[Flashback] Qui veut la peau de Roger Rabbit : Lorsque la magie du cinéma opère...
Article Animation du Mercredi 26 Avril 2017

Trente-cinquième long-métrage d'animation des studios Disney, Qui veut la peau de Roger Rabbit ? fête cette année son vingtième-neuvième anniversaire. Depuis sa sortie française, le 18 octobre 1988, ce film mêlant prises de vues réelles et animation a fait rêver plusieurs générations d'enfants... et d'adultes ! Adaptation audacieuse d'un roman de Gary K. Wolf de 1981, il a marqué les esprits par ses qualités narratives et esthétiques, a été une formidable réussite technique, et a redonnée à des millions de spectateurs la passion des personnages de cartoon. Coup de projecteur sur la naissance d'un mythe du cinéma des années 1980, période Spielberg...

Par Pierre-Eric Salard

Un genre à part entière

Si Qui veut la peau de Roger Rabbit ? a fait date en mêlant de manière réaliste des personnages animés et des acteurs en chair et en os, il n'est en réalité que l'hériter d'une longue tradition. Ce mariage contre-nature est en effet pratiqué depuis les premiers jours de l'animation ! Dès 1919, Koko le clown, de Max Fleischer (le père de Betty Boop) surgit dans le monde réel et participe à un combat de boxe avec un véritable chat ! Quatre ans plus tard, les court-métrages Alice in Cartoonland, des jeunes studios Disney, font interagir une véritable petite fille avec des personnages de dessin-animé. A la fin des années 1930, la technique du travelling matte, qui permet de filmer un acteur devant un fond bleu puis de l'intégrer dans un décor, ouvre de nouvelles perspectives. Dans les années 1940 on réalise une profusion de films mêlant animation et véritables acteurs, dont Le Dragon Récalcitrant (1941), Les Trois Caballeros (1943) et Escale à Hollywood (1945). C’est dans ce film que Gene Kelly fait un pas de danse avec la célèbre souris Jerry ! Citons également Mélodie du Sud (1946), Coquin de Printemps (1947) et Danny le Petit Mouton Noir (1949) parmi les autres titres de cette décennie particulièrement faste. Quinze ans plus tard, les studios Disney signent le chef d'oeuvre du genre, Mary Poppins, où Toons et humains évoluent ensemble dans le monde merveilleux de la nounou-magicienne. La mise au point du procédé de travelling matte au sodium permet alors d'affiner l'incrustation de comédiens au sein des décors de dessin animés. On se souvient de l'incroyable numéro de danse effectué par Bert (Dick Van Dyke) et des pingouins qui évoluent devant Mary (Julie Andrews). Pour les besoins de la scène, les deux acteurs sont filmés devant un fond orange, dans un décor uniquement constitué par un sol, une table et des chaises. Quarante ans avant les décors numériques de la prélogie Star Wars, des comédiens doivent déjà apprendre à jouer face au vide, dans un décor minimaliste ! Le paysage pastel du monde de dessin animé est ensuite incrusté à la place du fond orange, alors que les animations des pingouins sont conçues selon les déplacements des acteurs. Afin de parfaire l'illusion, le créateur de Mickey Mouse, Ub Iwerks, alors reconverti dans les effets spéciaux, développe un procédé permettant aux toons d'aller du premier au second plan, au sein du décor réel. La magie opère : la réussite technique disparaît au profit de l'excellence de la scène ! Mary Poppins est logiquement devenu un film culte des studios Disney... Ces derniers tentent à nouveau l'expérience avec L'Apprentie Sorcière (1971) et Peter et Elliott le Dragon (1977). Mais l'échec au box-office de ce dernier met momentanément le procédé au placard...

