Dennis Muren - L’âme d’Industrial Light & Magic – 2ème partie
Article Cinéma du Mercredi 13 Decembre 2017

Suite de notre article consacré à la carrière de Dennis Muren…

L’essor des magiciens

Après avoir incarné – le temps d’une courte scène — un espion nazi surveillant Indiana Jones dans Les Aventuriers de l’Arche perdue, Dennis Muren retrouve Steven Spielberg pour la postproduction d’E.T. l’extra-terrestre. Parmi les trucages du film, ILM réalise un plan où la créature surplombe une ville. Soit une peinture sur verre en arrière-plan, un décor miniature en avant-plan, et une marionnette d’E.T. fixée sur une tige qui peut glisser sur un rail. «La composition et l’éclairage y sont pour beaucoup dans la réussite de ce plan, qui reflète, d’une certaine manière, ce qu’E.T. ressent à ce moment de l’histoire». La séquence la plus spectaculaire est toutefois le décollage du vaisseau spatial, dans le dernier acte du film. À cause des contraintes budgétaires, cette scène représente un certain challenge pour l’équipe de Dennis Muren, qui ne peut construire qu’une maquette à une échelle très réduite. En outre, Steven Spielberg insiste pour que les parois réfléchissent la lumière (ce qui ne facilite évidemment pas le travail des opérateurs de la caméra) Afin de faire croire que le vaisseau est massif, le modèle réduit est filmé à 120 images par seconde. Mais George Lucas a également besoin de Dennis Muren pour les besoins du Retour du Jedi, dont la préproduction a débuté depuis déjà plus d’un an. Cet Épisode VI est si ambitieux qu’ILM se divise en trois unités distinctes. Dennis Muren s’occupe notamment de quelques plans en stop motion, ou des scènes qui se déroulent en forêt, sur Endor. Il participe d’ailleurs aux repérages dans le Parc national de Redwood, dans le nord de la Californie. C’est là que sont tournés les extérieurs pour la poursuite en speeder bike. À elle seule, cette scène nécessite plus de cent plans truqués. Richard Edlund et Ken Ralston sont quant à eux chargés des séquences de batailles spatiales, ou dans le désert de Tatooine. «Chacun pouvait se concentrer sur ses plans», se souvient Dennis Muren. «Cela nous permettait de livrer des trucages de meilleure qualité». Du côté du département consacré aux créatures, Phil Tippett tente de concevoir la scène où Luke Skywalker affronte le monstrueux Rancor. «À l’origine, George voulait que j’enfile un costume», s’amuse Dennis Muren. Mais le résultat s’avère très décevant. Finalement, le Rancor est animé à la main par Phil Tippett, par l’intermédiaire d’une marionnette qui s’enfile comme un gant. Une solution bancale, qui ne fonctionne qu’après de nombreux essais. «Ce fut horrible», souffle Dennis Muren. «Certains plans nécessitèrent une centaine de prises». Afin de camoufler sa véritable nature, la marionnette est filmée plus ou moins rapidement (que 24 images par seconde) ; elle est parfois animée « à l’envers » (la prise de vue est ensuite inversée lors du montage). La plupart des plans de cette scène sont ainsi réalisés en « direct » — sans fond bleu ni incrustation optique — dans un décor miniature, par une équipe de cinq personnes ! Le Retour du Jedi nécessite tellement d’effets spéciaux qu’ILM ne fait que s’agrandir. «Nous étions limités par la surface de nos locaux», précise Dennis Muren. «Nous programmions nos activités selon la disponibilité des caméras et des artistes». Si la somme de travail est gigantesque, ce film ne s’avère pas aussi complexe que les deux précédents épisodes de la saga Star Wars. «Nous avions déjà fait cela», explique Dennis Muren. «J’avais déjà travaillé sur quatre films ; nous nous occupions également de Star Trek 2, Poltergeist et Les Aventuriers de l’Arche perdue. Donc nous avions l’expérience et l’équipement nécessaires. Nous étions prêts ; nous savions comment procéder. Il ne restait plus qu’à le faire ! Ce qui fut épuisant». Le superviseur