IRRATIONAL STUDIO : Les effets visuels de VISITORS – 1ère partie
Article TV du Dimanche 25 Septembre 2022

Les trucages impressionnants de la série de SF de Simon Astier sont dus à une jeune société de post-production.

Propos recueillis par Pascal Pinteau

Fondée en 2020, Irrational Studio est une société de post-production née de l'association entre Simon Lehembre, infographiste ayant travaillé pendant 15 ans à Montréal sur des projets internationaux tels que BLADE RUNNER 2049, STRANGER THINGS ou GAME OF THRONES, et Julius Berg, réalisateur du film THE OWNERS, thriller avec Maisie Williams, et de séries comme THE FOREST sur Netflix. Basé au cœur de Paris, le studio a déjà travaillé pour Disney, Gaumont, TF1, France TV, Mediawan et plus récemment pour Warner TV / HBO Max sur la série VISITORS, conçue et réalisée par Simon Astier. Irrational Studio a collaboré avec Simon Astier pendant plus de 9 mois pour développer un univers visuel fort et original. Réunissant sur le projet une équipe d'une quinzaine d’artistes, Irrational est à l'origine du design des vaisseaux extraterrestres, de la modélisation et de l'animation des aliens et des simulations de trous noirs et autres tempêtes météorologiques. Au final, plus de 300 plans ont été truqués dans les 8 épisodes de 26 minutes de la série.

Entretien avec Julius Berg, co-fondateur & réalisateur, et Simon Lehembre, co-fondateur et superviseur des effets visuels de VISITORS

- Tout d’abord, félicitations pour la qualité des effets visuels de VISITORS: ils sont toujours crédibles et intéressants à voir…

Simon Lehembre :
Merci !

Pouvez-vous nous raconter chacun comment votre envie de créer des effets visuels a débuté et résumer aussi votre parcours avant de fonder Irrational Studio ?

Julius Berg :
Simon et moi nous sommes rencontrés sur les bancs de la Sorbonne Paris 3, dans le cadre de l’association Télé Sorbonne, la chaîne de télé étudiante de la fac. En ce qui me concerne, je ne crée pas d’effets visuels : je suis réalisateur et je gère la société. C’est Simon qui est notre superviseur VFX. L’envie de fonder cette structure est née d’une frustration que j’avais en tant que réalisateur dans le domaine de la post-production. Je me sentais toujours limité par les moyens et les outils que l’on me donnait, et par les techniciens avec lesquels on me faisait travailler. Pour mes propres réalisations, c’était dommage de ne pas pouvoir aller au bout de ce que je voulais faire par manque de temps, de moyens ou de talents. Les événements ont fait que Simon et moi avons trouvé le moment propice pour collaborer. Il revenait du Canada après avoir travaillé sur des grosses productions, tandis que je venais d’achever THE OWNERS, un long métrage anglais avec Maisie Williams. J’avais envie de disposer de beaucoup plus de contrôle et de liberté artistique dans le cadre d’une structure de post-production, et comme j’avais besoin d’un excellent partenaire, j’ai tout de suite pensé à Simon, qui avait fait ses armes au Canada sur plusieurs blockbusters, et qui possédait une parfaite connaissance des effets visuels et de tous les outils de post-production. Nous nous sommes associés en septembre 2020 pour monter cette structure d’abord dans des petits locaux situés du côté de Bastille. Notre premier contrat, c’était pour la création du générique en animation 3D et des effets visuels de la série de TF1 UN HOMME D’HONNEUR, que j’ai réalisée et qui a été produite par Fédération. Comme cela fait déjà un certain temps que je mets en scène des fictions pour la télévision, j’ai un carnet d’adresses assez fourni. Cela nous a permis de travailler aussi avec Gaumont sur la série L’ART DU CRIME. Voilà un résumé de mon parcours.

