[Flashback] Les effets visuels de WATCHMEN
Article Cinéma du Lundi 24 Aout 2015

La création du Dr Manhattan

Entretien avec Peter G. Travers, superviseur des effets visuels de Watchmen au sein de Sony Imagworks

Vétéran de la supervision des effets visuels au sein du studio Sony Pictures Imageworks, Peter G. Travers est intervenu notamment sur L’homme sans ombre (2000), Harry Potter à l’école des sorciers (2001), Stuart Little 2 (2002), Le seigneur des Anneaux, Les deux tours (2002) The Matrix Reloaded (2003), L’aviateur (2004), qui lui a valu de remporter le trophée des meilleurs trucages décerné par l’académie des effets visuels, Zathura (2005), et Click (2006).

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau



Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez créé le personnage du Dr Manhattan, étape par étape ?

Volontiers. Tout a commencé pendant la pré-production du film. Nous nous sommes demandé s’il fallait réaliser le personnage entièrement en images de synthèse ou envisager une autre approche. Evidemment, la solution la plus simple à laquelle on pense tout de suite, c’est de faire un casting de culturistes, de choisir le plus grand et le plus musclé d’entre eux, puis de le recouvrir de maquillage bleu. Ou éventuellement de changer sa couleur de peau en bleu pendant la post-production. Mais le problème, c’est qu’il fallait trouver quelqu’un qui soit extrêmement musclé, qui mesure au moins 1m90, qui soit un excellent acteur…et qui soit translucide, si possible ! (rires) Compte tenu de tous ces paramètres, nous avons assez rapidement conclu que la seule solution viable était de créer le personnage entièrement en 3D, afin que le directeur de casting et le réalisateur puissent choisir librement l’acteur qui leur plaisait le plus. Leur choix s’est porté sur Billy Cruddup, et après avoir travaillé longtemps avec lui, je dois dire que c’était une excellente décision. La prestation de Billy a été remarquable.

Avez-vous malgré tout réalisé un test de l’autre option, avec un culturiste, pour en avoir le cœur net ?

Cela n’a pas été nécessaire, car une autre société avait réalisé un test avec cette méthode a peu près six mois avant que le projet de Zack Snyder ne soit approuvé par le studio. Comme vous le savez sans doute, Watchmen est un film qui a connu beaucoup de faux départs et d’arrêts brutaux, et celui-là a été le dernier d’une longue série. Nous avons vu le test, et très franchement, cela avait exactement l’air d’être ce que c’était : un type musclé peint en bleu, avec des effets ajoutés autour de lui. Ce n’était pas vraiment convaincant… L’avantage avec la 3D, c’est que nous avons pu rendre le personnage translucide, et bénéficier des nombreuses autres possibilités visuelles. A certains moments du film , le Dr Manhattan mesure 15 mètres, puis 30 mètres. Le recours aux images de synthèse facilitait énormément la réalisation de ces scènes où il prend l’aspect d’un géant.

L’une des caractéristiques du personnage, c’est sa luminosité. Et cette lumière bleue qui éclaire son environnement immédiat a dû vous poser bien des problèmes…

Oui, c’était l’un des aspects les plus compliqués de notre travail. Il fallait trouver le moyen de créer cet éclairage qui provient du corps du Dr Manhattan, et de provoquer une interaction entre ses mouvements et la lumière projetée sur les gens et les décors autour de lui. Au début, nous pensions ajouter l’effet lumineux et les ombres portées en post-production, en les animant. Le problème, avec cette approche, c’est que nous risquions de n’obtenir des résultats parfaitement convaincants que sur une partie des plans. Simuler un éclairage sur des objets en volumes et des acteurs est une chose extrêmement difficile à faire, une procédure très longue et très contraignante. Comme le Dr Manhattan est présent dans beaucoup de scènes, nous ne pouvions pas opter pour cette approche. Le risque d’accumuler des retards était trop grand. Nous avons essayé de voir s’il ne serait pas possible de tricher en plaçant plusieurs sources d’éclairage bleues sur le plateau, que nous ferions bouger en dehors du cadre de l’image, pour donner l’impression que cette lumière venait du personnage. Mais là encore, ce trucage était beaucoup trop simpliste à notre goût. Par élimination, la seule solution qui restait consistait à faire porter à l’acteur de véritables sources d’éclairage, qui accompagneraient chacun de ses gestes. Nous avons donc testé différentes technologies, et les seuls éléments lumineux assez puissants et assez petits pour être intégrés à un costume sans trop épaissir la silhouette de l’acteur étaient des milliers de leds bleues placées les unes à coté des autres. Chris Gillman, qui a travaillé sur les effets d’éclairages, nous a montré des petits amalgames de leds serrées les unes aux autres que l’on pourrait coudre sur un costume élastique en lycra. Quand il nous a fait une mini démo avec ce système appliqué à un bras seulement, nous nous sommes rendu compte que ça marchait parfaitement. Nous lui avons donné notre feu vert, il a fait fabriquer le costume aux mesures de Billy Cruddup, et le tournage des scènes avec le Dr Manhattan a pu commencer.