Le mariage de Mickey Mouse et Steven Spielberg

Au milieu des années 1980, George Lucas propose que le héros d'Howard le Canard (1986) soit un personnage de dessin-animé évoluant au milieu des humains. Finalement, un acteur enfile un costume de canard, et le film connaît un échec retentissant. Peu après, les studios Disney, le réalisateur Robert Zemeckis et Steven Spielberg, sous sa casquette de producteur, s'associent pour adapter au cinéma le roman de Gary K. Wolf, Who Censored Roger Rabbit ?. "Les raisons pour lesquelles Disney, Warner et Spielberg se sont alliés sont limpides", explique Richard Williams, responsable de l'animation de Qui veut la peau de Roger Rabbit ?. "Les studios Disney possédaient les droits du roman, Warner les droits des célèbres personnages de Looney Tunes, et Spielberg était le roi d'Hollywood. Tous les spectateurs âgés de quinze à trente ans connaissaient ses films par coeur ! En clair, Disney représentait la banque, et Spielberg le moteur créatif du projet. Même si, par la suite, Disney a injecté son propre héritage dans les nouveaux personnages du film, à travers ses animateurs..." Le film se déroule dans un univers où les Toons (les personnages de dessins animés) habitent, travaillent et interagissent avec les êtres humains. Dans cette version fictive du Los Angeles de 1947, un héros de dessins animés des Maroon Cartoons, Roger Rabbit, est accusé, à tord, du meurtre du producteur Marvin Acme. Le lapin acteur se retrouve poursuivi par le terrible juge DeMort (Christopher Lloyd) et ses fouines. Il trouve refuge chez Eddy Valiant (Bob Hoskins), ancien détective officiel des Toons. Entre l'Hollywood de l'âge d'or et l'exubérante Toonville, entièrement « dessinée », leur quête de rédemption ne manquera pas de folie ! Il croiseront d'ailleurs les sympathiques personnages animés des studios Disney et Warner au cours leurs aventures. Mais la route fut longue avant de pouvoir offrir le long-métrage aux enfants du monde entier...

Le test de la dernière chance

Tout juste auréolé du succès de Retour vers le Futur, le réalisateur Robert Zemeckis s'inquiète dès le départ à propos du « mariage » entre les prises de vues réelles et l'animation. Dans les précédents films du genre, les humains et les toons partageaient l'écran, mais n'interagissaient guère entre eux. En effet, les limites techniques ne permettaient pas aux acteurs et aux personnages de dessin-animés de se heurter ou de s'attraper. De plus, les plans ne pouvaient pas être dynamiques (le cadre restait souvent fixe), et l'animation 2D semblait plate à côté des acteurs réels. Or dans Roger Rabbit, les personnages ne devaient pas simplement occuper le même espace, mais littéralement vivre ensemble ! Avant que le projet obtienne un feu vert définitif, Steven Spielberg et Disney veulent obtenir la certitude que le concept du film est techniquement viable. "Ils nous ont donc commandé une séquence afin de tester les différentes techniques : interactions entre les personnages, travelling simultané de la caméra, ombrage des toons...", se souvient Richard Williams. "Robert Zemeckis était inquiet pour les effets de lumière. Ceux-ci devaient permettre d'offrir une dimension supplémentaire aux toons". La production accorde un budget de 100 000 dollars à ce test d'une minute. On y voit Eddie Valiant, joué par un autre acteur, marcher dans une allée sordide en compagnie de Roger Rabbit. La lapin dévale un escalier avant de renverser quelques caisses. "Nous nous sommes installés quelques temps dans les locaux d'Industrial Light & Magic afin de réaliser cette scène, sous la supervision du spécialiste des trucages Ken Ralston", explique Richard Williams. "J'ai animé le lapin, qui n'était pas encore le Roger Rabbit que l'on connaît. C'était génial de travailler avec Ken : son équipe améliorait tous mes plans par le biais d'une tireuse optique, un appareil servant à exposer des effets optiques sur pellicule. En fait, un seul plan du film sera réalisé par ordinateur,au final. Tout le reste du métrage sera conçu avec des crayons et des gommes. Et à ma grande surprise, je me suis aperçu lors de ce test que les artistes d'ILM travaillaient encore avec les mêmes outils que nous ! (rires)". Ce test, visible dans l'édition DVD collector, convainc immédiatement les producteurs et rassure Robert Zemeckis sur tous les points. Cette scène est également la première où la caméra bouge alors qu’un personnage animé se trouve dans le cadre, ce qui fera dire à Spielberg qu'il vient d'assister à une autre date importante de l'histoire du cinéma (la première étant la sortie de Star Wars). Les effets spéciaux sont désormais capables de créer l'illusion que les toons et les acteurs coexistent au sein de la même réalité...