Simon Lehembre : J’ai décidé de travailler dans le domaine des effets spéciaux parce que j’avais été fasciné par les films que Lucas, Spielberg et Zemeckis avaient produits et réalisés dans les années 80 et 90. Ce cinéma-là a bercé toute mon adolescence. J’ai commencé à me former aux effets visuels à la fin des années 90, et je suis passé au stade professionnel en 2001 d’abord chez Mikros, puis au Canada, où je suis parti pour profiter d’opportunités intéressantes qui se présentaient. Ces dernières années, cela m’a permis de travailler sur des gros films comme BLADE RUNNER 2049 et des séries telles que GAME OF THRONES et STRANGER THINGS. Là-bas j’ai travaillé principalement pour le studio Rodeo FX. Après quinze années passées au Canada, j’ai eu envie de revenir en France, et cela a coïncidé avec la proposition de Julius de co-fonder une société de post-production. Cela tombait pile au bon moment dans mon parcours car j’étais arrivé à un stade de ma carrière où j’étais un peu frustré de devoir créer des effets non pas à ma manière, mais comme le superviseur VFX du projet me demandait de procéder, selon ses goûts à lui. L’opportunité de pouvoir enfin faire les choses de la façon qui me semblait la meilleure, techniquement et artistiquement, était vraiment une perspective formidable. Et cela allait aussi me permettre de ne plus être cantonné uniquement à un travail entre les quatre murs d’un studio, mais d’aller sur les tournages pour superviser la préparation des effets visuels sur le plateau, ce qui est passionnant à faire.

Y a-t-il eu pendant votre enfance un film ou une série qui a été un déclic, le début de votre passion pour la réalisation et pour les effets spéciaux ?

Simon Lehembre :
Pour moi, c’est LEON de Luc Besson. C’est en le voyant que je me suis rendu compte que je voulais écrire et réaliser des films, ou tout au moins participer à leur élaboration et à leurs trucages. Comme j’étais assez jeune à ce moment-là, ce n’est que plus tard que je l’ai revu, analysé et décortiqué plan par plan pour comprendre comment il avait été tourné. Luc Besson avait l’habitude de publier des livres de making of de ses films, et dans celui qui était consacré à Léon, il avait inclus une première version du scénario qui n’avait pas été complètement tournée sous cette forme-là. LEON m’avait tellement plu que je m’étais mis en tête de créer une BD à partir de ce script initial. En commençant à la dessiner, j’ai compris que ce que je voulais vraiment c’était que tout cela bouge, et que je devais donc passer au stade du travail sur des prises de vues.

Julius Berg : Mes envies de réalisation ont été influencées par les premiers films que j’ai vus au cinéma, comme L’OURS de Jean-Jacques Annaud et E.T. L’EXTRATERRESTRE de Steven Spielberg. J’étais tout jeune et je me souviens d’une charge émotionnelle incroyable qui ne m’a jamais quitté. Des films d’une telle force s’impriment dans votre esprit et vous accompagnent dans le temps. Ces réalisateurs-là m’ont beaucoup influencé. En termes d’effets visuels, TERMINATOR 2 a été un choc. James Cameron a amené beaucoup de choses nouvelles dans ce domaine. Je n’ai jamais eu le projet de créer moi-même des trucages, mais ces outils m’ont toujours passionné en tant que réalisateur, car ils permettent de raconter des histoires en allant plus loin. J’ai beaucoup de respect pour le travail de Simon - que je n’ai jamais perdu de vue pendant qu’il était au Canada - et pour les créations des équipes VFX, qui permettent de repousser les limites de la narration visuelle. Si je citais James Cameron, c’est parce que chacun de ses films va encore plus loin que les précédents et innove pour le plus grand plaisir des spectateurs. Il fait partie de ces grands mentors qui ont influencé énormément de gens dans ce métier, et qui l’ont fait évoluer.

Julius, avez-vous créé Irrational Studio aussi parce que vous aviez besoin d’un outil pour développer et faire avancer vos projets, par exemple sous la forme de pilotes ou de « bandes-annonces » qui permettent de présenter visuellement un concept ?