Est-ce que l’utilisation de sources lumineuses comme ces Leds vous a contraint à tourner avec des caméras numériques très sensibles ?

Non. Nous avons pu tourner en 35mm, car l’éclairage des Leds était suffisamment puissant pour être capté par la pellicule. Mais comme il s’agit d’une source lumineuse que l’on n’a pas l’habitude d’employer sur un plateau de cinéma, nous avons fait quelques découvertes surprenantes. Nous nous sommes rendu compte que les Leds elles-mêmes avaient un aspect bleu cyan sur la pellicule, tandis que l’éclairage qu’elles projetaient prenait une teinte bleu indigo. Et plus les objets éclairés étaient disants, plus ils paraissaient indigo. C’était un effet de couleur très étrange, qui n’apparaissait pas en vidéo, d’ailleurs.

Vous voulez parler de ce que vous voyiez sur les moniteurs de contrôle?

Oui, mais aussi des caméras vidéo qui étaient sur le plateau pendant le tournage, afin d’enregistrer les mouvements de Billy Cruddup. Etant donné que nous avions mis au point le costume avec les leds pour éclairer les décors et les partenaires de Billy, nous nous voulions pas contraindre ce grand acteur à répéter ses performances une seconde fois sur un plateau traditionnel de capture de mouvements. Nous avons préféré recourir à une capture de mouvements visuelle, pendant le tournage dans les décors. C’était une décision de bon sens, car le film dure trois heures, et le Dr Manhattan apparaît dans de nombreuses scènes. Doubler le temps de tournage de chacune de ses apparitions n’aurait pas été raisonnable. Nous avons donc utilisé deux caméras Sony HD « progressive scan » F-900, placée à un peu plus d’un mètre de distance l’une de l’autre, et nous les avons asservies et synchronisées au rythme de l’obturateur de la caméra 35mm. Avec ces trois sources d’images différentes, ces trois perspectives différentes, nous avons pu faire ce que l’on appelle une « triangulation », et reconstituer l’espace de la scène en trois dimensions. Les marqueurs noirs qui étaient placés sur le costume de Billy ont pu être localisés précisément dans l’espace, afin de servir de points de repères pour animer ensuite l’effigie en images de synthèse du Dr Manhattan. Dans certains cas nous enregistrions les mouvements du corps de Billy, dans d’autres, les expressions de son visage. Quand nous tournions des gros plans de Billy, les trois caméras étaient pointées sur son visage pour obtenir le plus d’informations possible. Billy portait un casque moulé à ses mesures, et doté de marqueurs et de Leds, et nous avons aussi collé des pastilles noires sur son visage pour capturer ses expressions faciales. Nous avons essayé de gêner Billy le moins possible pendant qu’il jouait, en allégeant les contraintes techniques. Si vous obligez un excellent comédien à porter un costume avec des marqueurs qui le gênent, et l’empêchent de se sentir à son aise physiquement, son jeu d’acteur va en pâtir, et même si ses mouvements sont parfaitement enregistrés, ce que vous obtiendrez au bout du compte, c’est une performance amoindrie, voire mauvaise. Compte tenu du fait que Billy devait déjà porter ce costume de Lycra avec les Leds, nous avons préféré nous en tenir à une capture visuelle des mouvements, moins précise qu’une capture traditionnelle, mais suffisante pour restituer son jeu d’acteur. De toutes manières, quoi qu’il arrive, il faut toujours recourir à des animateurs pour corriger et affiner les données recueillies. Il est impossible d’utiliser tels quels les enregistrements de captures de performances. Pour les animateurs de Sony Imageworks, les images du vrai visage de Billy en train de jouer, filmé en gros plan, sont des références parfaites, car à tout moment, ils peuvent consulter cette source d’images, et la comparer à ce qu’ils sont en train de faire, afin de coller le plus possible à la performance originale de l’acteur.



