Entretien exclusif avec Gore Verbinski, réalisateur de THE LONE RANGER - Seconde Partie
Article Cinéma du Dimanche 08 Septembre 2013

[Retrouvez la première partie de cet entretien]


Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Pourquoi avez-vous choisi de ne jamais montrer si les événements surnaturels du film se déroulent réellement, ou s’ils n’existent que dans l’esprit de Tonto ?

Je n’avais pas envie de revenir dans un monde trop proche de celui de PIRATES DES CARAÏBES, qui était à la base une histoire de fantômes. Si vous ne montrez pas ces évènements surnaturels en impliquant qu’ils ont lieu grâce à la magie, et si vous vous abstenez aussi de les traiter de manière stylisée, comme des hallucinations, vous créez une ambiguïté qui est bien plus intéressante à traiter tout au long du film. Vous incitez les spectateurs à se demander si tout cela a eu lieu ou pas, et quelles parties de l’histoire font partie de la légende du Lone Ranger, ou de la vision très personnelle de Tonto… Et même quand intervient un événement qui peut être interprété comme une confirmation dans un sens ou dans l’autre, lui aussi peut être remis en cause. J’ai pensé qu’il était plus intéressant d’ancrer le film dans la réalité, puis d’injecter des petits moments où la narration de Tonto nous incite à nous demander s’il est complètement cinglé, ou si au contraire, il est le seul à voir la vérité depuis le début. Je crois que cela titille la curiosité des spectateurs, et qu’ils sont encore plus attentifs à ce que font et disent nos personnages.



Quels ont été les aspects les plus durs de votre travail de réalisateur au jour le jour, sur le tournage de ce western de grande ampleur qu’est THE LONE RANGER ? Quelles ont été les scènes les plus compliquées à réaliser et pourquoi ?

Ce qui a été le plus épuisant, c’était d’avoir à tourner le film dans 5 états différents, sans compter la Californie. Nous nous sommes rendus à Monument Valley et au Canyon de Chelly en Arizona, dans le désert du Moab en Utah, dans les villes de Creede et Durango au Colorado, à Puerco Valley, Angel Fire et aux studios Albuquerque au Nouveau Mexique, et aussi dans plusieurs endroits du Texas…Tout cela partait du désir de rendre hommage à la grande tradition du western établie par John Ford, et de retrouver ces paysages que l’on n’a plus beaucoup vus au cinéma depuis l’âge d’or de ce genre cinématographique. Au niveau de la logistique, cela signifiait que nous avons dû nous déplacer constamment, en emmenant à chaque fois avec nous une équipe de 600 personnes et une quantité phénoménale de matériel technique. Bouger aussi souvent a été très fatigant…Et en ce qui concerne les scènes les plus difficiles à tourner, je dirai sans hésiter qu’il s’agit de celles avec les trains. La moindre scène qui impliquait un train pouvait nécessiter jusqu’à 3 heures de préparation et de mise en place.

Pour quelles raisons ?

Oh c’est parce que nous utilisions une grue technocrane qu’il fallait d’abord placer et fixer solidement sur le toit du train. Cette grue est constituée d’un long bras extensible prolongé par un support articulé, qui permet de faire bouger la caméra à distance. En faisant pivoter et en haussant ou en abaissant le bras, nous pouvions filmer ce qui se passait sur le toit, puis des cavaliers et leurs chevaux avançant à côté du train, et aussi certaines vues extérieures du train en plan moyen, comme des plans des voyageurs ou des conducteurs réagissant à l’attaque des bandits ou à l’arrivée du Lone Ranger. Une fois que la technocrane était en place, il fallait que le train fonctionne correctement, puis nous répétions la scène avec les acteurs, nous réglions les mouvements de camera avec les opérateurs pendant que le train roulait…et ce n’est qu’après tout cela que nous pouvions enfin tourner !…Quand on voit une scène comme cela dans le film, elle passe en un éclair, mais pour la filmer, il a d’abord fallu assembler toutes les pièces de notre puzzle technique. Et cela prenait toujours un temps fou.

