[Flashback] Les aventures du Prince Ahmed : L’ombre de Lotte Reiniger
Article Animation du Mercredi 04 Novembre 2015

Par Nicolas Jonquères

Comme l’Histoire avec un grand H, l’histoire du cinéma est réexaminée et remise en perspective lorsque des documents modifient la vision que l’on en avait. On a souvent écrit que Walt Disney avait produit le premier long-métrage d’animation de l’histoire du cinéma, Blanche Neige et les sept Nains, en 1937. Il ne s’agit en fait que du premier dessin animé de long métrage, car le chef-d’œuvre que constitue Les aventures du Prince Ahmed, film d’animation de silhouettes de papier découpé, fut projeté pour la première fois onze ans plus tôt, en 1926. De tous temps, les travaux de certains grands artistes ont été oubliés puis redécouverts. C’est le destin qu’a connu l’œuvre de Lotte Reiniger (1899-1981), pionnière allemande du cinéma d’animation, méconnue hors des milieux cinéphiles. ESI vous propose de découvrir aujourd’hui cette immense artiste…

C’est à l’aube du XXème siècle que naît Lotte Reiniger. Toute petite, son père l’emmène visiter des ateliers de peintres. C’est dans l’année de ses quatorze ans qu’elle construit son premier théâtre d’ombres et y joue des pièces de Shakespeare pour ses camarades de classe. A l’âge de seize ans, elle suit les cours d’art dramatique du célèbre acteur Max Reinhardt. C’est là que Paul Wegener la remarque, découpant la silhouette de Reinhardt et l’engage, à tout juste 18 ans, pour créer le générique de son film Le Joueur de flûte de Hamelin. Peu après, sa rencontre avec Carl Koch bouleverse sa vie professionnelle et privée : ils se marient en 1921, et c’est avec lui qu’elle réalise en 1919 Das Ornament des verliebten Herzens (L’Ornement du cœur amoureux), son tout premier film d’animation en silhouette. D'autres réalisateurs ont utilisé cette technique avant elle, comme Segundo de Chomon (1871-1957), mais Lotte en fera sa marque de fabrique et approfondira cette seule technique tout au long de sa vie.

Le film de silhouettes : une technique à la fois simple et complexe

Lotte commençait par croquer ses personnages avant de découper les différentes parties de leur silhouette dans du papier cartonné noir. Les articulations étaient maintenues en place par de petits fils de fers, équivalent de nos attaches parisiennes. Pour filmer ses personnages, Carl Koch et Lotte Reiniger inventèrent une machine qui ressemble étrangement à la multiplane, mise au point par les Studios Disney, une dizaine d’années plus tard : plusieurs plaques de verres sont placées horizontalement, les unes au-dessus des autres. (Notons que les plaques de verre de la Multiplane de Disney pouvaient être déplacées en hauteur et latéralement pour créer des effets de profondeur de champ et donner ainsi du « relief » aux décors) La caméra est situé tout en haut de l’édifice, pointée vers le sol. Une seule source lumineuse placé en dessous illumine les différentes plaques de verres. Tout objet posé sur ces plaques produira donc une ombre plate pour la caméra, actionnée par Carl Koch. Sur la plaque la plus haute, Lotte anime les silhouettes des personnages, qui donnent une ombre noire matte. Sur la plaque inférieure, se trouve le décor, créé par Walter Turck dans des tons gris clairs transparents. Bertold Bartosch et Walter Ruttmann créaient des effets spéciaux sur des plaques de verre pouvant être placé au-dessus des personnages ou au-dessus du décor. Si l’on veut obtenir une image colorée, au lieu d’une image en noir et blanc, il faut placer une source lumineuse supplémentaire tombant du haut. Par la suite, ce lourd appareillage sera simplifié : de 5 personnes sur le Prince Ahmed, Lotte Reiniger finira sa carrière en faisant ses films toute seule.

En animation, ce qui définit un personnage, c’est non-seulement son apparence, mais aussi, et surtout sa façon de bouger. Lotte a ainsi pu réinjecter son expérience théâtrale dans l’animation. Dans ses carnets, on trouve le récit amusé d’une anecdote : au zoo de Londres, elle a imité un animal devant sa cage, à la grande surprise des visiteurs. Elle a également arraché quelques éclats de rires à son mari en rampant sur le sol de leur appartement pour essayer de comprendre ce que pouvait ressentir un animal. Après avoir compris le ressenti du personnage, il faut passer à la phase d’animation proprement dite : le mouvement doit être décomposé, pour être enregistré en un nombre précis d’images.