Comment avez-vous créé le modèle 3D du Dr Manhattan, afin que sa peau et ses muscles bougent et se comportent comme de la vraie peau et des vrais muscles ?

Nous avons réalisé des cyberscanners de plusieurs culturistes, puis de Billy Cruddup. Le corps du modèle a été pratiquement recréé de A à Z en synthèse, car nous nous sommes éloignés de la réalité anatomique pour aller davantage vers un physique de superhéros. Nous ne sommes pas allés tout à fait aussi loin que cela, mais à peu près à mi chemin. Le corps du Dr Manhattan est entièrement créé en 3D, tandis que son visage est une reconstitution de celui de Billy. Ces deux modélisations – le corps et la tête – ont été réunis pour former un seul personnage. En ce qui concerne la peau et les muscles, nous disposions d’une marge d’interprétation par rapport à la manière dont le personnage est représenté dans la BD originale, par Dave Gibbons. Nous avons fait différents tests, en utilisant notamment une peau très lisse, mais nous avons rapidement constaté que plus nous nous éloignions de la réalité anatomique d’un être humain, moins le personnage semblait crédible, même s’il s’agit d’un colosse bleu lumineux ! Nous avons ajouté beaucoup de détails de peau réalistes : des pores, des petites tâches. Le Dr Manhattan est même couvert d’un fin duvet sur tout son corps, comme un véritable être humain ! Une fois que nous avons mis tout cela en place, le personnage avait toujours l’air étrange, venu d’ailleurs, mais il était crédible. Ensuite, il a fallu se poser d’autres questions : A-t’il des sourcils ? Y a-t’il des cils sur ses paupières ? Après avoir fait un essai sans ces détails, nous les avons ajoutés et le résultat était bien plus réaliste. Ce sont les petites imperfections du personnage qui le rendaient vivant. Pour revenir à votre question, le personnage est doté d’un squelette comme tous les personnages 3D, mais comme il est nu et très musclé, nous avons placé beaucoup de masses musculaires qui interagissent avec la peau des différentes parties de son corps. C’était très important de rendre cet effet d’interaction entre les muscles et la peau parfaitement crédible, car sinon, le personnage n’aurait pas été réaliste. Nous nous sommes rendu compte qu’une des parties les plus importantes à réussir, c’était le cou du personnage, et je vais vous expliquer pourquoi. Dans la plupart des scènes, le Dr Manhattan se déplace relativement peu : il marche, s’assied, prend la position du lotus, ce genre de choses. Je crois qu’il n’y a qu’une seule scène dans le film où on le voit marcher vite, et c’est vraiment ce qui se rapproche le plus d’une scène d’action pour lui ! (rires) Donc dans la plupart des scènes, il dialogue avec les autres personnages. Comme nous avions capturé les expressions faciales de Billy Cruddup, et l’animation de sa bouche, nous aurions pu nous contenter de cela, mais ç’aurait été une erreur, car si vous regardez attentivement une personne lorsqu’elle s’exprime, vous remarquerez que les mouvements de sa bouche influent énormément sur ceux de son cou. Pour produire certaines expressions et certains sons, on sollicite la pomme d’adam, les muscles et les tendons du cou. Nous avons donc construit tous les tendons et les muscles, ainsi que la pomme d’adam du Dr Manhattan, et fait en sorte que la peau de son cou puisse coulisser dessus de manière naturelle. Réussir à rendre réaliste le corps du Dr Manhattan a été un travail de tous les instants, qui a mobilisé notre vigilance tout au long de notre intervention sur ces scènes.

