Grand dossier Watchmen : Entretien avec Jackie Earle Haley (Walter Kovacs / Rorschach)
Article Cinéma du Mardi 29 Septembre 2009

A l'occasion de la sortie de Watchmen en DVD et Blu-Ray, nous vous proposons une série d'entretiens avec les comédiens du film...

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Il y a quelques similitudes entre le personnage de Ronnie McGorvey que vous incarniez dans « Little Children » (2006 – Todd Field) un homme déséquilibré, qui a une relation houleuse avec sa mère, et le personnage de Walter Kovacs, qui est hanté par le souvenir de sa génitrice…

Oui, c’est vrai qu’il existe une sorte de parallèle étrange entre les deux personnages…Mais la différence, c’est que Rorschach a un mode de pensée obsessionnel. Ronnie, dans Little Children, est un exhibitionniste qui a eu des ennuis avec la police à cause de cela. Il est narcissique et ne peut pas contrôler son vice. Il l’impose donc à d’autres. C’est ce genre de comportement égoïste que Rorschach hait au plus haut point, car il a souffert lui-même du comportement égocentrique de sa mère, quand il était un jeune enfant. Rorschach a été élevé en étant battu, négligé, méprisé par une mère prostituée qui ne le considérait certainement pas comme une de ses priorités dans sa vie. Elle s’intéressait davantage à ses amants de passage, qui se succédaient, et qui lui permettaient d’assouvir ses addictions aux drogues et à l’alcool. A force de battre le jeune Walter, de lui faire subir toutes ces sévices, elle l’a contraint à se réfugier dans ce monde intérieur qu’il a construit pour se protéger. Rorschach a été tellement humilié pendant son enfance qu’il a une piètre opinion de lui-même. Il s’estime si peu qu’il n’a presque plus d’identité. En grandissant, il a rejoint ce groupe de justiciers masqués parce que c’était l’activité qui lui correspondait le mieux. En combattant les criminels, en luttant contre toutes les mauvaises actions qui le répugnent, il s’en prend en fait encore à sa mère. C’est un moyen de la combattre et de compenser tout ce qu’il a subi.

Rorschach n’apparaît que masqué, mais verra-t’on aussi le visage de Walter Kovacs dans le film ?

A vrai dire, au moment où nous parlons, à quatre mois de la sortie du film, je n’en sais rien encore…

Le masque de Rorschach est fascinant. Comment les tâches qui apparaissent et s’animent ont-elles été créées ?

En fait, quand nous tournions, je portais un masque tout blanc, sans aucune tâche, et dans la plupart des scènes, il s’agissait d’un masque ouvert au niveau des sourcils et des yeux, pour me permettre de voir correctement. De cette manière, les animateurs pouvaient voir les expressions de mon visage, et comprendre quelles étaient les émotions de mon personnage. Par la suite, les yeux étaient recouverts d’un tissu créé en 3D et rajouté sur chaque image, et les tâches noires étaient animées. Je crois que l’on a reproduit beaucoup des motifs dessinés par Dave Gibbons dans la bande dessinée originale, puis qu’on les a liés par des effets de morphing. Les motifs qui apparaissent expriment aussi ce que Rorschach ressent sous sa cagoule…

Quand on observe le masque dans les extraits que nous avons vus, il semble qu’il y a un rapport direct entre l’état d’esprit de Rorschach et l’animation des tâches de son masque. Lorsqu’il est –relativement- calme, elles fluctuent lentement, tandis que lorsqu’il s’énerve, ou passe à l’action, elles surgissent, grossissent et évoluent plus vite…

Oui, je crois que les animateurs ont utilisé ces moyens-là pour souligner les pensées du personnage. On peut le remarquer dans la BD aussi. Plus Rorschach éprouve des émotions intenses, plus les tâches noires ont tendance à devenir grosses et complexes…

Vous disiez que vous portiez aussi un autre masque ?

Oui, j’ai porté également un masque blanc qui recouvrait tout mon visage. Le tissu était extrêmement fin au niveau des yeux, ce qui me permettait de voir au travers, et je pouvais respirer à peu près correctement. Ce masque-là était assez pénible à porter quand nous tournions sur un plateau, lorsqu’ il fallait endurer la chaleur des projecteurs. Par contre, quand nous tournions en extérieurs, la nuit, par un froid glacial, j’étais ravi ! (rires) Mais quand nous tournions longtemps en plateau, il fallait que je retire le masque au bout d’un quart d’heure, car ma tête commençait à tourner un peu, à cause de la chaleur et de la gène respiratoire. J’ai été victime d’une grippe intestinale vers la fin du tournage, et je peux vous assurer que jouer ainsi, le visage entièrement recouvert, alors que l’on éprouve des nausées, cela peut vous donner des sueurs froides supplémentaires. Une fois, j’ai eu tout juste le temps de retirer le masque et de courir pour aller vomir dans les toilettes… Inutile de vous dire que c’était une expérience particulièrement stressante. Vous jouez tout en sentant monter la nausée, et vous devez lutter pour interdire à votre corps de vous entraîner dans cette direction-là.

