BLACK PHONE : Entretien exclusif avec le réalisateur Scott Derrickson – 2ème partie
Article Cinéma du Vendredi 22 Juillet 2022

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

En découvrant la cave et la manière dont le lit du captif, le téléphone et l’unique soupirail sont disposés, on songe aux approches utilisées par le chef décorateur Ken Adam dans les James Bond : quand il concevait une cellule ou le bureau austère d’un dirigeant russe, il prévoyait un volume assez grand, avec seulement deux ou trois accessoires disposés à des endroits stratégique et très espacés pour créer un sentiment d’étrangeté et d’isolation. Vous êtes-vous inspiré de cela pour le design du sous-sol ?

Non, parce que j’ai visualisé le sous-sol de cette manière dès ma première lecture de la nouvelle de Joe Hill. Je n’ai jamais eu l’impression qu’il s’agissait d’une petite cave, mais plutôt d’un endroit assez grand et dépouillé, aux parois lisses et avec très peu d’objets. Il s’agit clairement d’un lieu qui n’est pas conçu pour que quelqu’un y vive longtemps, ce qui dans ce contexte a une signification très inquiétante. Nous avons passé beaucoup du temps à définir les volumes de cet endroit et à mettre au point les couleurs et les patines des murs.

Quels sont les films qui vous ont le plus effrayés pendant votre enfance ?

Eh bien celui qui m’a le plus marqué est THE TINGLER de William Castle et c’est la raison pour laquelle je montre Finney qui le regarde à la télévision et qui voit précisément l’extrait qui s’est gravé dans ma mémoire. J’avais six ou sept ans quand j’ai vu ce film un soir où j’étais tout seul à la maison. Les scènes de ce suspense en noir et blanc étaient déjà très angoissantes, mais quand les images de la baignoire remplie de sang bien rouge sont apparues, cet effet m’avait choqué ! En dehors de cela, je me souviens d’avoir été terrifié en voyant au cinéma la bande-annonce de L’EXORCISTE. Le plan du pied du lit qui tremble et se met à frapper le plancher m’avait glacé le sang, car il ressemblait exactement à celui de mon lit ! J’ai le même souvenir effrayant de la bande-annonce de LA MALEDICTION qui était souvent diffusée à la télévision. Son montage et sa musique m’impressionnaient beaucoup. J’ai vu LES DENTS DE LA MER au cinéma à cette époque, et même si j’ai beaucoup aimé le film, il m’a empêché de dormir plusieurs nuits d’affilée. Il était tellement intense ! Je me rappelle aussi avoir vu à la télévision l’adaptation du roman de Richard Matheson LA MAISON DES DAMNES. J’avais adoré ce film tout en ayant très peur au moment où je l’ai vu. Et plus tard, je me suis mis à fabriquer des décors de maison hantées dans la cave de notre maison, et je les faisais visiter aux gamins de notre quartier ! (rires)

Le style visuel du film reproduit parfaitement l’aspect particulier des productions des années 70 tournées avec la nouvelle pellicule 35mm beaucoup plus sensible que Kodak a produit à partir de ce moment-là, et qui a été notamment utilisée pour tourner L’EXORCISTE. Pouvez-vous nous parler de cette évocation visuelle des années 70 et de votre collaboration avec le directeur de la photographie Brett Jutkiewicz ?

J’ai demandé à Brett de regarder plusieurs films de cette époque, mais le principal était KLUTE, dont je considère la direction de la photographie comme l’une des meilleures du cinéma américain des années 70. Elle m’a également beaucoup inspiré pour l’approche visuelle de SINISTER. Les autres influences viennent plutôt du travail de photographes qui avaient pris des clichés de Denver à cette époque, et dont nous avons observé l’aspect et les textures. Brett a très bien réussi à évoquer tout cela dans le rendu des éclairages, des couleurs, et avec un grain assez dense que nous avons volontairement amplifié à partir des images numériques de nos prises de vues. Bien souvent, quand on évoque cette époque des années 70/80 dans des séries ou des films, on a tendance à rendre tout cela très nostalgique, et a idéaliser les choses, comme dans les décors de banlieues des productions de Spielberg. Tout est un peu trop propre, trop joli pour sembler authentique. Ce n’était pas du tout mon but. Je ne voulais pas que les spectateurs se donnent des coups de coude pendant la projection et se disent « Oh, je me souviens de ce blouson-là, j’avais le même quand j’étais gosse ! » Bref, nous n’avons pas tenté de placer des références iconiques, mais seulement les choses dont je me rappelais dans mes vrais souvenirs d’enfance. Et je crois que nous avons réussi à reconstituer ces environnements tels qu’ils étaient.