Sony Imageworks avait créé un modèle anatomique complet du héros de « L’homme sans ombres », avec tous ses os, ses organes, et ses muscles. Avez-vous été amené à vous servir d’une partie de ce travail ?

C’était un véritable exploit à l’époque, et je me souviens que nos collègues avaient utilisé des données médicales réelles pour construire et animer ce personnage qui devenait progressivement invisible, couche par couche. Nous avons revu leur travail, mais le modèle que nous avons construit a été une création complètement différente, avec ses propres caractéristiques. D’ailleurs, quand vous observerez à nouveau le Dr Manhattan, vous vous rendrez compte que l’on peut voir une sorte de nuage nébuleux tournoyer à l’intérieur de son corps, qui est légèrement translucide. Cette animation supplémentaire était elle aussi reliée au squelette interne du personnage. Cette animation se déplaçait automatiquement, dans les limites de son corps, pendant que le personnage est en mouvement. C’était une simulation de fluide, disposée à l’intérieur de son enveloppe corporelle.

Il faut dire que la barre était placée très haut, puisque ce personnage humain 3D devait être montré jouant juste à côté de véritables acteurs…

Oui, on ne peut pas imaginer de défi plus difficile à relever en matière de personnage 3D. L’œil humain est tellement habitué à voir des gens qu’il remarque immédiatement tout ce qui est différent dans l’aspect ou la gestuelle d’un personnage réalisé en images de synthèse.

Et la difficulté supplémentaire, c’est que le Dr Manhattan ne porte même pas de vêtements ! Toute son anatomie devait être hyperréaliste…

Oui ! Il est effectivement nu pendant la plus grande partie du film. Et ce n’est pas anodin. Cela fait partie de l’évolution de son personnage, car au fur et à mesure que le temps passe, le Dr Manhattan se sent de plus en plus différent des êtres humains. Il s’en détache peu à peu. A la fin du film, son apparence extérieure lui est totalement indifférente, et c’est la raison pour laquelle il ne prend même plus la peine de se montrer habillé. Bien sûr, au début, nous nous demandions si ce choix audacieux et fidèle au récit original n’allait pas avoir des conséquences fâcheuses sur la carrière du film. Il y avait tellement de scènes de nudité que nous n’allions pas pouvoir rester dans une classification PG 13. Mais le réalisateur a tenu bon, et a voulu respecter l’œuvre originale, et la démarche du personnage. Bien sur, pour les animateurs et l’équipe des effets visuels, c’était un peu insolite d’aller voir tous les jours en projection ces plans avec ce type nu. Cela provoquait des rires gênés au début, et des plaisanteries, mais au bout d’un moment, les gens ont fini par s’y habituer. Il est logique que le personnage se comporte ainsi, et je crois que le réalisateur a vraiment fait le bon choix.

Comment avez-vous supprimé l’image de Billy Cruddup et de son costume couvert de Leds des prises de vues réelles, et comment avez-vous inséré à sa place le personnage 3D du Dr Manhattan ?

