Dans les coulisses du cinéma, première partie : l’aube du septième art
Article 100% SFX du Mercredi 22 Mai 2019

A l’heure des blockbusters dotés d’effets visuels photoréalistes, nous vous proposons de revenir jusqu’au XIXème siècle afin de revisiter l’histoire des trucages cinématographiques. Et ainsi redécouvrir les bouleversements de cet art et de cette industrie…

Les artistes n’ont jamais manqué d’idées, et les inventions techniques se sont additionnées avec le temps : trucage par substitution, rétroprojection, animation traditionnelle, maquettes, miniatures, maquillage, peintures sur verre, effets pyrotechniques, composition optique, écrans bleus puis verts, surexposition de la pellicule, stop motion, animatroniques, capture de mouvement, images de synthèse, pour ne citer que les procédés les plus connus. Mais les effets spéciaux, par leur nature, existent depuis bien avant l’invention du cinéma. Citons par exemple les machineries de plus en plus sophistiquées équipant successivement les théâtres grecs, romains puis médiévaux. Et dans le domaine de la photographie, le peintre suédois Oscar Rejlander réalise dès 1857 ce qui est considéré comme étant le premier trucage d’une image (bien avant le règne de Photoshop !) : la fusion de plusieurs négatifs en une seule composition.

La magie en mouvement

Depuis un quart de siècle, et l’essor de l’infographie, les studios hollywoodiens rechignent parfois à lever le voile sur les secrets de fabrication de leurs longs-métrages, comme si la magie du cinéma pouvait disparaître dès qu’on a conscience du travail nécessaire à la confection des scènes. Il n’en est évidemment rien, surtout que le cinéma fonctionne, fondamentalement, grâce à un premier tour de passe-passe : l’illusion de l’image en mouvement. Or comment pourrions-nous entamer un dossier consacré à l’histoire des trucages sans d’abord introduire l’effet spécial qui a permis l’éclosion du cinéma ? Rappelons d’abord que le défilement d’une série d’images fixes crée une impression de mouvement, grâce à un phénomène oculaire appelé la persistance rétinienne. Pour faire simple, il s’agit d’une illusion d’optique grâce à laquelle une image – rémanente — reste sur la rétine pendant environ 50 millisecondes. Il suffit ainsi de faire défiler plusieurs images par seconde pour créer ladite illusion de mouvement : une dizaine pour une animation saccadée, et une cadence de 24 images par seconde pour retrouver la norme «historique» de nos salles de cinéma (voire davantage dans certains cas spécifiques). À l’époque du muet, cette cadence évoluait entre 16 et 18 images par secondes. Ce «truc», à la base du cinéma, du dessin animé traditionnel ou encore de l’animation image par image (stop motion), avait déjà été touché du doigt, à plusieurs reprises, au cours du XIXe siècle. Il y eut d’abord le Thaumatrope, en 1825 : ce jouet consistait à faire tourner un disque sur lui-même afin de donner l’impression que deux images, apposées sur les deux faces, se superposent – grâce, toujours, à la persistance rétinienne. Une décennie plus tard, le Zootrope de l’anglais William George Horner créait un cycle d’animation à l’aide d’une série de dessins (décomposant un mouvement) installés dans un cylindre équipe de fentes verticales, et d’un jeu de miroirs. En 1878, le photographe britannique Eadweard Muybridge parvient à photographier douze étapes du galop d’un cheval grâce à un système composé de douze appareils photographiques. Dans la foulée, il imagine le Zoopraxinoscope, qui permet de projeter une recomposition de ce même mouvement (les silhouettes du cheval étant reproduites sur les bords d’un disque en rotation). En 1888, l’inventeur et photographe français Charles-Émile Reynaud dépose le brevet de son Théâtre optique, une invention qui descend d’une de ses précédentes créations, le Praxinoscope (qui est lui-même une évolution du Zootrope). Le «Théâtre optique» permet de s’émanciper des limitations imposées par un mouvement cylindrique, et ainsi de créer de longues séquences d’animation. Les bandes peuvent rassembler plusieurs centaines de dessins, peints et coloriés à la main, et former de véritables courts-métrages, les «pantomimes lumineuses» — autrement dit, les ancêtres des dessins animés. Ce que s’échine à préparer Charles-Émile Reynaud au cours des années suivantes, avant de projeter sur un grand écran pour la première fois ces proto-dessins animés, au Musée Grévin des Grands boulevards parisiens. En octobre 1892, le public découvre ces premières «Pantomimes lumineuses» : Un bon bock (700 images/15 minutes), Pauvre Pierrot et Clown et ses chiens. Seule la bande de Pauvre Pierrot, d’une longueur de 36 mètres, est parvenue à traverser les époques ; elle est conservée dans les archives du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). La toute première fiction projetée dans une salle se trouve donc au sein des locaux de l’institution française, à Bois-d’Arcy.



