[Archives] Les effets visuels de Quantum of Solace
Article Cinéma du Mardi 18 Octobre 2016

Entretien avec Alex Von Wuttke, superviseur des effets visuels au sein du studio Double Negative.

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Quelle a été votre formation initiale ?

J’ai d’abord étudié les arts graphiques dans l’école des beaux arts de St Martin. Après y avoir obtenu un diplôme, j’ai été designer freelance pendant quelques années. Je me suis intéressé de plus en plus au dessin sur ordinateur, aux effets spéciaux numériques et à l’animation 3D, et j’ai décidé de changer d’orientation. Après avoir suivi une formation pour maîtriser les principaux logiciels 3D de l’époque, j’ai contacté différents studios pour trouver du travail. J’ai eu la chance de faire mes débuts dans les effets visuels au sein de la « Creature shop » de Jim Henson, à Londres, il y a une quinzaine d’années. C’était un endroit formidable pour se familiariser avec les trucages, car on essayait toujours de mêler les effets de plateaux, faits devant la caméra, et les effets numériques. Je suis arrivé précisément au moment où ils venaient de fonder leur département d’effets 3D.

Avez-vous eu l’occasion de travailler aussi sur des effets mécaniques, en sculptant des personnages animatroniques ?

Non, bien que j’ai eu aussi une formation de sculpture en étudiant à St Martin. Mais je me suis vraiment spécialisé dans le dessin et la photographie, ainsi que dans la retouche de prises de vues réelles.

A quels projets de la Creature shop avez-vous participé ?

Je suis arrivé à la fin de la création des effets visuels de « Lost in Space », film auquel j’ai peu participé, puis j’ai travaillé sur des spots publicitaires, et sur « Les Pierrafeu 2 : Viva Rock Vegas », et sur « Le pacte des loups », pour lequel nous avions animé le lion déguisé en monstre, qui était créé en 3D. Peu de temps après, j’ai été engagé par Double Negative, où je travaille depuis cette époque.



Quelles sont les principales séquences de « Quantum of Solace » sur lesquelles les équipes de Double Negative sont intervenues ?

Nous avons été impliqués dans deux séquences majeures du film. La première se déroule au début du film, en Italie : il s’agit d’une poursuite en voiture très spectaculaire, qui débute autour du lac de Garde et s’achève dans une carrière de marbre, à Carrare. Nous avons travaillé principalement sur des effets 2D, de manière à intégrer Daniel Craig dans ces scènes qui ont été tournées par la seconde équipe, sans qu’il soit présent. C’étaient des cascadeurs qui conduisaient la voiture de 007 et celle de ses poursuivants dans ces plans-là, autour du lac et dans la carrière. Ensuite, quand l’équipe est revenue dans les studios de Pinewood, notre mission a consisté à intégrer Daniel Craig dans la séquence. Nous avions tourné des fonds d’images du lac et de la carrière pendant les prises de vues de seconde équipe. Nous les avons incrustés derrière Daniel, qui a été filmé à Pinewood, assis dans la voiture, devant un écran vert. En raison de son emploi du temps très serré, il n’a été disponible que quatre jours pour tourner ces plans truqués. Compte tenu de cela, j’ai travaillé en collaboration avec le premier assistant du directeur de la photographie, afin d’établir un planning de tournage réduit, qui allait nous permettre d’obtenir tous les plans nécessaires en très peu de temps. Nous nous en sommes sortis en plaçant quatre caméras autour de Daniel. Chacune de ses performances était donc filmée simultanément sous quatre angles différents. Par la suite, il a fallu faire beaucoup de compositing pour réussir cette séquence. Nous avons ajouté aussi un peu de 3D, parce qu’il a fallu quelquefois retirer le vrai pare-brise pour éviter des reflets gênants du fond vert, et le remplacer par un pare-brise virtuel. Nous avons ajouté aussi des nuages de poussière et des débris pour raccorder avec les autres plans plus larges. Mais la majorité des effets sont réalisés en compositing 2D.

Vous n’avez donc pas utilisé de clone 3D de Daniel Craig dans cette séquence ?

Non, pas dans celle-ci ! Tout est fait en compositing 2D, parce que Daniel est cadré en plan serré dans cette séquence, à l’intérieur de l’habitacle de la voiture. Le spectateur est vraiment « assis à côté de lui ». Créer un double numérique pour cette scène n’était donc pas utile. De plus, les contraintes de la production ne nous auraient pas permis de choisir cette solution complexe et très longue à mettre en oeuvre. Comme nous avons filmé beaucoup de fonds d’images des paysages du lac et de la carrière, sous différents angles, pendant le tournage des prises de vues principales, nous disposions du matériel idéal pour réussir cette scène à partir d’éléments en prises de vues réelles.

