AVRIL ET LE MONDE TRUQUÉ : Entretien avec Franck Ekinci, co-scénariste et co-réalisateur
Article Animation du Jeudi 03 Decembre 2015

L’animation française ne cesse de faire preuve de sa créativité et de son dynamisme : preuve en est AVRIL ET LE MONDE TRUQUÉ, mélange d’uchronie et de SF porté par un récit très original et par le style graphique de l’un de nos plus grands créateurs de bande dessinée : Tardi.

L’intrigue d’AVRIL ET LE MONDE TRUQUÉ débute en 1941, dans un monde radicalement différent de celui décrit par l’Histoire que nous connaissons. Napoléon V règne sur la France, où comme dans tous les autres pays les savants disparaissent mystérieusement depuis 70 ans, privant l’humanité d’inventions capitales comme la radio, la télévision, l’électricité, l’aviation, le moteur à explosion…Cet univers en est resté à la technologie dépassée du XIXème siècle, aux machines alimentées par le charbon et mues par la vapeur. ?C’est dans ce monde étrange qu’une jeune fille, Avril, part à la recherche de ses parents, scientifiques disparus, en compagnie de Darwin, son chat parlant, et de Julius, jeune gredin des rues. Ce trio devra affronter les dangers et les mystères de ce monde truqué. Qui enlève les savants depuis des décennies ? Dans quel sinistre but ? Voilà l’énigme que devra résoudre Avril… Après avoir reçu un accueil enthousiaste du public au festival international du film d’animation d’Annecy, AVRIL ET LE MONDE TRUQUÉ a obtenu sa plus haute récompense, le Cristal d’or du meilleur long-métrage.

Entretien avec Franck Ekinci, co-scénariste et co-réalisateur.

Propos recueillis par Pascal Pinteau

Comment ce projet a t’il débuté pour vous ? Etiez-vous particulièrement sensible à l’univers graphique de Jacques Tardi ?

J’ai fait la connaissance de Benjamin Legrand, qui a été le scénariste de Jacques Tardi pour l’album TUEUR DE CAFARDS, et qui a beaucoup écrit pour le cinéma et la télévision. C’est Benjamin qui a organisé la première rencontre avec Tardi, et qui a eu l’idée de ce récit de rapts des plus grands savants qui entraîne un énorme retard technologique et bouleverse toute l’histoire du monde. Voilà comment le projet a commencé. Concernant le style de Tardi, travaillant dans le monde de l’animation, je suis passionné par toutes les formes de graphisme, et j’avais lu ses bandes dessinées pendant ma jeunesse. Avoir l’opportunité de collaborer avec lui et d’adapter pour la première fois son style graphique unique en animation était vraiment l’accomplissement d’un rêve. J’étais convaincu que cela fonctionnerait très bien, en raison de la richesse de ses idées visuelles.

Pourquoi êtes-vous allé avec Benjamin Legrand dans la direction d’une uchronie et d’un récit d’aventures rétrofuturistes ?

L’idée de départ de Benjamin nous avait séduits car elle nous donnait la possibilité de nous dire à chaque fois « et si… » et d’imaginer de nouvelles variantes du cours de l’histoire, et de nouvelles conséquences intéressantes. L’uchronie, la dystopie, sont des thèmes récurrents dans la Science Fiction. L’un des exemples les plus connus est LE MAÎTRE DU HAUT CHÂTEAU de Philip K. Dick, et de nombreux auteurs français s’y sont essayés récemment. Pour nous, artistiquement, cela nous permettait de prendre de la documentation, de nous référer à des engins, des architectures, des expériences scientifiques et des machines réelles du passé, puis de nous appuyer sur ces éléments véridiques pour dévier, basculer dans l’imaginaire et inventer des choses nouvelles. Le fantastique de notre film a une base logique, une vraie colonne vertébrale historique.

Avez-vous toujours été sensible à ce que l’on appelle aujourd’hui le style « steampunk », c’est à dire les architectures à la Gustave Eiffel et les machines construites en métal boulonné chères à Jules Verne ?

Oui, j’ai toujours été fasciné par le 19ème siècle, par son contexte historique, sa technologie encore primaire et sa croyance presque naïve en la science comme clé universelle du progrès et de l’amélioration de la vie des hommes. J’aime lire des histoires qui concernent la 3ème république et les bouleversements artistiques survenus au cours de cette époque. Tardi a traité ce moment charnière de la fin du 19ème, début du 20ème siècle dans les aventures d’Adèle Blanc-Sec. Pour revenir au style « Steampunk », c’est vrai que nous l’utilisons, mais de manière plus mesurée et plus sobre que des films d’animation comme STEAMBOY, par exemple. Certes, il y a des engins fantastiques dans le film, mais ils évoluent dans un Paris qui n’est finalement pas si différent de celui que nous présentent les cartes postales de la fin du 19ème siècle, même s’il y a deux Tours Eiffel à l’horizon.

Ce récit est-il une caricature d’un certain immobilisme face au progrès ?

Nous avons surtout abordé le thème des dérives scientifiques dangereuses, en pensant à la fameuse maxime de Rabelais dans GARGANTUA « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Et à la manière dont une société peut tenter de gérer l’ordre et le désordre pour avancer intelligemment, sans tomber dans un excès ni dans l’autre. Nous montrons aussi comment certains protagonistes bien intentionnés se fourvoient et risquent de créer une catastrophe par aveuglement, ce qui nous permet de traiter la question « La fin justifie-t-elle tous les moyens ? » en mettant en scène des situations délirantes assez jubilatoires.

Pouvez-vous nous présenter les personnages principaux ?

L’intrigue se déroule dans un Paris de 1941 bloqué technologiquement au 19ème siècle parce que tous les savants ont été kidnappés les uns après les autres depuis des décennies. Une jeune fille, Avril, recherche ses parents scientifiques qui ont mystérieusement disparu quand elle avait six ans. Elle vit dans la résilience avec son chat parlant Darwin, cobaye des expériences parentales, et comme eux, elle recherche un sérum ultime sensé guérir tous les maux de l’humanité. Son grand-père Pops, n’a pas été kidnappé, mais il est en fuite, car la police de Napoléon IV le recherche en tant que savant ayant réalisé des expériences interdites. Il incarne le positivisme scientifique et la croyance que la science peut tout. Darwin, le chat d’Avril, est une sorte de candide qui exprime avec humour le point de vue du spectateur sur les évènements qui se déroulent. On pourrait dire que le chat a une sensibilité plus artistique, tandis que sa maîtresse est surtout préoccupée par la science. Il a « élevé » Avril et lui a fait découvrir la littérature, les arts, et les cultures du monde pendant son enfance. Paul, le père d’Avril, a une regard plus distancié sur la science : il se pose des questions sur l’usage que l’on peut en faire. Annette, la mère d’Avril, a dédié sa vie au projet scientifique de mise au point du sérum ultime, quitte à accepter d’être séparée de sa fille pour le faire aboutir. Julius est un gredin des rues qui suit Avril pour un certain nombre de raisons. Il va finir par s’y attacher et par l’aimer. Il va l’aider à passer de l’adolescence à l’âge adulte.

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