Pendant que Charles-Émile Reynaud dessinait et animait ses Pantomimes, entre 1888 et 1892, le célèbre inventeur et industriel américain Thomas Edison met au point, avec l’aide de son assistant William Kennedy Laurie Dickson, le Kinétographe et le Kinétoscope, un système d’enregistrement (la première caméra, qui enregistre à minima 18 images par seconde) et de visionnement individuel de prises de vues réelles. Pour la première fois, une pellicule 35mm à défilement vertical, soit le futur format standard, est utilisée. Si une démonstration publique (et extrêmement courte) a été effectuée en 1991, il faut attendre 1993 pour que les Kinétoscopes soient rendus accessibles aux spectateurs, sous la forme de petits coffres. Les tout premiers films de l’Histoire, d’une durée de quelques minutes maximum, y sont présentés, et le succès est foudroyant. L’invention des frères Louis et Auguste Lumière, le Cinématographe, aura toutefois raison de ce procédé…

Une révolution en marche

Le Cinématographe dispose d’un atout de taille : cet appareil condense les avancées introduites par le théâtre optique (la projection) et l’efficacité du couple Kinématographe-Kinétoscope. Une caméra peut ainsi enregistrer de courtes prises de vues réelles, qui seront restituées devant un large public en les projetant sur un grand écran. Le cinématographe rassemble, en un seul appareil, la caméra et le système de projection, ce qui simplifie considérablement la démarche. Et supplante rapidement les inventions concurrentes. En mars 1895, les frères Lumière présentent pour la première fois le cinématographe auprès d’une assemblée de savants. L’unique film projeté, La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, fait alors forte impression.



Six mois plus tard, ils organisent une projection privée à La Ciotat, durant laquelle sont montrées une dizaine de séquences différentes (pour la majorité, des scènes du quotidien). La dernière est une fiction, une comédie de 49 secondes devenue célèbre : Le Jardinier et le Petit Espiègle, désormais plus connue sous le titre L’Arroseur arrosé. Si Charles-Émile Reynaud a introduit la fiction sous forme d’ancêtre du dessin animé, il s’agit ici du tout premier film de fiction sur pellicule photographique, joué par des acteurs et tourné en prises de vues réelles. Il ne reste plus qu’à introduire le cinématographe auprès des spectateurs. Le fait est connu : la toute première projection publique payante est organisée à Paris, dans le Salon indien du Grand café du boulevard des Capucines, le 28 décembre 1895. Une date dorénavant considérée comme marquant la naissance du cinéma (même si des projections de Pantomimes avaient déjà été effectuées par Charles-Émile Reynaud, et que l’équipe de Thomas Edison avait déjà réalisé des films). Mais l’expérience sociale – la vision d’une fiction animée, en prises de vues réelles, par une assemblée – change la donne. Si seulement 33 personnes sont au rendez-vous de la toute première séance, l’expérience enthousiasme ces premiers spectateurs. Quelques jours plus tard, la file d’attente s’allonge dans le boulevard des capucines. Notons que le film L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, souvent cité, ne faisait pas partie de la programmation originelle. Il ne fut ajouté qu’en janvier 1896 et plusieurs historiens du cinéma envisagent d’ailleurs que, contrairement à ce qu’indique la légende, les spectateurs n’auraient pas fui la salle en découvrant la locomotive rouler vers la gauche de la caméra. Une expérience de cinquante secondes certes surprenante, et indubitablement inédite, mais pas forcément effrayante ! Quoi qu’il en soit, la magie du cinéma était née, et nous pourrions considérer qu’il s’agit bel et bien du tout premier «effet spécial» ! Celui sur lequel le cinéma s’est érigé, avant de devenir l’un des supports culturels les plus populaires du XXe siècle.