Il y a aussi une poursuite aérienne spectaculaire dans le film, que l’on pouvait entr’apercevoir dans la bande annonce…Etes-vous intervenu dessus ?

Oui, il s’agit justement de la seconde séquence majeure qui nous a été confiée, et qui se situe vers la fin du film. On y voit une poursuite entre un DC3 et un petit avion de tourisme que pilote James Bond. Pour réaliser les effets visuels de cette scène, nous avons créé des environnements 3D et des répliques 3D des deux avions. A la fin de la scène, Bond et sa partenaire Camille sautent hors de leur avion très endommagé alors qu’il vole à haute altitude. Malheureusement, ils ne disposent que d’un seul parachute. Ils essaient donc de trouver un moyen de s’attacher l’un à l’autre pendant la chute. Tous les plans de ce saut très dangereux ont été réalisés grâce au mélange de techniques 2D et 3D, et grâce à un système que nous avons mis au point ici et baptisé « Double Vision ». Il consiste à utiliser plusieurs caméras numériques Dalsa de 4K, filmant à 30 images/seconde, placées côte à côte pour obtenir plusieurs points de vue très proches de la même scène, un peu comme si nous voulions réaliser des prises de vues en relief. Muni de cet équipement, nous sommes allés tourner dans un simulateur de parachutage appelé Bodyflight qui se trouve à Bedford. C’est une sorte de grand cylindre vertical équipé d’une soufflerie si puissante qu’elle vous permet de flotter dans l’air, comme pendant une chute libre. Cet équipement permet aux apprentis parachutistes de s’entraîner à adopter les bonnes postures pendant un saut. Nous avons utilisé ce simulateur pour filmer les performances des acteurs, puis nous les avons incrustés dans un environnement 3D qui recréait le paysage complet autour d’eux : le ciel, les nuages, le sol, et les deux avions au-dessus d’eux.

Quel a été l’avantage du système « Double vision » dont vous parliez ? A quoi sert-il exactement ?

Pour donner à la séquence tout l’impact voulu, il fallait que les caméras puissent se déplacer librement autour des acteurs dans le simulateur. Et nous devions ensuite être capables de repérer les perspectives en trois dimensions autour d’eux pour situer le ciel, la terre et les autres éléments du décor virtuel que nous allions ajouter. Pour ce faire, nous avons placé des points de repères sur la paroi du cylindre, qui était peinte en blanc, et éclairée assez fortement depuis la partie supérieure de l’installation. Mais pour pouvoir repérer les évolutions des acteurs en trois dimensions, il nous fallait obtenir non pas seulement une image 2D, mais un enregistrement en trois dimensions de leurs mouvements dans l’espace. Dans sa version la plus simple, le système « Double vision » consiste à placer deux caméras, côte à côté, éloignées de quelques centimètres. Elles filment en parallaxe, c’est à dire en étant dirigées chacune vers les acteurs, sous deux axes différents. Cette légère différence de perspective, comparable avec ce que voit l’œil droit et l’œil gauche, est ensuite analysée par un logiciel qui nous permet de reconstituer tous les éléments de la scène dans un espace virtuel en trois dimensions, et de plaquer les vraies images des acteurs sur les silhouettes 3D de leurs corps. Nous pouvons ensuite intervenir sur les images des acteurs, et intégrer le paysage virtuel derrière eux, en suivant précisément les mouvements des caméras.

Quels sont les autres avantages de cette méthode ?

Nous pouvons réinjecter des sources de lumière en 3D sur les personnages réels, ce qui nous a notamment permis de simuler un éclairage solaire, en dépit du fait que le véritable éclairage dans le simulateur était très diffus et très « plat ». Cette technique est une première pour nous. Elle a si bien marché que nous l’avons utilisée ailleurs dans le film. Quand j’étais au Mexique, avec l’équipe de tournage de cette séquence aérienne, j’ai pris énormément de photographies en haute résolution de l’environnement, en faisant des séries de clichés panoramiques, pour couvrir tout le paysage. Nous avons lié toutes ces photos pour obtenir un environnement complet, en forme de sphère, qui allait servir de fond d’image à la scène de saut en parachute.