C’était une manipulation délicate, car notre conception de cet effet visuel reposait sur notre capacité à effacer Billy pour ne garder que l’éclairage des Leds bleues sur son environnement, puis de caler le personnage 3D faisant exactement les mêmes gestes que lui au même moment. Ce qui a compliqué les choses, c’est que la silhouette de Dr Manhattan, même s’il s’agit d’un personnage massif, ne recouvrait pas complètement Billy et son costume, par endroits. C’était dû à la différence de taille entre Billy et l’effigie du personnage, qui est plus grand que lui. On pouvait donc voir des Leds très lumineuses « dépasser » derrière le Dr Mahattan. Quand nous avons dû effacer les Leds, nous n’avons pas pu utiliser le procédé habituel qui consiste à faire du « copié- collé » avec des morceaux d’images que l’on prélève sur les images précédentes, car pendant que Billy bougeait, les Leds projetaient de la lumière sur les décors, et changeaient donc leur apparence. Il n’y avait pas de continuité de couleur et de luminosité d’un mur placé derrière lui, d’une image sur l’autre. Quand nous avons constaté ce problème, nous avons dû compenser les variations de lumière en ajoutant des simulations lumineuses, et en employant d’autres « trucs » qui ont nécessité beaucoup de temps de retouche pour arriver à un résultat parfait. Je me souviens aussi d’un plan dans lequel les longs cheveux de Malin Ackerman (Silk Specter) passaient devant les Leds du costume de Billy, sur une partie de l’image qui n’était pas recouverte par le personnage 3D du Dr Manhattan. Et on voyait la lumière des Leds au travers des cheveux. La seule solution que nous avons trouvée pour résoudre ce problème a été d’effacer le costume de Billy et les vrais cheveux de Malin, puis de recréer le décor et l’aura lumineuse, puis de placer devant une simulation 3D de la chevelure de l’actrice. Même si toutes ces procédures que je vous décris ont été fastidieuses, nous avons vraiment choisi la bonne solution pour créer l’effet de lumière qui émane du Docteur Manhattan. Nous n’aurions jamais obtenu un effet aussi réaliste si nous n’avions pas utilisé ce costume avec les Leds. On s’en rend compte quand on observe bien certaines scènes, comme celle pendant laquelle le Dr Manhattan prononce un discours à la télé. Il y a un verre d’eau posé sur la table devant lui, et on voit la lueur des Leds qui crée une brillance dans la masse du verre et qui l’éclaire par transparence. Il aurait été pratiquement impossible d’obtenir des interactions aussi subtiles avec les décors, en les ajoutant en post-production. Personne n’aurait été capable de deviner correctement où les reflets de cette lumière auraient dû être placés.



Pouvez-vous nous parler de l’extraordinaire séquence où le Dr Manhattan se rend sur Mars et se souvient de l’accident de laboratoire dont il a été victime, et qui l’a transformé en ce qu’il est devenu…

Avec plaisir. C’est la séquence du film que je préfère. Le décor de Mars est presque entièrement virtuel à l’exception d’une surface de sol de 15 mètres sur 15 mètres, recouverte de sable rouge, qui a été installée dans un studio, devant un fond bleu. Et d’ailleurs, dans un certain nombre de plans, nous ne l’avons même pas utilisée, et avons inséré un sol en synthèse. Les paysages de Mars ont été réalisés à partir des clichés qu’ont pris les satellites de la NASA placés en orbite autour de la planète. Nous avons aussi étudié les images prises au sol par différentes sondes, et notamment par le célèbre robot « Rover ». Ce qui étonnant, c’est que le ciel de Mars est très polarisé, autrement dit qu’il paraît souvent très sombre par rapport à la luminosité du sol. Cela rappelle ce que l’on peut voir sur terre lorsque des nuages d’orage arrivent alors qu’une partie du ciel est encore dégagée. Il y a alors un contraste très fort entre le sol éclairé par le soleil et le ciel envahi par la masse nuageuse obscure. Pour en revenir à Mars, nous avons fait des tests pour reproduire cet effet et les avons montrés à Zack Snyder. Il a adoré cette ambiance, et nous a demandé d’utiliser toujours un ciel très sombre, dans toutes les scènes qui se déroulent sur la planète rouge. Cela donne vraiment le sentiment de se trouver sur un autre monde.

Lorsque le Dr Manhattan se souvient de son enfance, et de son père, qui était horloger, il fait surgir un immeuble étonnant du sol, un édifice gigantesque en forme de rouages d’horlogerie, dont les différentes parties tournent sur elles-mêmes…

Nous l’avons surnommé le « palais de verre », car il est constitué d’éléments translucides. Son aspect a posé des problèmes de rendering complexes, car chaque pièce est faite de verre extrêmement épais, bouge constamment, et est entraînée par d’autres engrenages. Il fallait donc que l’animation de principaux engrenages géants soit logique, mécaniquement parlant, et que l’on puisse voir les pièces les unes au travers des autres, en gérant les effets de transparences, de reflets et de distorsions dues aux formes irrégulières de la matière. A cause de tous ces niveaux de complexité ajoutés les uns aux autres, le temps de calcul du rendering de chaque image a été considérable. Heureusement, nous disposons d’un logiciel spécialement développé par Sony Imagworks pour traiter les problèmes de réfraction et de transparence : il s’appelle « Arnold ». Tous ces éléments sont tellement liés les uns aux autres qu’il fallait utiliser un logiciel extrêmement puissant pour obtenir le rendering global de ce palais de verre qui bouge constamment.