Naissance d’une légende

Si le cinématographe entame une longue carrière, le tout premier effet spécial est créé par la concurrence, du côté du Kinétoscope de Thomas Edison. Dans un film américain, d’une durée 18 secondes, intitulé L’Exécution de Mary, reine des Écossais (The Execution of Mary, Queen of Scots), le réalisateur Alfred Clark et le cadreur William Heise reconstituent la décapitation de Marie Stuart, qui s’était déroulée en 1587 suite à une accusation de complot orchestré contre sa cousine, la Reine Elizabeth 1er d’Angleterre. Pour reproduire cette exécution pour le moins gore, William Heise introduit en août 1895 une innovation qui fera date : l’arrêt de caméra (ou «truc de substitution par arrêt de caméra»). Le concept est simple : lors du tournage de la scène, l’actrice s’agenouille et pose sa tête sur le billot. À ce moment-là, les acteurs s’immobilisent, et le moteur du Kinématographe – la caméra – est éteint. Seule la comédienne se relève, pour être remplacée par un mannequin portant les mêmes habits et doté d’une tête détachable. Le moteur de la caméra est ensuite rallumé, et la prise reprend avec strictement le même cadrage. Le bourreau fait tomber sa hache, faisant rouler la tête sur le sol. Dans le film, le trucage devient invisible pour des yeux non aguerris (de l’époque), et la tête de la pauvre actrice semble bien s’être séparée de son corps ! Chaque spectateur du Kinétoscope est ainsi trompé : on lui fait voir une scène qui ne s’est jamais réellement déroulée. Ce qui nous semble normal, en 2018, était alors de l’ordre de l’inédit ! Si William Heise et Alfred Clark ont fait preuve d’astuce pour les besoins de leur film, un autre cinéaste fera bientôt de ce trucage l’une de ses marques de fabrique. Celui qui est désormais considéré comme le père des effets spéciaux, le prestidigitateur français Georges Méliès, a fait partie des premiers spectateurs à découvrir la magie du cinématographe dans les locaux du Grand café, sur le boulevard des Capucines. Et à en mesurer tout le potentiel. S’il ne parvient à se procurer au plus vite un appareil auprès des frères Lumières, il ne tarde pas à acheter un système concurrent, l’Isolatographe, et un projecteur, le Theatograph, à Londres. Puis il crée dans la foulée sa propre société de production, Star Film, avant de monter un studio à Montreuil. Dès le mois d’avril 1896, il organise déjà des projections de ses scènes de la vie quotidienne, dans son théâtre Robert-Houdin. Selon la légende, il aurait redécouvert par hasard le principe de l’arrêt de caméra en visionnant les rushes d’un film consacré à la circulation automobile sur la place de l’Opéra, à Paris. Ce jour-là, la caméra s’était momentanément bloquée, alors qu’un omnibus faisait place à un corbillard. À l’écran, le bus devint subitement l’autre véhicule ! Georges Méliès venait de (re) découvrir un «truc de substitution» qu’il ne se lassera jamais d’utiliser dans son œuvre, pour surprendre toujours plus son public. Il est bien évidemment possible que le cinéaste ait pu précédemment voir L’Exécution de Mary, reine des Écossais sur Kinétoscope. Mais cela, il ne semble jamais l’avoir précisé.



Dans la prochaine partie de ce dossier, nous reviendrons sur la première décennie du cinéma…

Bibliographie
Pour découvrir plus en détail le début des effets spéciaux, nous vous conseillons principalement l’ouvrage référence de notre collaborateur et ami Pascal Pinteau : Effets spéciaux : Deux siècles d’histoire (Bragelonne, 2015).
- The Grand Illusion: A Century of Special Effects (Documentaire IMAX)
- AMC Filmsite.org (par Tim Dirks), Time.com, The New York Times, Cinefex magazine, American Cinematographer magazine
- Special Effects: The History and Technique, de Richard Rickitt (Aurum Press , 2006)
- Industrial Light and Magic: Art of Special Effects, de Thomas G. Smith (Virgin Books, 1986)
- Les effets spéciaux au cinéma — 120 ans de créations en France et dans le monde, de Réjane Hamus-Vallée et Caroline Renouard (Armand Colin, 2018) Bookmark and Share


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