Pour revenir au tournage dans le simulateur de saut en parachute, qu’est-ce qui vous a empêché de recréer directement un éclairage de type solaire à la prise de vue ?

Des raisons de sécurité. C’est un équipement très particulier, et la puissance de la turbine est telle qu’il est extrêmement difficile d’accrocher quoi que ce soit dans le cylindre lui-même : les projecteurs de cinéma sont si volumineux qu’ils seraient immédiatement arrachés de leurs supports. De plus, comme c’étaient les acteurs principaux qui jouaient la scène, il était strictement interdit de placer le moindre accessoire dans le tunnel, pour éviter tout accident. La seule solution que nous avons trouvée pour éclairer la scène a consisté à démonter plusieurs panneaux situés tout en haut du tunnel, et placer des projecteurs là, en peu en retrait du souffle de la turbine, pour éclairer en diagonale. Comme nous ne pouvions éclairer que les parois blanches du cylindre, nous avons obtenu un éclairage assez intense pour tourner les prises de vues, mais trop diffus pour ressembler à la lumière solaire.

Est-ce dans cette séquence-là que vous avez eu recours à des clones 3D ?

En partie. Cette scène est de loin la plus complexe que nous avons réalisé pour le film. Nous disposions d’un cyberscan 3D de Daniel Craig, mais plutôt que de recourir à 100% à un clone, nous avons préféré utiliser les personnages virtuels seulement en complément des prises de vues réelles des acteurs. Pour être plus clair, nous avons prolongé certains plans dans lesquels les corps des comédiens « sortaient du cadre », en raison de l’étroitesse du tunnel du simulateur de vol.

Est-ce à dire que votre système « Double vision » pouvait enregistrer les mouvements et les images des acteurs dans une sorte de périmètre cylindrique en trois dimensions, qui correspondait aux dimensions du tunnel, mais que vous deviez recréer partiellement ou complètement les acteurs en 3D, dès qu’ils devaient dépasser cet espace, pour des raisons de montage ou de continuité ?

Oui, c’est exactement ça. Dès que les personnages ou la caméra devaient dépasser les limites de cet espace cylindrique, nous devions utiliser des personnages virtuels, et une caméra qui l’était aussi. Nous basculions alors dans de la 3D pure. Nous avons assemblé toute une équipe pour superviser la mise au point des doubles numériques. Et je dois dire que nous avons obtenu des clones extrêmement réalistes, qui prennent le relais des vrais acteurs sans que l’on puisse s’en rendre compte.

Vous pouviez donc ajouter un bras, un pied ou une jambe virtuelle aux acteurs, dès qu’ils « sortaient » du cadre…

Exactement. Nous utilisons les prises de vue réelles le plus possible, mais dès que le cadre s’élargit, ou que la caméra fait un mouvement très ample, nous passons aux clones. Je suis très fier du travail accompli par notre équipe, car la transition est invisible.

Vous devez avoir eu recours aux logiciels de simulation d’étoffes pour reconstituer la manière dont les vêtements sont agités par le vent lors d’un saut en parachute…

Oui. Mais quand nous avons vu les scènes tournées dans le tunnel, nous avons été étonné par les mouvements des cheveux et de la peau des acteurs. Le souffle est si intense que la peau est parcourue d’ondulations très rapides, et que les cheveux semblent presque disparaître tant ils bougent vite. Ce sont des images très spectaculaires, et des effets très difficiles à reproduire sur des clones 3D. Il fallait que les vagues qui se forment sur les visages soient parfaitement réalistes, ni trop discrètes, ni trop marquées, que les cheveux bougent bien, et que les vêtements 3D raccordent parfaitement avec les vraies tenues. C’était un défi technique très difficile à relever.

En combien de temps la simulation des mouvements de peau a-t’elle été mise au point ?

Contre toute attente, l’un de nos artistes qui s’appelle Nick Petit a résolu le problème en six semaines seulement. Il a mis au point une procédure de déformation 3D qui propage des ondulations sur la surface de la peau. L’intensité de ces effets est réglable, et peut donc être dosée pour correspondre exactement aux véritables mouvements de la peau des acteurs.

Vous avez utilisé du matériel expérimental pour réaliser ces plans avec le système « Double Vision ». Vous n’avez pas eu de surprises en employant ces installations prototypes ?

