AVRIL ET LE MONDE TRUQUÉ : Entretien avec Jacques Tardi, créateur de l’univers visuel du film
Article Animation du Lundi 07 Decembre 2015

Propos recueillis par Pascal Pinteau

Après la transposition en prises de vues réelles d’ADÈLE BLANC-SEC par Luc Besson, qu’est-ce qui vous a séduit dans l’opportunité de créer les personnages et tout l’univers d’un dessin animé de long métrage ?

AVRIL ET LE MONDE TRUQUÉ a été entrepris bien avant le projet de Besson. Je crois que très peu de dessinateurs résisteraient à la perspective de ce genre de projet en prises de vues réelles, c’est à dire à la possibilité de voir son personnage sortir de la feuille de papier et prendre vie en chair et en os au cinéma. Le film vaut ce qu’il vaut, il y aurait beaucoup de choses à dire. Je ne m’attendais pas à ce que l’on choisisse une actrice qui ressemble à Adèle Blanc-Sec, parce que ce n’était pas possible, et qui en plus ait éventuellement du talent, donc j’ai accepté le personnage, j’ai accepté Louise Bourgoin telle qu’elle était, comme « une Adèle Blanc-Sec » parmi d’autres Adèles qu’auraient pu interpréter d’autres comédiennes. Les décors étaient très bien réalisés. Après, Besson a fait son film à sa façon, avec sa manière d’aborder ce personnage. Je n’ai pas grand’chose à ajouter sur cela. Il y a des passages que je trouvais intéressants comme les scènes qui se déroulent dans le jardin des plantes, évidemment, mais je n’étais pas d’accord avec le début du film conçu à la manière des AVENTURIERS DE L’ARCHE PERDUE. Mais ça, je l’avais dit à Besson. Je lui avais même dit « Tu n’as pas le droit de faire cela ! » mais il a fait les choses à son idée, point final…A partir du moment où l’on a compris cela, on se retire du projet, on assiste quand on vous le demande, on regarde tout cela de manière bienveillante et c’est tout. Pour revenir à Avril et le Monde Truqué, ce projet a débuté avant LES AVENTURES EXTRAORDINAIRES D’ADÈLE BLANC-SEC, qui date de 2010, car son développement a nécessité six ou sept ans. Avec le scénariste Benjamin Legrand, nous avions eu un autre projet avec un autre producteur : il s’agissait de faire un dessin animé de long métrage consacré à la première guerre mondiale. Ça n’a pas abouti, parce que c’est « un sujet qui n’est pas porteur » comme l’on dit. C’est fort dommage parce que je me serais senti beaucoup plus motivé que sur un film de pure fiction. Mais ce projet n’a pas abouti, et puis nous avons été contactés par la société de production « Je suis bien content » et Benjamin a écrit un autre scénario « sur mesures » pour moi, qui partait des ambiances que j’avais déjà traitées, notamment dans un album qui s’appelait LE DÉMON DES GLACES. Voilà comment le concept sur 14-18 est tombé à l’eau, alors que AVRIL ET LE MONDE TRUQUÉ a été pris en main par Je suis bien content. Il y a eu une quinzaine de moutures différentes du scénario avant d’aboutir à la version définitive.

Est-ce que pour vous le passage au dessin animé était une opportunité de voir votre travail graphique, et votre travail d’auteur quand vous suggérez des idées, adapté plus fidèlement à l’écran ?

Oui, dans la mesure où l’on reste au niveau du graphisme, sans passer par la réinterprétation du personnage ni par le casting d’une actrice qui ne pourra pas ressembler à l’héroïne que vous avez dessinée. Ceci dit Besson avait quand même eu recours à des maquillages et des fausses oreilles pour grimer les personnages secondaires et les rendre assez conformes aux personnages originaux. Ça, c’était assez réussi. Mais Adèle échappait à cela, pour les raisons que j’ai évoquées auparavant.

Votre passion pour l’histoire est l’un des jalons de votre œuvre. Et vous vous documentez énormément sur les époques que vous évoquez, jusque dans les moindres détails. Avez-vous apprécié de travailler avec moins de contraintes sur un récit de fiction, et plus précisément sur une uchronie ?

Oui, parce qu’à partir de là, on n’est plus du tout bloqué par la documentation. On part dans des directions plus fantaisistes tout en ne perdant pas de vue ce que l’on s’est imposé narrativement dès le départ, c’est à dire la disparition mystérieuse de tous les grands savants, et par là même, de toutes les inventions majeures du 20ème siècle. Tout marche à la vapeur, il n’y a pas d’électricité, et cela pose certaines contraintes qui vous poussent à trouver des solutions originales. De la même façon, le téléphérique à vapeur a été créé ainsi.

Justement comment est née l’idée magique du « paquebot » suspendu à des câbles qu’empruntent les parents d’Avril dans leur fuite ? Etes-vous fascinés par les véhicules prototypes souvent extravagants qui ont réellement existé dans le passé, à toutes les époques ?