Tournage traditionnel

A cause de l'utilisation intensive de trucages optiques, les prises de vues réelles sont tournées à l'aide du format VistaVision. Ce procédé de prise de vues utilise une pellicule 35 mm que l’on fait défiler horizontalement. Chaque image est filmée non pas sur 4, mais sur l’espace de huit perforations : elle est donc deux fois plus grande qu’une image 35mm conventionnelle, ce qui permet d’obtenir une résolution bien supérieure. Grâce à cette astuce, quand l’image VistaVision originale sera recopiée optiquement pour réaliser les trucages, le résultat final aura un aspect quasi-normal (peu granuleux, normalement contrasté) une fois reporté sur 35mm. Roger Rabbit est le premier film qui utilise ce système depuis les années 1950 ! A partir de ce procédé, les techniciens d'ILM construisent pour le film plusieurs caméras spécifiques, les Vistaflex. En décembre 1986, le tournage des scènes en extérieur débute à Los Angeles. Pour l'anecdote, le tunnel menant à Toonville sera ultérieurement utilisé pour une scène de Retour vers le Futur 2, lorsque Marty McFly tente de récupérer l'almanach détenu par Biff Tannen, en poursuivant sa voiture. Les scènes en intérieur de Roger Rabbit sont ensuite tournées en Angleterre, aux célèbres studios d'Elstree. Robert Zemeckis indique au directeur de la photographie Dean Cundey (Jurassic Park) de s'inspirer du Chinatown (1974) de Roman Polansky, un film noir à l'atmosphère particulière. Le réalisateur insiste également sur un aspect important à ses yeux : Qui veut la peau de Roger Rabbit ? doit être tourné comme un film traditionnel. Même si cela rend plus compliqué le travail des spécialistes en compositing, la caméra doit être libre de ses mouvements. "Lorsque Bob (Zemeckis) est venu me voir, tous les responsables de l'animation à qui il avait parlé – et ils étaient nombreux, ces fainéants – lui avaient certifié qu'il ne fallait pas que la caméra bouge", se rappelle Richard Williams. "Il m'a dit qu'il souhaitait tourner un film moderne, où la caméra ne reste jamais statique. Je lui ai simplement répondu : « vas-y, filme de façon moderne ! Nous y ajouterons le lapin ! » (rires) Il a donc suivi son instinct, même s'il nous fallait ensuite redessiner chaque élément image après image..."

Des artistes à toute épreuve

Qui veut la peau de Roger Rabbit se montre innovant à plus d'un titre. Robert Zemeckis souhaite que les interactions soient poussées à leur paroxysme. Il engage des marionnettistes afin de faire bouger les objets que devraient manipuler les toons, ajoutés en post-production : verres, assiettes, portes qui s'ouvrent, etc... "Notre équipe était constituée de six personnes dont le but était d'improviser des solutions sur le plateau", raconte le marionnettiste Toby Philpott. "Nous devions trouver des moyens simples mais efficaces pour obtenir les plans dont avait besoin le département des effets spéciaux. Je pouvais me trouver au-dessus du décor, manipulant des objets grâce à des câbles invisibles. Ou bien caché sous une boite, que je bougeais lorsque Roger était sensé s'asseoir dessus. J'ai même passé une journée entière sous des toilettes ! Roger devait traverser une fenêtre puis tomber dans les toilettes, avant d'y être aspiré en tirant la chasse par inadvertance ! A l'aide d'un système de câbles, je me suis occupé des mouvements de la chasse d'eau. Or ce plan dure seulement deux secondes dans le film... A la fin de la journée, j'ai été applaudi par toute l'équipe (rires) !" Pour certains séquences, les marionnettistes doivent faire équipe. "Lors de la scène du cabaret, on peut voir furtivement une pieuvre-barman", explique Philpott. "Tous les objets que ses tentacules manipulent sont réels. Cachés dans le plafond, nous les avons manoeuvrés de concert. Nous étions particulièrement fiers d'avoir réussi à verser un liquide d'une bouteille dans un verre grâce aux manipulations des câbles invisibles ! C'était pour nous un exercice inédit !" Afin de faciliter la performance de Bob Hoskins, Charles Fleischer, qui prête sa voix à Roger Rabbit, s'habille comme le lapin pour plusieurs scènes, déclarant ses répliques hors-caméra. Sa présence aidera maintes fois le comédien à trouver ses marques. Pour se préparer, Hoskins a auparavant étudié le comportement de sa petite fille : il s'en est inspiré pour réussir à jouer face à des personnages imaginaires. Le tournage implique également l'utilisation de silhouettes des toons, qui seront ultérieurement remplacées par leur équivalent dessiné. En effet, comme le véritable Roger Rabbit sera seulement ajouté en post-production, Bob Hoskins joue le plus souvent devant le vide le plus total ! Ces silhouettes lui permettent de placer correctement son regard. L'erreur étant humaine, le comédien commet une erreur lors d'une scène : il regarde dans les yeux d'un Roger Rabbit beaucoup trop grand ! Les animateurs détourneront le problème en dessinant le lapin sur la pointe des pieds... Cet éprouvant tournage aura une conséquence inattendue pour l'acteur : son fils lui reprochera pendant longtemps de n’avoir jamais invité ses collègues toons à la maison !