Les sept caméras Dalsa et huit cameras Sony Cinealta que nous avons utilisées généraient une telle masse de données numériques qu’elles devaient être reliées à une énorme série de disques durs, où chaque prise de vue était stockée. Il fallait que toutes les caméras soient synchronisées pour que le système d’enregistrement des mouvements en trois dimensions fonctionne. Et bien sûr, il est arrivé quelquefois qu’une des caméras tombe en panne et bloque le système « Double Vision ». Il fallait alors la réparer ou la remplacer rapidement, et tourner à nouveau la scène. La pression que nous ressentions pendant le tournage de ces plans avec les acteurs principaux rendait ces pannes assez crispantes. Mais le résultat final prouve que cela en valait la peine.



Vous avez travaillé directement avec Daniel Craig pendant plusieurs jours. Comment se comporte-t’il pendant le tournage des scènes d’effets spéciaux ?

De manière très agréable et très professionnelle. Daniel n’est pas quelqu’un de prétentieux. Il a un comportement tout à fait normal, terre à terre, en phase avec les réalités d’un tournage. C’est un acteur qui connaît bien son métier, et respecte celui des autres. C’était assez incroyable de le voir entrer dans la peau de James Bond en quelques secondes, et nous livrer une excellente performance, alors qu’il n’y avait strictement rien à voir autour de lui, si ce n’est l’écran vert qui entourait la voiture, et les machinistes qui secouaient la voiture !

Est-il intéressé par l’aspect purement technique du tournage ? Avait-il envie de savoir comment vous alliez réaliser les effets visuels ?

Tout à fait ! Non seulement Daniel nous posait des questions pour savoir ce que nous attendions de lui, mais en plus, il s’intéressait réellement à notre travail, même si je pense qu’il aurait éprouvé beaucoup plus de plaisir à conduire réellement la voiture pendant les scènes de cascades ! (rires) C’est un garçon qui aime l’action.

En dehors des deux séquences dont nous venons de parler, êtes-vous intervenus sur certains autres plans ?

Oui. Après leur saut en parachute, Bond et Camille atterrissent dans le désert, dans une sorte de cuvette au fond de laquelle le sable s’écoule. Ils traversent un boyau et aboutissent alors auprès d’un lac souterrain. Nous avons réalisé les matte paintings 2D qui complètent les plans de ce décor. La surface d’un vrai lac, filmé par le superviseur des effets visuels du film, Kevin Tod Haug, a été intégrée dans cette image composite. Mais tout le reste, c’est à dire les parois rocheuses et le « plafond » de la caverne, est complété par des mattes, à l’exception de l’avant-plan filmé à Pinewood, où l’on voit les acteurs et quelques rochers. Nous avons aussi ajouté des rayons de lumière et des effets de particules, pour donner encore plus de profondeur au plan. En dehors de cela, nous avons créé de nombreux plans de la poursuite aérienne, pour compléter les prises de vues réelles. Pendant cette scène, les avions traversent des canyons, et pour des raisons évidentes de sécurité, certaines manœuvres prévues dans le script ne pouvaient être tentées « en vrai ». C’est pendant le montage de la scène que sa continuité a été entièrement repensée et que nous avons fourni tous les plans qui manquaient, en utilisant une réplique numérique du DC3 et de l’environnement. Là encore, il fallait que l’on puisse passer du vrai avion à son clone de manière invisible. La découverte des premiers plans finalisés de cette scène nous a procuré beaucoup de satisfaction. Ils fonctionnent très bien.

Quelle est la clé du réalisme d’un effet visuel ?

L’attention que vous apportez aux détails. L’analyse de la photographie de la prise de vue réelle dans laquelle vous devez intégrer un effet. Il faut l’examiner avec soin pour détecter tous les petits détails que vous pourrez reporter sur l’élément truqué. Il faut aussi se méfier de la tendance que l’on a à vouloir faire remarquer ce que l’on ajoute dans l’image. Quand on vous confie un plan, il ne faut pas considérer que votre trucage devient « le héros » de ce plan, car c’est vraiment l’erreur à ne pas commettre. Si on tombe dans ce piège, les spectateurs vont se rendre compte que la continuité de la scène est rompue, et vont deviner intuitivement qu’il s’agit d’un trucage. Il faut donc rester modeste, et penser d’abord et avant tout au réalisme de l’ensemble. C’est souvent la vision du réalisateur qui vous permet de garder le « ton juste », et de déterminer jusqu’où vous pouvez aller.

Sur combien de plans de Quantum of Solace êtes-vous intervenu, au total ?

Environ 340 plans, qui ont mobilisé environ 120 personnes de notre équipe composée de salariés de Double Negative et de freelances, de novembre 2007 jusqu’à fin septembre 2008.

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