de temps en plus, comme au début de cette nouvelle vague de tournages en relief, car les équipements ont énormément évolué en quelques années et sont plus fiables, plus flexibles et mieux automatisés. Nous avançons presque au même rythme qu’un tournage 2D.
La post-production du film doit être nettement plus longue, avec cette résolution supérieure et le double d’images à traiter…
Effectivement, car nous devons être encore plus exigeants sur la qualité du résultat final. Mais cette résolution accrue a également un avantage pour nous : nous pouvons distinguer beaucoup mieux les détails de chaque image sur laquelle nous devons intervenir. Il faut bien sûr réaliser deux versions de chaque plan truqué, une pour l’oeil gauche, et l’autre pour l’œil droit, et cela augmente le temps passé à calculer les rendus des plans, puisqu’ils sont dédoublés. Cela a aussi un impact sur le budget global alloué aux effets visuels.
Est-ce que tous les effets visuels du film seront générés en résolution 5K ?
La plupart, mais pas tous. Tous les plans des personnages – les acteurs et les géants créés en images de synthèse - seront finalisés ainsi. Pour d’autres plans, comme certains panoramas, nous resterons en 2K. Cela étant dit, il faut se rappeler qu’au moment de la sortie du film, l’immense majorité des cinémas le projettera de toutes manières en 2K, car il y a très peu de salles équipées en 4K dans le monde.
Vous avez désormais la possibilité de retravailler les effets relief en post-production. Pourriez-vous nous expliquer comment cela fonctionne et de quelle latitude d’intervention sur les effets de profondeur ou de jaillissement vous disposez ?
Pendant un tournage 3-D, nous disposons de deux types de contrôle de l’image stéréographique : le premier est la distance interoculaire, autrement dit l’espace entre les objectifs des deux caméras, qui correspond généralement à la distance moyenne entre les iris de nos deux yeux, soit 6 à 7 centimètres. Le second moyen de contrôle est le réglage de la convergence des objectifs, qui doivent se focaliser sur un personnage ou un objet que la mise en scène met en évidence, exactement comme nos yeux qui pivotent légèrement l’un vers l’autre pour se fixer sur un vrai objet. Quand l’objet se trouve très loin, les angles de vue des deux yeux sont pratiquement parallèles, et quand il est près, ils convergent et forment un angle. Pendant un tournage, le réglage du relief est confié à deux opérateurs. Le premier règle la distance interoculaire pour gérer l’amplitude de l’effet de relief qui est souhaité, tandis que le second règle la convergence des deux objectifs vers le personnage ou l’objet que le réalisateur met en valeur dans ce plan. Pendant le tournage, le metteur en scène n’a qu’une idée approximative de la manière dont il va monter ces plans. Mais bien souvent, tout change quand il se retrouve en salle de montage. Il se rend compte que l’ordre initial et les interactions des plans doivent être modifiés, et il arrive alors que des effets de relief trop différents les uns des autres ne fonctionnent plus quand ils se succèdent dans cette nouvelle configuration. Pour éviter de se retrouver dans une telle situation, nous avons désormais la possibilité de filmer la scène avec un relief « neutre » et d’effectuer certains réglages pendant la post-production. Voilà comment cela fonctionne : nous tirons partie du fait que nous disposons d’un capteur 5K qui enregistre une surface d’image plus large que ce dont nous avons besoin. Nous laissons les objectifs en position presque parallèle, et l’ordinateur interprète ensuite ces images en les repositionnant dans un cadre redécoupé, légèrement plus petit, afin de créer une illusion de convergence. Nous pouvons harmoniser ainsi les différents effets de relief qui se succèdent dans le montage, afin de nous assurer que les spectateurs visionneront confortablement cette succession de plans.
La suite de cet entretien géant sera prochainement publiée sur ESI !