Aviez-vous lu la BD quand elle est parue dans les années 80 ?

Non, car je n’étais pas un fan de comics. Quand j’étais petit non plus, d’ailleurs. Je suis plutôt quelqu’un qui lit lentement, et qui est donc à l’aise avec un livre, dans lequel j’avance à mon rythme. Quand j’ai essayé de lire des BD, je voulais découvrir les dessins plus vite que je ne pouvais lire les textes des bulles. Je fonçais sans avoir lu les dialogues, puis j’étais obligé d’aller en arrière. Bref, ça ne me convenait pas. Ce n’est que bien plus tard, une fois devenu adulte, que je me suis mis à lire des BD, et que j’ai découvert Watchmen, que j’ai adoré. J’ai lu ensuite les autres créations d’Alan Moore, comme V pour Vendetta . Le roman graphique est vraiment un mode d’expression merveilleux, surtout quand il est employé pour raconter des histoires qui incitent à réfléchir, comme Watchmen et V pour Vendetta. Alan Moore est un vrai génie. Quand vous songez juste aux deux titres que je viens de citer, vous ne pouvez qu’être épaté par la conception de ces histoires, et tous les thèmes passionnants qu’elles abordent. Ce sont des œuvres qui vous ouvrent les yeux, et qui vous permettent de regarder le monde qui vous entoure avec un peu plus de recul. Ces derniers temps, particulièrement en observant ce qui se passait dans ce pays, je dois dire que j’ai songé à certaines des situations dépeintes par Moore.

Vous avez débuté tout jeune en tant qu’acteur, puis les rôles se sont faits plus rares lorsque vous avez grandi, et vous vous êtes reconverti dans la réalisation de publicités, et vous avez fondé votre société de production au Texas. Et puis vous avez eu envie de jouer à nouveau. Pourriez-vous nous expliquer comment vous êtes revenu à ce métier d’acteur, et comment on vous a offert ce rôle de Rorschach ?

Vous savez, j’ai toujours eu une relation un peu ambivalente avec cette profession. J’adore jouer. J’adore être un acteur qui s’exprime en mettant toute son âme dans la création d’un personnage. Mais en même temps, c’est un métier très dur quand les portes se ferment ou que vous restez un long moment sans travailler. Et comme je suis resté un peu un enfant par rapport à toutes les choses qui me touchent vraiment, j’ai à la fois terriblement envie de jouer, et aussi le souci de me protéger. Ce n’est qu’une fois que j’ai retrouvé une stabilité professionnelle, un statut bien établi, que je me suis dit que cela valait peut-être la peine de renouer avec ma première passion. Et c’est comme cela que je suis revenu au cinéma, et que ça a marché. Aujourd’hui, je n’ai plus vraiment besoin de réaliser ces publicités diffusées au Texas, mais je n’ai pas envie de laisser tomber mon équipe, ni le merveilleux monteur avec lequel je travaille , Tony Galliardo. Je me sens aussi redevable, car tous ces gens, ces clients, m’ont fait confiance pendant des années, et je rendais aussi service à la communauté en les aidant à présenter leurs messages. J’ai envie de poursuivre cette carrière de réalisateur de pub, même si elle m’oblige à mener deux vies très différentes, parce qu’elle me permet de garder un équilibre. C’est toujours utile de prendre du recul vis à vis du milieu hollywoodien, et de fréquenter des gens qui n’en font pas partie…Pour revenir à votre question, il se trouve qu’un fan a déclaré un jour je ne sais plus où que je serais l’interprète idéal pour Rorschach, après m’avoir vu dans Little Children. Sur le coup, je n’ai pas compris de quoi il parlait, puis, quand j’ai vu le personnage, je me suis souvenu qu’il s’agissait d’un des personnages de Watchmen. Comme j’avais recommencé à jouer depuis quelques temps, j’en ai parlé à mon agent, et nous nous sommes dits, « Plutôt que d’attendre qu’on nous appelle, et d’espérer, pourquoi ne pas postuler directement pour le rôle ? ». J’ai relu la BD pour étudier le personnage, et nous avons tourné une petite séquence vidéo avec deux fois rien, juste pour montrer à Zack ce que je pourrais faire avec ce personnage. Et quand Zack a vu la bande, il a aimé ce que je proposais.

