Lost – Des effets monstrueux !
Article TV du Dimanche 23 Mai 2010

Alors que la sixième et ultime saison de la série créée par J.J. Abrams (Star Trek, Fringe) vient de se terminer, revenons sur une des figures emblématiques de la mystérieuse île : le « monstre de fumée noire ». Véritable pan de la mythologie du feuilleton, cette créature est également un trucage à part entière. L'équipe du superviseur des effets visuels Mitch Suskin (Poltergeist, Babylon 5, Enterprise) a dû transcender les limites techniques de la production télévisuelle pour donner vie à cette apparition défiant l'imagination...

Par Pierre-Eric Salard

S'il a participé à de nombreux épisodes de Lost depuis le pilote, Mitch Suskin s'est retrouvé propulsé superviseur des effets visuels, à la place de Kevin Blank, à partir du final de la troisième saison. Un défi qu'il a relevé avec brio, tant les trucages de cette série sont parmi les plus remarquables de l'industrie télévisuelle. De la première à la quatrième saison, les membres de son équipe ont pourtant utilisé les mêmes outils et logiciels. « En attendant la cinquième saison, où certains plans devaient être plus dynamiques que ceux que nous avions déjà créés, nous n'avions aucune raison de changer d'outils ou de modifier nos techniques », explique Suskin. Notons que la majorité des artistes sont présents depuis la première saison, ce qui pourrait les inciter a avoir des habitudes dans leur approche des effets. « En fait, c’est à notre processus de communication que nous avons apporté le plus de modifications », ajoute Suskin. « La quatrième saison s'étalant sur seulement seize épisodes, il me fallait rencontrer les équipes situées à Hawaï et Los Angeles. L'utilisation de la visio-conférence n'a pas été futile... » Depuis le début de la quatrième saison, le processus de compositing (processus consistant à assembler les différents éléments qui composent un plan truqué), qui représente 80% des trucages de la série, est confié à Seven Crows Visual Effects, qui s'occupe également de la rotoscopie. Le compositing est fait sous le logiciel Combustion. Les matte paintings sont élaborés sous Photoshop et After Effects par BlackPool Studios (The X-Files, Pushing Daisies). Le tracking (processus qui permet de repérer sur les images les mouvements de la caméra réelle dans l’espace, afin de pouvoir reproduire ces mêmes mouvements sur les éléments 2D ou 3D ajoutés ensuite) est réalisé grâce au logiciel Boujou. Enfin, l'animation 3D est conçue sur Lightwave par Eden FX, et le logiciel Quicktime est souvent utilisé pour créer une version basse résolution des plans. Pour l'anecdote, sachez que le générique de Lost, un simple plan du titre flottant dans l'obscurité, a été élaboré sous After Effects sur un simple ordinateur portable Apple ! Si ces différents logiciels ont permis d'élaborer des trucages invisibles (effacement de câbles, retouches d'images...), ils ont surtout participé à la création d'un effet visuel qui restera dans l'histoire de Lost : l'inquiétant « Monstre » de l'île...

Les particules élémentaires

Créature introduite dès le pilote de la série, le « Monstre de fumée noire » est le mystérieux système de défense de l'île. Si les fans ont longtemps supposé qu'il s'agissait d'une sorte de dinosaure, le dernier épisode de la première saison nous en a offert un aperçu pour le moins étonnant : un simple nuage de particule. Deux mois de recherche avaient été alors nécessaires pour élaborer son apparence et son fonctionnement. Il faudra attendre la seconde saison pour découvrir le Monstre dans toute sa splendeur – et même à l'heure actuelle, sa véritable nature n'a pas encore été totalement dévoilée. Intégralement réalisé en images de synthèse, le Monstre n'est apparu que dans quelques épisodes. Selon l'ancien superviseur des effets visuels, Kevin Blank, le créateur d'effets numériques John Teska (Babylone 5, Star Trek Voyager, Enterprise) s'est occupé de l'animation en 3D du Monstre, sous Lightwave, sur l'ensemble de ces épisodes, à l'aide d'une animation de particules. Le Monstre comprend des milliers de particules virtuelles ; il suffit d'en animer certaines pour que les autres les suivent. La fluidité du Monstre n'en est que plus réussie ! Mais il faut attendre le neuvième épisode de la quatrième saison, The Shape of Things to Come, pour découvrir toute la puissance du Monstre...