Je veux préciser que c’est Benjamin Legrand qui a inventé cette liaison Paris-Berlin par téléphérique, avec une double tour Eiffel servant de terminus/gare dans la capitale. La tour Eiffel, nous l’avons sous les yeux, mais le téléphérique, il a fallu l’inventer. J’ai donc feuilleté des vieux numéros de « La Science et la Vie » datant du début du siècle où j’ai trouvé les descriptions de nombreux engins prototypes fascinants. A partir de là, j’avais à disposition des formes et des schémas de fonctionnement de machines à vapeur ou bien mues par d’autres systèmes. Mon objectif étant que le fonctionnement du téléphérique soit crédible. Il fallait qu’il marche à la vapeur, que ses mécanismes puissent faire tourner des roues à partir d’entraînements ressemblants à des chaînes de vélo, que tout cela avance sur des rails à crémaillères, avec des roues dentelées, etc. J’ai travaillé assez longtemps pour arriver à le rendre réaliste. Et même si l’on ne voit pas comment ils marchent, j’ai imaginé aussi ses mécanismes internes. Je pense que le téléphérique fonctionne bien dans le film, et que l’on y croit. Dans le domaine de la fiction, j’ai été inspiré par les illustrations de Robida, qui avait imaginé des embouteillages de véhicules volants et de dirigeables dans le ciel de Paris, avec des plateformes d’atterrissage installées un peu partout sur les toits. C’est ce qui m’a donné l’idée du ballon utilisé par les policiers pour scruter ce qui se passe au sol. Les dessins de Robida m’ont intéressé parce qu’ils sont utopiques et appartiennent au domaine du rêve et de l’humour, et que le but d’un dessin animé est aussi de faire rêver et d’amuser.

Dans AVRIL ET LE MONDE TRUQUÉ, le responsable de la police ne comprend rien aux véritables enjeux des évènements, et le pouvoir politique a mené tranquillement la planète vers un désastre écologique qui génère des conflits entre les nations. Est-ce que l’on pourrait dire que cela reflète en partie votre opinion sur le monde actuel et ses dirigeants ?

Cela me semble évident ! (rires) Mais ce n’est pas exprimé de manière claire, nette et définitive : c’est au spectateur de comprendre cela et de se faire sa propre idée. J’espère qu’après avoir vu le film, il aura perçu ce que nous avons voulu dire. Mais n’oublions pas que nous nous trouvons au sein d’une histoire rocambolesque, totalement fantaisiste, et qu’il est hors de question d’asséner aux gens notre manière d’aborder la politique et notre vision du monde dans lequel nous vivons. Ce n’est pas le but. Mais cela aurait pu fonctionner si nous étions parvenus à réaliser notre projet de film sur la première guerre mondiale qui n’a hélas pas abouti. Un tel sujet, obligatoirement, impliquait un regard sur le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, qui est en grande partie déterminé par la manière dont on a redessiné les frontières comme celles de l’Irak et du Moyen-Orient à l’issue de ce conflit. 1917 a été l’époque de la révolution russe, de l’arrivée des corps expéditionnaires américains, et du début de ce monde partagé en deux dans lequel nous avons vécu ensuite pendant des décennies…Et où nous vivons toujours, d’ailleurs ! Un sujet sur la première guerre mondiale nous aurait permis de nous exprimer sur tout cela, alors que ce n’était pas le but d’ AVRIL ET LE MONDE TRUQUÉ.

Par définition, les héros des films d’animation sont souvent formatés pour être plus forts, plus courageux, plus perspicaces, plus rapides que la plupart des gens. Ils n’ont que peu de doutes sur la justesse de leur démarche, et quasiment pas de faiblesses. Dans la Bande Dessinée aussi, les héros « classiques » ont longtemps été les plus nombreux. Est-ce la raison pour laquelle, en tant qu’auteur, vous avez toujours eu une tendresse particulière pour les personnages qui ont des failles, des faiblesses, des doutes ?

Oui, bien sûr, parce que des héros infaillibles comme ceux-là, je n’en ai jamais rencontrés, et je ne sais pas comment ils fonctionnent. Et puis un personnage qui est « sur des rails » avec une mission à accomplir ne m’intéresse pas dans la mesure où je sais déjà qu’il réussira, qu’il gagnera, qu’il repoussera les méchants…Je n’ai aucune raison de lire le bouquin ou d’aller voir le film puisque les jeux sont faits d’avance. Je préfère donc les personnages qui ont des doutes, qui vont commettre des erreurs, ou qui vont tout simplement ne rien faire. Adèle Blanc-Sec, par exemple, est un personnage qui fait le même métier que moi : elle écrit des romans-feuilletons, se déplace uniquement pour se documenter et fait alors des rencontres, parce que j’ai besoin que les choses bougent un peu dans le récit de ses aventures. Mais elle n’est pas une personne qui prend des décisions fracassantes et qui va tout le temps de l’avant : ce sont les évènements qui la portent. Je préfère ce genre de personnage. C’est aussi le cas d’Avril dans le film.

Signalons la parution chez Casterman-BD de l’album de 136 pages Un Monde Truqué les coulisses du film, avec de nombreuses reproductions des plus belles images du film.

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