L’ensemble de la distribution du film est formidable, mais ce que Mason Thames, qui incarne Finney et Madeleine McGraw, qui joue sa petite soeur Gwen arrivent à faire est remarquable. Ils sont totalement convaincants dans des scènes extrêmement difficiles à jouer, comme celle où leur père alcoolique est en rage… Comment avez-vous travaillé avec eux pour obtenir ces performances bouleversantes ?

Vous savez, cette scène pendant laquelle le père de Gwen la fouette avec sa ceinture en cuir vient directement de mon enfance…J’ai souvent subi ce genre de violences domestiques pendant ces années-là. Quand nous nous apprêtions à tourner cette séquence, j’ai parlé séparément à Mason puis à Madeleine, pour leur expliquer le côté brut et extrêmement intense que je voulais donner à ce moment. J’avais aussi le sentiment que le public ne voudrait pas voir certaines choses, notamment les coups atteignant le corps de Gwen. La raison pour laquelle nous avons choisi cette vraie maison pour tourner ces scènes vient du fait qu’il y avait un ilot, un meuble de rangement au centre de la cuisine, parce que je savais que cet élément allait me permettre de tourner cette scène de violence en plaçant Gwen et son père de l’autre côté du meuble, de manière à cacher les impacts de la ceinture sur son corps. J’ai surtout demandé à Madeleine de penser à de la terreur pure, de la panique. Je lui ai parlé de ce que j’ai vécu pendant mon enfance comme si je parlais à une adulte. Idem pour Mason. Tous les deux se sont projetés totalement dans cette situation quand nous avons filmé la scène. Ce que Madeleine fait à ce moment-là, et notamment pendant la dernière partie de la séquence, est quelque chose que l’on ne peut pas décrire à l’avance. On peut uniquement essayer de créer les meilleures conditions pour que les acteurs livrent des performances extraordinaires. C’est Jeremy Davies, qui joue le père, qui a eu l’idée de faire répéter sans cesse à Madeleine la dernière réplique à la fin de la scène, que je ne veux pas citer pour ne pas révéler cet élément de l’histoire. Mais le fait de la répéter trois fois, et que Madeleine le dise de manière de plus en plus désespérée et douloureuse est vraiment ce qui permet d’atteindre le point culminant de la séquence. Jeremy est un merveilleux comédien, qui prépare énormément ses rôles et réfléchit beaucoup pour construire son interprétation. Madeleine possède un talent inné, un instinct d’actrice incroyable, et une intelligence émotionnelle impressionnante. J’ai pu parler à Mason et à elle comme à des adultes, sans être obligé de simplifier ce que j’avais à leur communiquer. Je savais depuis l’audition de Madeleine et de Mason qu’ils étaient tous les deux des comédiens remarquables. Je peux même vous dire que j’ai modifié le calendrier de tournage pour l’adapter aux disponibilités de Madeleine. Initialement, nous devions tourner le film à l’automne, car la pandémie nous avait contraint à décaler les prises de vues jusqu’à ce moment-là. Malheureusement, cela correspondait au moment où Madeleine devait revenir sur le tournage de la série Disney LES SECRETS DE SULPHUR SPRINGS, car elle y tient un rôle récurrent. Cela signifiait qu’il allait falloir trouver une autre jeune actrice. J’étais tellement abattu par cette perspective que j’ai téléphoné à Jason Blum pour lui dire « Il faut absolument que ce soit Madeleine qui joue ce rôle ». Il était très étonné et m’a répondu « Tu serais prêt à décaler le tournage jusqu’au début de l’année prochaine uniquement pour elle ? » et je lui ai dit oui, sans hésitation. Jason a compris à quel point c’était important pour moi, et nous avons tout repoussé de plusieurs mois pour permettre à Madeleine de jouer dans le film. Je savais qu’elle serait phénoménale et elle l’a été.