Julius Berg :
Oui, c’est cela. Dans notre équipe, nous avons des gens très solides. Ce sont des intermittents, qui viennent travailler sur nos projets en production et s’en vont ensuite, mais avec lesquels nous avons créé des liens de fidélité réciproques. A présent que je connais bien cette équipe, cela m’aide quand j’écris un scénario, car je peux m’appuyer sur leurs capacités artistiques, et sur ce qu’ils peuvent fabriquer en fonction des contraintes de budget. Du coup, nous pouvons présenter des projets avec une approche extrêmement crédible en termes de faisabilité et de coûts. Je suis en train d’écrire deux projets de longs métrages avec deux scénaristes différents. Chacun de ces projets nécessite des effets visuels, « invisibles » dans un cas, plus affirmés dans l’autre, et c’est très pratique pour moi de savoir dès l’écriture que ces trucages pourront être créés par nos équipes, même si les budgets sont plutôt modestes. À une toute autre échelle, ce n’est pas un hasard si des cinéastes comme George Lucas, James Cameron et Peter Jackson ont créé leurs propres studios de post-production et d’effets visuels, pour aller plus loin dans la narration visuelle de leurs histoires.

Quelles sont les prestations de post-production que vous proposez ?

Julius Berg :
Depuis que nous sommes installés dans des locaux plus grands, nous nous sommes équipés de deux grandes salles de montage, une salle d’assistant, une salle d’étalonnage, et un grand espace dédié aux effets visuels dans lequel on peut installer une quinzaine de talents pour développer des trucages. Tout cela nous permet de travailler aussi bien sur des longs métrages que sur des séries, en proposant un « package » complet de post-production visuelle. Je précise cela car nous ne nous occupons pas de mixage son pour l’instant. Cela viendra peut-être plus tard.

Simon Lehembre : Nous voulons offrir toute la chaîne de post-production image, du labo jusqu’à l’étalonnage et la sortie de la copie numérique DCP.

Julius Berg :En ce qui concerne le labo, nous sommes en train de travailler sur les outils pour disposer d’une offre solide et performante. Nous devrions être prêts à la rentrée.

Comment décririez-vous le marché des effets visuels en France, et la manière dont Irrational Studio se positionne actuellement sur ce marché ?

Simon Lehembre :
C’est une vaste question ! (rires) Comme le disait Julius, il peut exister en France un certain archaïsme dans les façons de faire, et dans la manière d’envisager la post-production en général. Pour prendre un exemple précis, quand Julius monte avec le système Avid, et prévoit des recadrages dans l’image ou des accélérations, on doit ensuite passer par une conformation pendant laquelle un technicien reprend toutes les données de modifications enregistrées sur Avid et les reproduit une par une sur les rushes natifs. Cela revient à faire les choses une seconde fois, ce qui n’est pas efficace. Nous pensons que les outils actuels permettraient de fluidifier tout cela, et de faire en sorte que tout soit créé plus directement et plus vite, ce qui laisserait davantage de temps au réalisateur pour peaufiner le rendu artistique de la post-production… En ce qui concerne les effets spéciaux, nous avons pratiquement fait le même constat. Sans vouloir tomber dans les généralités un peu faciles, on peut parfois être confronté aussi à certains archaïsmes dans la vision de ce que l’on considère pouvoir faire. Concrètement, la plupart des professionnels du cinéma et de la télévision ont bien intégré que les effets visuels permettent de rattraper des bêtises faites pendant un tournage, par exemple en effaçant les reflets de la caméra et des projecteurs sur la carrosserie d’une voiture. Cette notion de « on pourra corriger cela plus tard » est bien comprise désormais, tout comme la possibilité de créer un « split screen » pour mêler en un seul plan les meilleures versions de deux prises de vues, ou les meilleures performances de deux comédiens. Par contre, il est toujours difficile d’ancrer l’idée que l’on peut utiliser les effets numériques pour créer entièrement des éléments de l’histoire. Ce réflexe n’est pas encore là. Il y a vraiment une division assez nette entre deux styles de cinéma : d’une part l’approche classique marquée par la nouvelle vague qui considère que l’on peut se passer d’effets spéciaux, ou alors en employer s’ils restent invisibles, et d’autre part les cinéastes qui font des films de genre et qui ont une vraie culture des trucages mêlés à la narration. Il y a une frontière totalement hermétique entre ces deux univers, et comme nous trouvons cela dommage, nous aimerions contribuer à faire exister cette nouvelle vision de films dans lesquels on peut utiliser les outils numériques en les intégrant totalement dans la création de l’histoire. Simon Astier a clairement conçu VISITORS de cette manière-là, en mélangeant de la comédie française un peu déjantée avec le traitement visuel des films américains à effets spéciaux des années 80. Et bien sûr, nous nous réjouissons de participer à cela. Nous bénéficions aussi du nouveau contexte technique des effets visuels qui s’est mis en place depuis quelques années. Ce qu’il n’était possible de faire que dans le cadre d’une grosse structure de post-production il y a cinq ou dix ans est désormais devenu accessible pour un freelance qui travaille seul chez lui. Il peut créer des simulations 3D complexes d’explosions, de flammes avec son matériel personnel. Nous essayons d’être un nouvel acteur sur le marché des effets visuels, capable de créer des effets d’une complexité équivalente à ceux des blockbusters américains, mais en travaillant avec une petite équipe restreinte, qui permet de bénéficier d’une polyvalence et d’une vitesse d’exécution supérieure à celles des gros studios d’effets numériques, qui ont tendance à être aussi lents à manœuvrer qu’un paquebot en raison de leur taille et du nombre de personnes impliquées.