Suggère-t’on dans le film que le Dr Manhattan utilise le sable de Mars pour fabriquer cet énorme palais de verre ?

Oui, c’est bien l’idée. On le voit assis dans la position du lotus, après qu’il ait songé aux circonstances qui ont précédé et suivi son accident, et il fait soudain sortir ce palais magnifique des dunes de Mars. Les éléments qui le composent sont inspirés des engrenages des montres que réparait son père, mais ce ne sont pas des copies exactes. Ce sont plutôt des évocations de ces formes d’anneaux crénelés.



Avez-vous été obligé d’animer logiquement toutes les parties du palais ?

Non, pas toutes, heureusement, car cela aurait été pratiquement impossible, vu la disposition de ces anneaux dans tous les sens . Le Dr Manhattan crée cet édifice uniquement grâce à sa concentration mentale, et il l’anime de la même manière, tout en discutant avec Silk Specter lorsqu’il l’amène sur Mars pour lui montrer ce qu’il vient de créer. Nous nous sommes dit que certaines pièces pouvaient tourner sur elles-mêmes sans être forcément connectées à d’autres, de manière à former un ensemble esthétique, qui ne dépend pas uniquement des lois de la mécanique. Nous avons donc commencé à disposer des pièces dont certaines parties pouvaient entrer en collision avec les crénelures d’autres pièces, mais nous avons géré leurs mouvements en employant un logiciel intégré au programme Houdini, qui permettait d’éviter les collisions. Ce qui est mécaniquement assez simple à mettre en place quand vous animez deux ou trois engrenages devient totalement ingérable quand vous vous retrouvez avec une trentaine de pièces en mouvement. Pourtant, plus la forme du palais était complexe, et mieux elle illustrait la complexité du fonctionnement de l’esprit du Dr Manhattan. C’est impressionnant de penser qu’il peut animer ce mécanisme incroyablement complexe, tout en menant une conversation normale avec Silk Specter.

Avez-vous créé des doublures virtuelles pour d’autres personnages de « Watchmen » ?

Oui, en particulier pour Malin Ackerman, qui incarne Silk Specter, pour la séquence qui se déroule sur Mars. Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce plan serré sur elle et sur le Dr Manhattan, alors qu’ils se trouvent dans le palais de verre. La caméra s’éloigne d’eux pour révéler peu à peu tout le palais et le paysage environnant. Eh bien, dès que le cadre s’élargit, nous remplaçons la partie inférieure du corps de Malin Ackerman par celle de sa doublure numérique, puis quand nous nous retrouvons au loin, nous n’utilisons plus que le personnage 3D.

Vous avez réalisé tous les plans dans lesquels apparaît le Dr Manhattan ?

Tous ! A chaque fois qu’il était dans un plan, c’est à nous qu’on le confiait ! (rires) Nous avons donc réalisé toute la séquence sur Mars, l’accident dans le labo, les interactions entre lui et les autres personnages et les scènes qui se déroulent à Karnak.

Je crois que vous avez aussi créé et animé le félin géant d’Ozymandias…

Oui, il s’appelle Bubastis. C’est une sorte de chimère, une créature qui ne correspond à aucun animal réel. Bubastis est une pure invention d’Ozymandias, issue de manipulations génétiques. Nous l’avons créé entièrement en 3D et intégré aux prises de vues réelles, dans les décors des appartements d’Ozymandias.

Avez-vous créé beaucoup d’extensions de décors et d’environnements virtuels, en dehors de ceux de Mars ?

Nous avons créé les paysages des scènes qui se déroulent au Vietnam, lorsque l’on voit le Dr Manhattan, transformé en géant de 30 mètres de haut, accompagner les troupes américaines au travers des rizières et pulvériser les soldats vietcongs en fuite d’un simple geste de la main. Tout cet environnement a été réalisé en 3D, à l’exception d’une petite portion de rizière reconstituée en studio, sur une surface de 30 mètres par 30 mètres, où étaient disposés les acteurs qui se trouvent au premier plan. Nous avons aussi filmé et brûlé en studio quelques éléments de décor et quelques palmiers ajoutés dans ce décor. Le fond de l’image est un matte painting que nous avons également réalisé.