Quels sont les éléments du film que vous avez passé le plus de temps à développer visuellement avant qu’ils ne soient parfaitement au point ?

Je vais me répéter, mais il s’agit encore des scènes qui se passent dans et autour des trains, parce qu’il fallait que les séquences semblent avoir été tournées dans la continuité et en vrai, sans que l’on puisse détecter le passage d’une méthode de tournage à l’autre. Nous alternons entre des plans des vrais trains construits pour le film et roulant sur de vrais rails, des plans de sections de locomotive tractées par des machineries d’effets spéciaux, des plans d’autres sections de locomotive montées sur de grandes remorques de camion pour tourner sur des routes goudronnées dans des endroits où il n’y avait pas de rails posés au sol, des plans filmés devant des fonds bleus, et des plans avec des trains 3D. Nous avons filmé les chevaux qui galopent à côté du train en installant des séparations entre les rails du train et le chemin parallèle que suivent les chevaux, afin qu’ils soient toujours en sécurité. De ce fait, presque tous les plans, y compris ceux qui paraissent relativement simples, sont réalisés avec de nombreux éléments, comme des grandes mosaïques. Pendant le montage, nous avons souvent assemblé des plans qui avaient été tournés avec 6 mois d’écart.

Quels sont les moments les plus gratifiants que vous avez vécus pendant le tournage ?

Au cours d’un tournage comme celui-là, il y a tellement de choses à gérer, et de problèmes à régler – comme le train qui refuse de marcher ce matin-là, par exemple – que l’on est constamment épuisé. Avec l’accumulation de la fatigue, des soucis, et du manque de sommeil, on peut facilement avoir le moral en berne…Mais par bonheur, c’était la première fois que Arnie Hammer, qui incarne John Reid / Le Lone Ranger, tournait dans une grosse production de ce genre. Et il était ravi de découvrir tout cela. Il débordait d’enthousiasme. Et je peux vous dire que quand nous sommes arrivés au 100ème jour de tournage, et que toute l’équipe était accablée de fatigue, c’était un vrai bonheur de voir l’un de nos deux acteurs principaux arriver avec une demi-heure d’avance sur le plateau, le sourire aux lèvres, en disant à tout le monde (Gore Verbinski parle fort, avec un ton plein d’enthousiasme) « Bonjour tout le monde ! Alors qu’est-ce qu’on va tourner aujourd’hui ?! Regardez-moi ce train comme il est beau ! Il y a des cowboys, des indiens, des chevaux, un paysage magnifique ! Vous ne pensez pas qu’on a une sacrée chance d’être là ?! » Et tout d’un coup, son regard neuf et son énergie nous incitait à oublier notre lassitude et à nous dire « Il a raison. C’est vrai que nous avons une chance folle de tourner un western en bénéficiant de tels moyens. Nous avons tort de l’oublier parfois, parce que nous sommes trop absorbés par le travail à faire. » Le studio nous a donné l’opportunité de réaliser un western comme on ne l’a plus fait depuis longtemps, avec tous les moyens techniques et logistiques nécessaires. L’enthousiasme d’Arnie nous a ragaillardis et nous a permis d’apprécier à nouveau la formidable opportunité qui nous était donnée. Et cela nous apporté beaucoup de joie.

Nous avons vu montage de 30 minutes de différentes scènes du film avant cet entretien, et nous avons trouvé que le mélange d’action d’humour, de personnages truculents et de scènes dramatiques fonctionnait très bien. Nous sommes prêts à parier que pour Disney, les résultats futurs du film au boxoffice évoqueront la mine d’argent dont hérite le LONE RANGER dans le film.

Merci ! Je suis heureux que cela vous ait plu.

Si le film remporte le succès espéré, et si le studio vous propose d’en tourner la suite, quelle serait votre réaction ?