La Légion étrangère

Dès que Richard Williams reçoit les premiers rushes du film, il lance la phase de l'animation des toons, en Angleterre. "La production de ce film comportait trois aspects distincts", explique le responsable de l'animation. "Le tournage des prises de vue réelles, l'animation et le compositing d'ILM, qui devait combiner l'ensemble de ces éléments". Don Hahn est alors engagé afin de produire l'animation. "J'avais travaillé sur Peter et Elliott le Dragon", se souvient Hahn. "Je connaissais donc les difficultés inhérentes à ce genre de production. Notre studio temporaire était composé par quatre artistes-superviseurs de chez Disney, l'équipe de Richard Williams et des animateurs venant du monde entier. Nous avions des artistes de tous les pays : Irlande, Hollande, Canada, France, Allemagne, Zimbabwe... C'était une véritable Légion étrangère (rires) !" Au final, plusieurs centaines d'artistes travaillèrent sur le film, dont Andreas Deja (animateur sur Aladdin et le Roi Lion) et Hans Bacher (Mulan). "Richard (Williams) allait souvent sur le tournage pour prendre des notes et dessiner des croquis. Nous avons ensuite organisé des réunions quotidiennes avec Robert Zemeckis. Nous avons analysé ensemble l'intégralité des scènes, plan après plan. Zemeckis nous expliquait ce qu'il avait à l'esprit, ce qui permettait à Richard de préparer des croquis extrêmement précis..." Chaque toon est animé en fonction des mouvements des acteurs réels. Il est ensuite reporté sur celluloid, puis peint. Pour l'anecdote, les trois composants de l'essence de térébenthine, qui sert à dissoudre les toons dans le film, sont des produits réellement utilisés par les animateurs pour effacer les dessins des celluloids ! Au total, près de 82 000 images ont été produites pour l'animation du film. En ajoutant les storyboards et dessins conceptuels, Richard Williams estime même que plus d'un millions de dessins furent exécuté ! Mais il faut ensuite les intégrer au sein des prises de vue réelles...

Un procédé monstrueux

Selon le superviseur des effets visuels Ken Ralston, la complexité des trucages du film équivaut au challenge que surmontera Industrial Light & Magic, quelques années plus tard, avec la création cyborg semi-liquide de Terminator 2 : le Jugement Dernier. Le succès du film dépend littéralement de la confection d'images inédites à ce jour. Afin de pouvoir travailler simultanément sur Roger Rabbit et Willow, une production fantastique de George Lucas, ILM double le nombre de ses artistes et met en place des équipes de nuit. L'objectif principal d'ILM est de superviser le compositing des plans mêlant les prises de vues réelles, en trois dimensions (à ne pas confondre avec la 3-D relief !), et les éléments dessinés à la main, en deux dimensions. Les animateurs chargés des effets spéciaux doivent donc apporter une dimension supplémentaire aux toons. A partir des celluloids livrés par le département de l'animation, ils dessinent deux caches en suivant les contours de la morphologie de chaque personnage. Le premier cache correspond à la lumière, le second à l'ombre. Si l'éclairage principal se trouve à gauche, le cache « lumière » éclaire davantage la partie gauche du toon. Le côté droit, lui, sera légèrement obscurci grâce au cache « ombre ». Ce trucage est particulièrement fastidieux, comme le rapporte Ed Jones, superviseur des effets optiques. "Lorsque je manipulais plusieurs pellicules dans une tireuse optique, je croisais les doigts pour que l'image 35 mm composite corresponde à l'effet que l'on souhaitait obtenir ! Lorsque les héros se cachent dans une salle secrète du bar, Roger faisait osciller une lampe accrochée au plafond. Il fallait modifier l'angle des lumières et des ombres à chaque image, et jongler avec les durées d'exposition de chaque élément, et de chaque cache. C'était un travail absolument monstrueux !" Mais ce trucage complexe a également permis l'incroyable scène du cabaret : Jessica Rabbit chante et évolue dans l'auditoire comme un personnage réel. ..



Une incontournable réussite

Au final, près de 70% des scènes du film traversent les tireuses optiques d'ILM. Ces 1040 plans sont constitués de plus de 10 000 éléments différents ! "Ces deux années de production valent bien la production de trois films de la saga Star Wars (rires)", précise Ken Ralston. Qui veut la peau de Roger Rabbit fut un triomphe, remportant plus de 350 millions de dollars à travers le monde. Près de six millions de spectateurs français se sont précipités dans les salles. Le film obtint naturellement l'Oscar et le BAFTA des Meilleurs effets spéciaux. A l'heure où le numérique était embryonnaire, ces trucages représentaient une véritable avancée technique."Désormais, avec le numérique, on voit ce que l'on fait en temps réel", ajoute Ed Jones. "On teste, on affine. C'est un énorme avantage !" Grâce aux innovations techniques du film, gageons que l'irrésistible lapin fera encore sourire les enfants du 21ème siècle... et du suivant !

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