Les Aventures du prince Ahmed

C’est le banquier Louis Hagen, qui avait embauché Lotte et Carl pour instruire ses enfants qui les convainquit de donner naissance à un long métrage. Durant 3 ans, l’équipe, mentionnée plus haut, travaillât d’arrache-pied sur le film, dans des conditions épuisantes : ils passaient de longues heures à genoux, car le plafond était trop bas pour surélever l’installation, ne s’arrêtant que pour manger et, tard dans la nuit, pour dormir. Ils produisirent près de 250.000 photogrammes et 96.000 images truquées. L’histoire s’inspire des Mille et Une Nuits et se déroule en 5 actes. Un mage africain construit un cheval en bois magique qui peut voler. Il désire l’offrir au sultan, en échange de la main de sa fille. Mais le fils de sultan, le Prince Ahmed, décide d’essayer le cheval : il saute dessus et s’envole. Le magicien africain est alors emprisonné mais réussira à s’évader.Le prince Ahmed tombera amoureux de Pari Banu, reine des démons de Wak-Wak. Il fera aussi la connaissance d’Aladin et d’une sorcière.

Même s’il s’agit d’un film muet, Lotte Reiniger a travaillé avec le compositeur Wolfgang Zeller, qui créa une musique originale pour le film. Pour synchroniser la musique et l’image, l’élaboration des mouvements se fait directement à partir de la partition. De plus le film fut teinté. Ceux qui connaissent les films de Méliès ont l’habitude des films colorisés, c’est à dire peint à la main avec différentes couleurs suivant les parties. Le principe de la teinture est différent. On trempe le positif (pellicule obtenue après développement du négatif de la caméra) dans un bain de colorant. Ce procédé est moins long et moins coûteux que la colorisation, mais la visée n’est pas la même. Dans un film teinté, comme Les aventures du Prince Ahmed, la couleur de la teinture remplace le blanc. La couleur n’a donc pas ici de visée réaliste, mais plutôt dramatique. Le Bleu signifie, par exemple, la nuit ou un intérieur non éclairé, le rouge-orangé les endroits chauds, le Vert est présent dans les scènes se déroulant à l’entrée du pays des démons…



La suite d’une carrière prometteuse

Après Le Prince Ahmed, Lotte Reiniger poursuivit sa collaboration avec son mari jusqu’à la mort de ce dernier en 1963. Ils travaillèrent entres autres avec Jean Renoir sur des films comme La grande illusion, La Marseillaise, La Règle du Jeu. Lotte réalisa même le générique de La Marseillaise en ombres chinoises. Lotte Reiniger continua à réaliser des films d’animation jusqu’à son décès en 1981, depuis l’Angleterre, où elle s’était réfugié avec son mari au début de la seconde guerre mondiale.

Voici un survol de sa carrière en quelques extraits :

The 3 Wishes [Les 3 souhaits](1954), d’après les frères Grimm


Cendrillon (1955)


The Little Chimney Sweep [Le petit Ramoneur] (1954)


La restauration des Aventures du Prince Ahmed et la ressortie du film en salle et en dvd

Dans tout processus de restauration de film, on s’efforce toujours de travailler à partir du négatif original. Or ce dernier n’existe plus à l’heure actuelle. La restauration a donc été effectué à partir d’un positif nitrate couleur conservé par la National Film and Television Archive (NFTVA), le matériau le plus ancien et le plus complet disponible. Il ne s’agissait pas d’une copie de travail, mais d’un support visant à produire de nouvelles copies, avec des indications manuscrites sur les couleurs à ajouter. Ce positif était dans un très bon état de conservation, avec ses perforations quasiment intactes, les seuls défauts irrémédiables étant des tâches de lumières, ainsi que des rayures et des particules de poussières incrustées dans la copie, dues à un polissage ancien de la pellicule. Les teintures étaient également en excellent état. Cette copie ne contenait pas les intertitres originaux allemands, mais une traduction en anglais ; ils furent donc reconstitués à partir des cartons de censure de 1926. La partition originale de Wolfgang Zeller était conservée à la Librairie du Congrès à Washington, elle a donc pu être réenregistrée pour la ressortie en salle et en DVD. Le laboratoire L’Immagine Ritrovata de Bologne a tiré une nouvelle copie 35 mm, selon le procédé Desmetcolor, dans laquelle ont été montés les intertitres. Cette nouvelle copie mesure 1.770 mètres, ce qui est moins que la longueur inscrite à la censure de 1926 (1.811 mètres), peut-être reste-t-il, caché dans quelque recoin d’une cinémathèque quelques séquences ou plans inédits de ce film !

Les Aventures du prince Ahmed est ressorti en salles en France en décembre 2007, distribué par Carlotta Films, qui a également sorti le film en deux éditions DVD: un DVD collector et un coffret collector de 2 DVD, comprenant de nombreux bonus et courts-métrages.

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