Je n’en sais rien…C’est difficile à dire au moment où nous parlons, alors que la post-production de ce film n’est pas encore achevée…Il faudrait d’abord que je prenne du repos et que j’aie un peu de recul sur tout cela. Vous savez, réaliser ce film a été un investissement personnel énorme, et un travail si complexe et si long à faire qu’il a absorbé 2 ans et demi de ma vie… C’est différent pour un acteur qui ne passe que 6 mois sur un gros tournage de ce genre, ou pour un compositeur qui travaille 3 mois…Sur un projet comme celui-là, le développement du script dure 12 mois, la préproduction 6 mois, le tournage 6 mois, et la post-production 6 mois. Voilà à quoi on s’engage en acceptant de réaliser une superproduction… Et voilà pourquoi il faut que je tourne la page et que je réfléchisse à toutes les autres histoires que j’aurais envie de raconter. Car si je faisais un autre LONE RANGER, cela voudrait dire que je devrais renoncer à raconter ces autres histoires pendant 3 ans.

Vous avez déjà exploré plusieurs grands genres cinématographiques : la comédie, l’horreur, les films de pirates, l’animation et à présent le western… La logique commerciale d’Hollywood voudrait qu’après que vous ayez remis au goût du jour les pirates et les justiciers du Far West, on vous propose de ressusciter dans la foulée d’autres types de divertissements populaires dans les années 50 et 60, comme les films d’aventures dans la jungle, les recherches de trésors sous-marins ou les films d’espionnage parodiques ! (rires)

Et vous croyez que j’accepterais ? Vous délirez, là ! (rires) Plaisanterie à part, travailler sur la modernisation des films de pirates n’a pas fait partie d’un plan de carrière : c’est arrivé comme cela…Et ça a tellement plu au public que l’on m’a demandé de réaliser 2 suites. C’est un enchaînement de circonstances, pas un désir forcené de ressusciter le cinéma de jadis. En tant que réalisateur, quand vous choisissez un projet, vous devez vous demander « Pourquoi ai-je besoin de raconter cette histoire ? » et être capable de répondre avec passion et dans tous les détails à cette question. Si vous ne ressentez pas cette envie dans vos tripes, vous allez être rapidement démotivé et malheureux pendant que vous travaillerez sur ce film. En revanche, si vous êtes porté par l’enthousiasme et par une vision très précise de cette histoire, vous surmonterez tous les obstacles pour créer le film, même si vous devez tourner avec peu de moyens, et avec du matériel de location que vous transporterez vous-même dans le coffre de votre break… Et si vous n’y arrivez pas comme ça, vous serez même prêt à raconter l’histoire avec des marionnettes à main à la place des acteurs ! (rires) Même si je viens de tourner un western, je n’ai pas envie de ressusciter un autre genre. Plutôt que de passer rapidement d’un projet à un autre, je préfère prendre le temps de trouver l’histoire qui provoquera en moi le déclic dont je viens de vous parler.

Pouvez-vous nous décrire la manière dont vous collaborez avec Jerry Bruckheimer ? Vous fait-il des suggestions pendant que vous donnez corps au film ? Vous « protège-t-il » des interférences du studio pour vous laisser travailler en paix  de votre côté ?

Jerry me laisse faire les choses à ma manière, en toute liberté, et m’aide à faire aboutir ma vision du projet. Il s’implique dans le casting, et suit de très près le marketing du film. Il est en contact avec le studio pendant que je travaille, et il est toujours extrêmement encourageant et positif avec moi. Il crée le meilleur environnement possible pour que je puisse travailler efficacement 18h par jour quand il le faut, fait en sorte que je reste toujours motivé, et veille à ce que je sois toujours à 110% de mes capacités. Il me protège et m’encourage, comme un très bon entraîneur le fait avec l’athlète dont il doit s’occuper avant et pendant une compétition de haut niveau.

Quelles sont les séquences du film dont vous êtes le plus fier et pourquoi ?