Au bout de compte, votre interprétation dans le film est-elle assez proche de ce que vous proposiez dans ce bout d’essai en vidéo, ou complètement différente ?

Je dirai qu’elle est assez proche de mon essai, même si elle a été grandement améliorée grâce aux indications de Zack et à son regard de réalisateur. Ça a été un processus évolutif, mais nous sommes restés globalement dans la même direction. De même, j’utilise dans le film la même voix que celle de la vidéo. Il me semblait que c’était vraiment la voix de Rorschach, celle que j’entendais en lisant la BD.

Aujourd’hui, votre grand retour au cinéma se prolonge par ce rôle de Rorschach, qui va être vu par des millions de spectateurs dans le monde. Que ressentez-vous en pensant à cela ?

Ce qui m’arrive en ce moment dépasse de loin tous mes rêves les plus fous. Et pourtant, je ressens encore un curieux sentiment, que beaucoup d’acteurs connaissent : quand on postule pour un rôle, on doit se préparer mentalement à ne pas être choisi, sinon on risquerait de tomber en dépression à chaque refus. Je m’étais donc préparé à un refus quand j’ai appris que Zack m’avait choisi. Juste après, il a fallu gérer à la fois la préparation pour le rôle, la gestion de ma société de production, et terminer les travaux en cours sur plusieurs projets de pubs. Comme vous l’imaginez, cela n’a pas été évident, mais je suis évidemment très reconnaissant à Zack Snyder de m’avoir donné une telle chance, qui va changer ma vie. J’ai encore du mal à réaliser que j’ai incarné Rorschach, un personnage tourmenté et fascinant, qui est une véritable icône pour les fans les plus exigeants de BD. C’est un rôle important pour moi, et pour eux aussi.

Quelle est la scène du film que vous avez le plus apprécié de tourner ?

Oh, c’est très difficile à dire…C’est un peu comme demander « quelle est votre nourriture préférée ? » J’ai aimé tellement de scènes que je vous répondrai honnêtement que c’est la totalité du personnage que j’aime. C’est comme cela que je ressens les choses

Quels plaisirs ce rôle vous a-t’il apporté ?

En bien le personnage de Rorschach m’a ouvert les yeux, m’a permis de comprendre bien des choses. Quand on le découvre, on est saisi par son sens de l’absolu, par sa vision du monde et des gens en noir et blanc, par sa haine du comportement égoïste des individus qui est pour lui une des raisons pour lesquelles le monde ne tourne par rond. Rorschach constate que les gens se cachent derrière des nuances de gris pour justifier leurs comportements et se donner bonne conscience, mais cela ne compte pas pour lui, car le souvenir de ce que sa mère lui a fait subir est trop ancré dans sa mémoire. Bien sûr, si l’on pense à sa mère, on peut aussi se dire qu’elle s’est réfugiée dans l’alcoolisme et la consommation de drogue pour échapper à ses propres démons, pour y trouver des brefs instants de satisfaction, mais cela s’est fait au détriment de son fils, qu’elle a sacrifié par égoïsme. Ce fardeau de douleur qui est transmis d’une génération à une autre concerne tout le monde. Dans la fiction, on a souvent tendance à montrer ces situations se dérouler dans des milieux défavorisés, mais dans la réalité, elles se produisent aussi bien dans les quartiers les plus pauvres que dans les zones résidentielles de la grande bourgeoisie. Partout, il y a des gens qui choisissent des victimes au sein de leur propre famille. Ce que le rôle de Rorschach m’a apporté, c’est qu’il m’a incité à réfléchir à nos comportements égoïstes. Ils sont tellement intégrés à nos vies que dans la plupart des cas, nous n’y songeons même plus. Nous sommes devenus des experts dans l’art de nous voiler la face et de ne plus voir ce qui pourrait nous amener à nous remettre en cause. Nous en arrivons même à croire fermement que nos vies sont parfaites. Nous nous disons « Je fais cela parce que je dois le faire » alors qu’au fond nous n’agissons pas vraiment en pleine conscience. Bien sûr, je suis loin d’être parfait, et ce n’est pas parce que j’ai été amené à réfléchir à tout cela que j’ai un comportement irréprochable, mais au moins, Rorschach m’incite à réfléchir plus profondément à mes motivations, et à me demander si elles sont justes. C’est toujours utile de se demander « Es-tu vraiment le meilleur parent que tu peux être ? », « Est-ce certaines personnes vont souffrir de la décision que tu viens de prendre ? ».

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