Avez-vous utilisé des maquettes pendant le tournage ?

Pas en ce qui nous concerne, mais je crois que la société MPC a employé des miniatures pour tourner les scènes avec le vaisseau volant de Night Owl.

Comment avez-vous détruit New York pour la séquence qui se déroule vers la fin du film ?

Comment vous le savez sans doute, Watchmen a été tourné à Vancouver, dans des décors extérieurs qui reconstituaient des rues de New York. Mais ces rues ne comptaient que deux étages seulement. Nous avons complété les images réelles en ajoutant les parties hautes des immeubles, et les gratte ciels à l’horizon. Tous ces ajouts ont été réalisés en 3D, tout comme la vue aérienne de la ville, en plan très large. Pendant la scène où la bombe explose en propageant cet espèce d’anneau d’énergie, nous voulions obtenir un effet qui rappelle la manière dont le Dr Manhattan se téléporte. En fait, pendant l’explosion, on voit d’abord une sorte de boule de plasma qui se forme puis se réduit en attirant des débris vers elle. Quand la boule devient si petite qu’on ne a voit plus, l’anneau destructeur émane de son centre et se propage à toute vitesse. L’anneau agit comme une sorte de lame géante qui découpe tout sur son passage. Nous avons donc coupé net et à la même hauteur tous les modèles 3D des gratte-ciels. Ensuite les parties supérieures des bâtiments commencent à s’incliner en direction de l’emplacement de l’implosion/explosion, car la bombe qui était placé sur le sol a projeté un cercle destructeur de forme légèrement conique. Les immeubles sont donc tranchés en biais. Certains immeubles se mettent alors à voler vers la bombe, attirés vers l’épicentre de l’explosion, tandis que d’autres s’effondrent sur eux-mêmes. Nous avons appelé cette zone « la sphère antigravitationnelle ». Il y a ensuite une seconde sphère qui apparaît et grandit comme une onde de choc, qui frappe tout ce qui se trouve sur son passage. Elle se propage dans les rues et l’on voit soudain des centaines de voitures qui se soulèvent, et des gens qui sont emportés comme des confettis. La dernière sphère arrive ensuite et pulvérise tout. Il fallait que tous ces effets soient combinés au sein de la même simulation, en plan large. Cela représentait un nombre de données considérable.

Vous aviez déjà construit beaucoup de modèles 3D de bâtiments de New York pour les films de la série des « Spider-Man »…

Oui, mais dans les Spider-Man, nous nous contentions de créer l’extérieur des bâtiments, à de rares exceptions près. Dans le cas de Watchmen, il fallait que les immeubles soient conçus pour s’effondrer. Il a fallu construire la structure interne de chaque bâtiment.

Comment anime-t’on un immeuble qui s’écroule ? Est-ce que cela ressemble aux articulations d’un personnage 3D, avec des parties articulées qui sont conçues pour se fendre ?

Non. En fait voilà comment ça se passe. Vous modélisez d’abord tout l’immeuble, ses structures internes, sa façade et ses détails, puis vous le « pré-decoupez » en centaines de morceaux qui sont reliés les uns aux autres. Mais vous ne décidez pas vous-même à l’avance de la manière dont l’immeuble va s’écrouler, car c’est le logiciel qui simule les forces exercées sur l’immeuble qui va s’en charger et va « pousser plus fort » à certains endroits qu’à d’autres. Et ce sont ces endroits-là qui vont se craqueler en premier, s’écrouler, puis entraîner dans leur chute d’autres parties du bâtiment. Disons que ce que vous construisez est prêt à s’écrouler en centaines de morceaux, mais tient debout, et que c’est le logiciel de simulation de force, qui gère l’onde de choc de l’explosion, qui provoque l’apparition des fissures, l’écroulement complet de la structure, puis qui projette les débris au loin. Comme l’explosion est conçue comme un anneau qui se propage à grande vitesse et qui tranche tout sur son passage, il y a aussi des immeubles qui s’inclinent et tombent sur d’autres immeubles, un peu comme des dominos. Une fois que vous lancez la simulation, vous n’avez pas vraiment de moyen de prévoir exactement ce qui va se passer. Vous mettez tous les éléments en place, et ensuite, vous découvrez le résultat. Les débris que vous avez modélisés peuvent aussi être projetés hors de l’immeuble et devenir des projectiles qui vont causer eux-mêmes des dégâts plus loin. Comme tout cela fonctionne selon les vraies lois de la physique, cela crée des centaines de milliers d’animations simultanées que le logiciel doit gérer. C’est pour cela que le temps de calcul d’une telle scène est extrêmement long.