La première qui me vient en tête est une scène de flashback assez simple où l’on voit Tonto quand il était un petit garçon, marcher au milieu du village indien où il a grandi, qui a été détruit et réduit en cendres. Cela peut paraître étrange de dire cela à propos d’un film dans lequel il y a tant d’autres séquences bien plus complexes, mais ce sont quelquefois des images toutes simples qui vous plaisent le plus, comme celles de cette tragédie issue du passé de Tonto… J’en suis fier parce que c’est une scène sobre, silencieuse, presque monochrome avec toutes ces cendres, et que ce gamin qui se retrouve seul dans le désert avec un cheval et un oiseau est émouvant…

Quels sont les thèmes du film qui évoquent directement les problèmes de notre société actuelle ? La cupidité… Dans ses pensées, Tonto l’appelle Wendigo, comme l’esprit maléfique qui erre dans les forêts, dans les légendes indiennes…C’est la cupidité qui est à l’origine des évènements dramatiques de toutes sortes que l’on montre dans le film. En travaillant sur cette histoire, je me suis souvent posé la question « Mais à partir de quel moment avons-nous accepté de tout sacrifier aveuglément au nom de cet algorithme au développement exponentiel que nous appelons progrès ? » Le symbole de ces lignes de chemin de fer que l’on installe dans des paysages qui étaient restés sauvages depuis l’aube des temps nous rappelle tout ce que nous avons définitivement perdu en l’espace de 150 ans pour que de grandes sociétés grandissent en faisant toujours plus de profits. Cela incite à réfléchir aux promesses non tenues de la science et de la technologie, qui devaient apporter le progrès à tous, pauvres ou riches. Alors certes, il y a de nombreux domaines dans lesquels ces avancées ont eu un impact positif, mais je crois qu’il suffit d’aller se promener dans une forêt, ou de contempler le spectacle des quelques régions du monde où il existe encore de vastes étendues sauvages, désormais menacées par les changements climatiques et d’innombrables sources de pollution, visibles ou invisibles, pour se rendre compte que le prix du progrès est exorbitant… Ce thème d’un monde ancien qui change, et qui ne sera plus jamais le même, est d’ailleurs commun à de nombreux westerns post-modernes. On suit un individu qui vit en pleine nature et qui assiste, impuissant, à la destruction des sites dans lesquels il chassait, pêchait et vivait, parce que le chemin de fer doit passer par là, et qu’il faut construire une gare ici, et qu’il va y avoir bientôt quelques maisons à côté, puis une petite ville avec une seule rue, puis de nouveaux quartiers, etc. Et l’on voit ainsi ces terres vierges être peu à peu encombrées par tout un réseau de routes, d’ateliers, de petites usines. Cette silhouette solitaire nous rappelle le moment où la société a pris le pas sur la nature et sur les racines de l’humanité…

Cela rappelle aussi les ultimes plans de ce grand classique du western qu’est LA CONQUETE DE L’OUEST : après avoir brillamment raconté la saga de plusieurs générations de pionniers pendant 2h40 le film se conclut par une séquence tournée fièrement au 1er degré pour exalter le triomphe du progrès tel qu’on le voyait en 1962, mais qui semble tragiquement ironiques quand on la découvre aujourd’hui : des vues aériennes d’énormes échangeurs autoroutiers, avec plusieurs voies superposées, au beau milieu d’un vaste panorama…

Exactement ! Je crois qu’une des raisons pour lesquelles le mythe de l’Ouest sauvage est toujours aussi puissant aujourd’hui, c’est que de plus en plus de gens se demandent pourquoi leur vie est devenue un cycle perpétuel « réveil voiture boulot dodo » qui ne les satisfait pas…J’espère qu’à sa façon, tout en les divertissant, THE LONE RANGER incitera les spectateurs à songer à ces thèmes importants. A ce que nous avons perdu, et à ce qu’il faut préserver.



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