des effets visuels considère que Le Retour du Jedi représente l’apogée – et la fin – de cette période d’évolution des trucages traditionnels, initiée par Star Wars. «Je ne sais pas s’il y a eu beaucoup d’autres améliorations entre 1983 et le début des années 1990…» Rodée, l’équipe d’ILM va pouvoir cumuler les projets ambitieux… Peu après, Steven Spielberg fait appel à Dennis Muren pour superviser les effets visuels d’<I>Indiana Jones et le temple maudit (1984). «C’est peut-être la première fois que j’avais l’occasion de faire une extension de décor», se souvient le cinéaste, qui n’est pas peu fier de la poursuite en wagonnet dans la mine. «Lorsqu’on a noyé le décor miniature, il a fallu trouver un moyen pour que les gouttes d’eau ne paraissent pas trop grosses». La solution passe par la propulsion d’air, ce qui pulvérise lesdites gouttes. En 1985, Dennis Muren s’occupe des trucages du Secret de la pyramide (1985), où un chevalier bondit hors du vitrail d’une église. Ce spectaculaire effet, particulièrement innovant pour l’époque, fut mis au point grâce à la collaboration de la division informatique de Lucasfilm, Graphics Group (qui deviendra Pixar peu après), et de l’animateur John Lasseter (Toy Story). L’Oscar des meilleurs effets visuels sera cependant attribué à Cocoon… Désireux de consacrer plus de temps à sa famille, et donc d’éviter les superproductions, Dennis Muren se concentre ensuite sur les effets spéciaux de deux courts métrages réalisés pour des attractions des parcs à thèmes Disneyland, Captain EO et Star Tours (dont Disneyland Paris diffusera pendant encore quelques mois le film d’origine, jusqu’à son remplacement par un programme plus moderne). Il supervise ainsi 17 plans de Captain EO. «Ce fut amusant de regarder les prises en compagnie de Michael Jackson», confie-t-il, avant d’expliquer que l’aspect qui l’a séduit, dans Star Tours, est l’unique point de vue du film. En effet, les spectateurs sont invités à parcourir la galaxie Star Wars dans un vaisseau spatial, et donc en vue à la première personne. Toutes les séquences réalisées pour cette spectaculaire attraction ont ensuite été (subtilement) fusionnées en un long et unique plan-séquence – un trucage géant. Ayant déjà travaillé sur l’Étoile noire de la trilogie Star Wars, Dennis Muren avoue ne pas s’enthousiasmer pour l‘idée d’y retourner dans une attraction. Mais l’équipe de Disney Imagineering sait que les fans de la saga n’attendent que cela… Et le succès de Star Tours le prouvera. Notons que Dennis Muren apparait subrepticement durant la première partie du vol spatial, dans le costume d’un technicien que l’on aperçoit à travers une vitre. Après avoir supervisé les trucages de L’aventure intérieure (Innerspace, 1987) de Joe Dante (avec un Oscar à la clé), où Dennis Quaid explore le corps humain, Dennis Murren rejoint Ron Howard pour Willow (1988). Cette production Lucasfilm marque une étape importante dans l’histoire de l’évolution des trucages, puisque la technique du « morphing » y est utilisée pour la première fois afin de transformer la sorcière Fin Raziel en diverses créatures. Cette scène fut l’occasion d’appliquer les dernières avancées de l’infographie. Si, auparavant, il fallait découper le montage et alterner les prises de vues entre différentes créatures pour faire croire à une transformation, les outils informatiques permettent enfin d’appliquer ces transmutations dans un même plan, sans coupes. Une révolution qui ne sera étrangement pas saluée par l’attribution d’un Oscar. Mais Dennis Muren épouse définitivement les possibilités du numérique, dont il sera l’un des champions à Hollywood. «Malgré Le Secret de la pyramide et Willow, je luttais pour essayer de comprendre comment cette technologie fonctionnait, et comment nous pourrions obtenir ce que nous voulions. Nous étions encore en train de découvrir ce qu’il était possible de faire».