Savez-vous de combien de modèles 3D distincts – immeubles, lampadaires, voitures, arbres, panneaux de signalisation, etc – ce décor virtuel de New York était composé ?

Je crois que dans notre plan le plus large, il devait y avoir au moins 200 immeubles et gratte-ciels, 300 voitures, et 200 personnages humains, mais cela dépendait des plans. Dans le plan vraiment très large de la destruction, il n’était pas nécessaire de placer des gens, car on ne les aurait pas vus.

Vous avez donc animé les personnages de passants qui sont soulevés et projetés par l’explosion…

Oui. Et ceux qui se trouvent directement sur le passage de l’onde de choc sont pulvérisés.

Il y a plusieurs scènes dans le film dans lesquelles le Dr Manhattan pulvérise des gens, notamment pendant cette séquence très impressionnante qui se déroule au Vietnam…

Oui. Il y a aussi une scène qui se déroule dans un bar mal famé, où il se débarrasse de bandits de la même manière. Tous ces effets d’explosions sont réalisés entièrement en 3D. Il y avait bien sûr des acteurs sur le plateau, dans les costumes desquels les responsables des effets pyrotechniques avaient placés des plastrons de protection et des petites charges explosives. Quand nous tournions la scène, les acteurs jouaient, les charges disposées sur leurs torses ou leurs ventres explosaient en générant un flash lumineux, puis ils restaient immobiles, à l’endroit où ils se trouvaient. Nous tournions ensuite une seconde version de la scène, avec le même décor, mais sans les acteurs qui « explosent ». Ensuite, nous avons ramené ces images tournées à Vancouver chez Sony Imageworks, à Los Angeles, et nous avons entièrement recréé ces acteurs en 3D, en reconstituant aussi bien l’extérieur de leurs corps que leurs organes internes : leurs os, leurs muscles, leurs peaux, leurs vêtements, leurs cheveux. C’est ainsi que nous avons été en mesure de montrer ces gens qui explosent et sont déchiquetés. Quand le Dr Manhattan tue quelqu’un, il le fait exploser non pas grâce à une force qui vient de l’extérieur, mais un peu comme s’il les avait placés dans un four à micro-ondes. L’explosion vient de l’intérieur de leur corps, ce qui fait que tous les détails de ce qui se passe sont clairement visibles. On peut voir la cage thoracique s’ouvrir et se disloquer, les organes éclater, etc. C’est un effet vraiment très « gore » !

Avez-vous utilisé les mêmes techniques pour montrer l’accident qui désintègre Jon Osterman, le futur Dr Manhattan, dans le labo ?

Oui.

Peu après, on voit une créature humanoïde incomplète apparaître dans un couloir du laboratoire…C’est le Dr Manhattan qui est en train de se former…

Oui, il apparaît d’abord sous la forme d’une réseau tentaculaire, qui ressemble à des algues en mouvement sous l’eau. Ce sont d’abord les éléments de son système nerveux que le Dr Manhattan réussit à matérialiser, mais pas ses os ni sa chair... Billy Cruddup a joué cette scène de réapparition de son personnage en mimant une danse étrange. Nous avons transféré ses mouvements sur le modèle du personnage qui se forme et le résultat n’en est que plus étrange. A la fois inhumain à cause de l’apparence monstrueuse de cette chose, et en même temps organique, vivant. D’ailleurs, si vous observez bien cette scène, vous verrez que l’on peut voir le système nerveux de son bras se dessiner peu à peu.

[En discuter sur le forum]
Bookmark and Share


.