Julius Berg :Par rapport à ces grands paquebots, nous serions plutôt une petite corvette, plus flexible et qui peut virer de bord très rapidement…

Simon Lehembre :…et tout en conservant la qualité de l’offre graphique !

Julius Berg :Nous sommes conscients qu’il existe beaucoup de studios d’effets visuels en France, en Europe et partout dans le monde. Mais l’offre audiovisuelle a explosé : on n’a jamais produit autant de programmes de fiction qu’aujourd’hui, avec la multiplication des plateformes qui ont suivi l’exemple de Netflix, comme Disney +, Amazon, Apple, Warner TV, Paramount +, HBO, etc. Désormais, elles produisent aussi en France. En développant ces projets locaux, les plateformes vont dans le sens des thrillers, des polars, du fantastique, et leurs réalisateurs ont souvent besoin de trucages pour soutenir la narration visuelle de leurs projets. Les scénaristes aussi ont le réflexe de moins hésiter à écrire des scènes qui vont nécessiter des effets spéciaux, alors que c’était quasiment proscrit il y a quelques années, pour des raisons budgétaires. Il y a donc de la place pour une petite structure comme Irrational Studio. Naturellement, nous n’avons pas l’envergure de sociétés implantées depuis longtemps comme MPC, mais nous grandissons progressivement en faisant nos preuves, et en essayant de simplifier et de rationnaliser certaines procédures de workflow qui nous semblent inutilement compliquées, voire archaïques. Être une petite structure nous aide à réagir plus rapidement lorsque l’on nous soumet des projets. Nous testons des choses en employant des outils très différents, nous codons et créons des logiciels spécifiques pour pouvoir être performants même avec des contraintes très fortes.

Avez-vous l’intention de vous intéresser aussi à des projets d’animation 3D ?

Simon Lehembre :
Pas tout de suite. Mais nous ne sommes pas fermés à cette option, et nous pourrions l’étudier si un réalisateur ou une réalisatrice venait nous proposer un projet dont nous pourrions nous occuper. Dans l’immédiat, ce n’est pas un but que nous nous sommes fixés, nous nous focalisons sur les effets destinés à compléter des prises de vues réelles. Même si un travail comme le générique de la série de TF1 UN HOMME D’HONNEUR a été créé et animé entièrement en 3D.

La suite de notre entretien avec les fondateurs d’Irrational Studio paraîtra prochainement sur ESI ! Bookmark and Share


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