Une nouvelle boite à outils

En 1989, Dennis Muren poursuit sur cette lancée en donnant corps à une vision de James Cameron : le pseudopode liquide d’Abyss. «Il nous a décrit une projection serpentine dont la surface ondulait constamment». Dennis Muren se souvient s’être demandé s’il était seulement possible de réaliser cet effet. Pourtant, en l’espace de six mois, ILM parvient à fournir les treize plans désirés. La principale difficulté fut de réaliser les ondulations qui donnaient l’impression que ce serpent liquide était bel et bien réel. «La solution fut une combinaison de logiciels, d’animation et de timing. Ainsi que la maitrise de la réfraction et de la réflexion de la lumière sur un objet en mouvement. En fait, les sensibilités artistiques furent aussi importantes que l’utilisation de la technologie numérique…» Ayant obtenu un nouvel Oscar, le superviseur prend un congé sabbatique afin d’embrasser définitivement l’outil informatique. Après s’être longuement documenté, il comprend que les images de synthèse ne sont qu’une nouvelle manière de résoudre des problèmes. Il se procure l’une des premières versions de Photoshop (un logiciel co-développé par John Knoll, un autre superviseur d’ILM) et s’adapte à ces nouveaux outils. «J’avais vraiment besoin de me familiariser aux écrans d’ordinateur, et de réussir à visualiser ce à quoi un film allait ressembler». À l’aide de ces nouvelles connaissances, il peut sereinement retrouver James Cameron pour Terminator 2 : Le jugement dernier. «Ce film marque la percée des images de synthèse photoréalistes. Nous y avons notamment mis au point le compositing numérique. Nous avons livré nos plans en temps et en heure, et dans le budget». Deux décennies plus tard, les exploits du T -1000 en métal liquide, incarné par Robert Patrick, restent dans les mémoires des cinéphiles. Pour que ce dernier puisse littéralement traverser les barreaux d’une prison, ILM développe un logiciel permettant de coller une texture – une photographie haute-résolution de l’acteur – sur un modèle 3D qui peut être déformé, si nécessaire. Ce qui représente, en 1991, un exploit. Trois éléments distincts sont ensuite combinés numériquement pour obtenir le plan : une prise de vue (réelle) de l’interprétation de Robert Patrick sans les barreaux, les barreaux eux-mêmes et ledit modèle 3D. «Terminator 2 a ouvert la porte pour Jurassic Park et tous les autres. La révolution fut aussi importante que celle initiée par la caméra contrôlée par ordinateur de Star Wars». La boite à outils est prête : les équipes d’ILM n’ont plus qu’à s’en servir. Si les dinosaures de Jurassic Park marquent davantage les esprits, le studio ne fait que perfectionner et étrenner les techniques mises au point deux ans plus tôt. L’animation des modèles 3D est plus subtile, et le rendu de la peau synthétique est plus réussi. Rappelons, si nécessaire, que les créatures du film de Steven Spielberg devaient originellement être créées par l’équipe de Phil Tippett en stop-motion. Un test, réalisé avec l’aide du département de recherche et développement d’ILM, suffit à convaincre le cinéaste d’embrasser à son tour la magie du numérique… et à marquer l’Histoire du cinéma. Si tous les dinosaures du film ne sont pas conçus en images de synthèse, ceux qui le sont ont étonnamment bien vieilli. «J’en suis le premier surpris», confie Dennis Muren. «Je pensais qu’ils seraient obsolètes cinq ou dix ans plus tard ! »