Comment avez-vous travaillé avec Mason sur les scènes où il se retrouve captif, et où il est confronté à de terribles angoisses et à des phénomènes surnaturels ?

Quand je travaillais sur le montage du film - ce qui vous oblige à voir et revoir sans cesse les mêmes bouts de scènes - et que j’observais la performance de Mason, je me disais qu’il n’y a pas une seule seconde du film dans laquelle sa manière de jouer ne paraît pas 100% sincère et vraie. Être capable de faire ce qu’il fait alors qu’il est encore un adolescent est unique. Cela ne peut pas s’enseigner. Mason a un don naturel exceptionnel pour intérioriser tout ce que son personnage pense pendant les situations d’une scène. A chaque fois, il faisait spontanément des choses qui prouvaient qu’il avait parfaitement compris toutes les intentions, toutes les nuances de la scène. Ses choix étaient sensationnels. C’est la raison pour laquelle je n’avais pas beaucoup besoin de le diriger. Il suffisait que je lui donne des indications simples, comme « essaie de dire cela avec un peu plus d’intensité » ou « moins intensément ». Plus rarement, il m’arrivait de lui dire « OK, je comprends ce que tu es en train de faire, mais il me semble qu’à ce moment-là Finney devrait plutôt penser ceci » et Mason comprenait ce que je voulais et rejouait la scène en ajoutant précisément la subtilité dont je parlais. C’était d’autant plus fort que parfois il joue sans dire un mot, notamment quand il est confronté au Grabber. Son talent est impressionnant. J’ai travaillé avec beaucoup de jeunes acteurs, et je suis fier d’avoir permis à plusieurs d’entre eux de montrer ce qu’ils étaient capables de faire. Je suis persuadé que Madeleine et Mason auront chacun de merveilleuses carrières car ils sont nés pour faire ce métier. J’ai eu la même intuition quand j’ai engagé la jeune Lulu Wilson, alors qu’elle n’avait que six ans, pour la faire jouer dans mon film DELIVRE-NOUS DU MAL. Après, elle a joué le rôle principal de OUIJA LES ORIGINES, puis dans la série THE HAUNTING OF HILL HOUSE de mon ami Mike Flanagan, et aujourd’hui elle travaille sans arrêt !

Ancrer l’histoire et les personnages dans la réalité est vraiment ce qui convient le mieux à un film d’horreur, n’est-ce pas ?

Oui, je le crois. J’ai toujours procédé ainsi dans mes films. Plus les personnages et les situations sont réalistes, plus le surnaturel semble effrayant quand il se manifeste. Exactement comme le moment où l’on voit pour la première fois le Grabber, le psychopathe maléfique. C’est la raison pour laquelle je passe tellement de temps à m’assurer de la crédibilité de tous les éléments du film. Cela ne m’empêche pas d’apprécier aussi des films d’épouvante moins réalistes, comme ceux de la franchise Scream. Mais je les trouve plus divertissants qu’effrayants.

Comment avez-vous travaillé avec Ethan Hawke sur le rôle du Grabber ? Quelles idées vous a-t-il suggérées pour en faire un psychopathe terrifiant et crédible ?

A vrai dire, Ethan ne m’a pas dit beaucoup de choses avant le tournage. Nous sommes restés bons amis depuis le tournage de SINISTER. Je lui ai envoyé le script de BLACK PHONE en lui disant que j’aimerais qu’il incarne le méchant, mais il était sceptique. Je lui avais précisé que le personnage porterait un masque pendant tout le film, et je pensais qu’il allait refuser aussi pour cette raison. Mais peu après, Ethan m’a laissé un message sur mon répondeur : une ligne de dialogue du Grabber, qu’il a dite avec la voix effrayante qu’il avait déjà commencé à travailler. C’était sa manière de m’annoncer qu’il acceptait de jouer le rôle ! Ensuite il a si bien préparé sa composition que je n’ai eu que peu de choses à lui dire pendant le tournage. Il était entré dans l’esprit d’un psychopathe et il a réussi à rendre chacune de ses apparitions glaçantes. Bookmark and Share


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