Terminator 2 et Jurassic Park ont ainsi conduit à la démocratisation progressive des effets numériques au sein l’industrie du cinéma. «En outre, cette technologie permet d’obtenir les effets désirés dans les délais et le budget», souligne le superviseur. Quelques années plus tard, Dennis Muren rechigne à renouer avec Star Wars. «J’avais déjà tellement travaillé sur des films en rapport avec l’espace !» Pour La Menace fantôme, il se charge donc des séquences sous-marines, sur la planète Naboo. Tout en considérant qu’il ne s’agit pas vraiment de la même saga… En 1999, il devient le premier spécialiste des effets visuels à obtenir une étoile sur le Walk of Fame d’Hollywood. «J’ai grandi dans le coin, j’ai donc marché un million de fois sur cette avenue. Il ne me serait jamais venu à l’esprit qu’un technicien des effets spéciaux y ait son nom. Et encore moins que ce soit moi ! Quand j’étais jeune, il n’y avait aucun avenir dans les effets spéciaux. C’était pourtant tout ce que je désirais faire. J’ai simplement poursuivi mes rêves, jusqu’à ce que je rencontre George et Steven…» En 2001, Steven Spielberg réalise A.I. : Intelligence artificielle après avoir obtenu la bénédiction de Stanley Kubrick, dont le film était un ancien projet. Dennis Muren a également eu l’opportunité de rencontrer le cinéaste anglais, plusieurs années avant son décès. Peu après la sortie d’A.I., il devient le superviseur des effets de L’attaque des clones, puis de Hulk, réalisé par Ang Lee. Outre la problématique de l’intégration d’un tel monstre dans le monde réel, la couleur du superhéros Marvel ne laisse pas les artistes d’ILM indifférents. «Ce vert attirait invariablement l’œil du spectateur sur l’effet spécial ! ». En 2005, Dennis Muren refuse de travailler sur La Revanche de Sith. Il préfère œuvrer sur les trucages de La Guerre des mondes de Steven Spielberg. Et pour cause : la précédente adaptation du roman d’H.G. Well est l’un des films marquants de sa jeunesse ! Après trois décennies chez ILM, le précurseur commence à lever le pied. Un signe qui ne trompe pas ? Il obtient en 2007 et 2008 des récompenses honorifiques, pour l’ensemble de sa carrière, lors des Satellite Awards et Visual Effects Society Awards. Avant même que Disney ne rachète Lucasfilm en 2012 — et donc ILM —, il devient également consultant auprès de Pixar (racheté par Disney en 2006). En 2008, il accepte de superviser les effets visuels de Super 8. «J.J. Abrams souhaitait renouer avec la nostalgie des films sur lesquels j’avais travaillé, comme Rencontres du troisième type et E.T. Il est venu me voir, car je savais à quoi ces films ressemblaient. Ce fut donc une étrange expérience». Plus récemment, Dennis Muren a veillé sur la transposition en 3-D relief de L’Attaque des clones. S’il a de nouveau évité de retrouver la galaxie Star Wars pour Le Réveil de la Force, il est venu prêter main-forte sur Jurassic World. Et il rêve, à son tour, d’être émerveillé par de futures évolutions technologiques. «Le potentiel existe pour que l’effet spécial redevienne spécial». Et pour que la magie du cinéma revienne en Force ?



Filmographie sélective (+ Oscars)

1977 – Star Wars Episode IV : Un nouvel espoir
1977 – Rencontres du troisième type
1978 – «Battlestar Galactica» (TV)
1980 – Star Wars Episode V : L’Empire contre-attaque (Oscar des meilleurs effets visuels)
1981 – Le dragon du lac de feu (Oscar pour une contribution technique + nomination à l’Oscar des meilleurs effets visuels)
1982 - E.T. l’extra-terrestre (Oscar)
1983 – Star Wars Episode VI : Le retour du Jedi (Oscar)
1984 – Indiana Jones et le temple maudit (Oscar)
1984 – L’aventure des Ewoks (TV) (Emmy Awards des meilleurs effets visuels)
1985 – Le Secret de la pyramide (nomination)
1986 – Captain EO (attraction à Disneyland)
1987 – Star Tours (attraction à Disneyland)
1987 – L’Aventure intérieure (Oscar)
1988 – Willow (nomination)
1989 – Abyss (Oscar)
1989 - S.O.S. Fantômes 2
1991 – Terminator 2 : Le jugement dernier (Oscar)
1993 – Jurassic Park (Oscar)
1995 – Casper
1997 – Jurassic Park : Le Monde perdu (nomination)
1999 – Star Wars Episode I : La Menace fantôme (nomination)
2001 - A.I. : Intelligence artificielle (nomination)
2002 – Star Wars Episode II : L’attaque des clones
2003 - Hulk
2005 – La Guerre des mondes (nomination)
2011 – Super 8

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