Un exercice périlleux

A l'occasion de cet épisode charnière, les producteurs de la série désiraient dévoiler leur créature dans toute sa splendeur. Invoqué par Benjamin Linus, le Monstre devait affronter une bande de mercenaires armés jusqu'aux dents. « Les producteurs étaient clairs ; il fallait pas que l'on rate l'apparition du Monstre », se souvient Mitch Suskin. « De plus, la scène se déroulait pendant la nuit, ce que nous n'avions jamais fait ! Le défi à relever était simple : comment rendre visible un monstre de fumée noire dans une forêt, en pleine nuit ? Le réalisateur Jack Bender nous a clairement expliqué sa vision de la séquence. Nous avons visité à plusieurs reprises le lieu de tournage et parlé de la manière dont le Monstre devrait entrer en scène. Le scénario expliquait précisément les évènements, mais la production d'une série est une suite de tâtonnements. Grâce au script et à la vision de Jack Bender, nous avions une idée précise de la scène. Les superviseurs et producteurs Damon Lindelof et Carlton Cuse voulaient que le Monstre débarque comme une locomotive lancée à vive allure. Mais comment transposer ces idées sur la pellicule ? Je veux dire, il s'agit juste d'un nuage de fumée (rires) ! Nous avons donc expérimenté plusieurs techniques afin que le monstre ne ressemble pas un simple nuage de fumée. Il possède une manière unique de se déplacer. Nous avons longuement tâtonné avant de réussir à animer le monstre. Ce plan a été celui qui nous a demandé le plus de travail ; il fallait vraiment faire jouer la créature ». Les autres plans du Monstre le montraient simplement évoluant dans la forêt... « Nous avons essayé de trouver un équilibre entre les plans où nous le montrions et ceux où il serait invisible – ce qui serait bien plus effrayant ! Rien ne peut remplacer l'imagination des téléspectateurs... Nous avons filmé la forêt puis noté la position des branches et des feuilles afin d'imaginer où pourrait passer le Monstre. Nous n'avons donc pas utilisé d'arbres conçus en images de synthèse. Toute la végétation est bien réelle. Nous avons patiemment séparé les arbres du premier-plan de la végétation du fond. Nous avons aussi évité de peindre des caches pour chaque feuille (rires) ! Nous avons certes dû faire un peu de rotoscoping pour détourer les feuilles, mais notre talentueux spécialiste du compositing a trouvé des techniques permettant d'intégrer rapidement le Monstre à l'arrière-plan. Il s'agit surtout de définir l'avant-plan et de le séparer de l'arrière-plan. Chaque saison, les logiciels que nous utilisons deviennent heureusement de plus en plus perfectionnés. Je suis très fier du travail que nous avons accompli pour cet épisode. Nous avons pu montrer ce dont nous sommes capables, et contribuer à toutes les étapes de production. C'était très gratifiant... »

Cinquième année

Il faut attendre la cinquième saison pour que le matériel des infographistes soit modernisé, la série assumant enfin sa nature fantastique. « Notre travail a été plus régulier », précise Suskin. « Alors que la fin de la série approche, Damon Lindelof et Carlton Cuse ont accéléré son rythme ». La production s'est procuré des stations de travail équipées de processeurs double-coeur et de 8 gigas de RAM. « Cette modernisation de nos infrastructures nous a offert la puissance dont nous avions besoin pour essayer de nouvelles choses », ajoute Mitch Suskin. « Nos équipes se sont également mises à utiliser le logiciel de compositing Nuke ». Lost n'aurait certainement pas pu voir le jour sans les spectaculaires avancées technologies de ces dernières années. « Ces progrès nous permettent de baisser le coût de la série. Ils nous permettent également de créer des trucages complexes malgré le budget limité et le planning serré d'une production télé ! », explique le producteur Carlton Cuse. « L'île d'Oahu, où nous tournons la série, est superbe mais également très peuplée ! Dans pratiquement chaque épisode, nous effaçons des routes, poteaux téléphoniques, bateaux, etc... A l'inverse, les effets visuels nous permettent de transformer Hawaï en n'importe quel endroit du monde : Irak, Berlin, Paris... et même la Place du Kremlin en plein hiver ! Il faut savoir que dans toute l'histoire de la série, soit plus de cent épisodes, seules quatre scènes n'ont pas été tournées sur l'île d'Hawaï. Et encore, c'était à cause de conflits d'emploi du temps des acteurs ! (rires) ». L'essor technologique permet effectivement de multiplier les possibilités narratives. « Les réalisateurs nous poussent chaque semaine à envisager de nouvelles solutions », ajoute Suskin. « Nous leur offrons davantage de flexibilité. Et à chaque fois que nous réussissons un trucage complexe, nous en sommes les premiers surpris (rires) ».

Dernière ligne droite

C’est encore le fameux « Monstre de fumée noire » qui bénéficie des plus importantes avancées technologiques au cours de cette cinquième saison. « Nous commençons enfin à l'apprivoiser (rires) », explique Mitch Suskin. « Nous disposons désormais d'une belle panoplie d'outils qui nous permet d'appréhender de nombreuses approches différentes. Le Monstre reste parfaitement crédible à la lumière du soleil, et il interagit avec davantage de personnages. Lors d'une scène particulièrement spectaculaire, il tirait un homme à travers la jungle. Si le monstre a été créé en 3D, nous avons fait du rotoscoping pour créer la profondeur de champs nécessaire à l'incrustation réaliste du monstre derrière les buissons et les brins d'herbe. Montrer son évolution derrière un arbre est une chose, mais c'est différent avec des centaines de brin d'herbes situés au premier-plan ! Nous avons apporté un soin particulier aux détails, qui permettent de rendre crédible la présence de la créature. Il n'existe pas de formules magiques pour résoudre ce problème. Si le numérique a remplacé les techniques traditionnelles, la clé du succès n'a pas tellement changé depuis les débuts du cinéma : l'amour du travail bien fait ! C'est finalement une question plus créative que technique. Mais il est vrai que grâce aux dernières mises-à-jour du logiciel LightWave, nous pouvons mieux contrôler les mouvements du Monstre. Lors des précédentes saisons, nous devions attendre que le rendu d'un plan soit terminé avant de pouvoir admirer le résultat. Il fallait souvent recommencer à zéro. Maintenant, je peux faire en sorte que le Monstre joue avec plus de finesse (rires). Nous maîtrisons son comportement, nous arrivons à lui insuffler un certain caractère – qu'il soit obéissant ou en colère – et nous pouvons faire ce que nous voulons des particules qui le composent. Et tout cela se déroule bien plus rapidement qu'auparavant ! Nous sommes désormais prêts à lui faire jouer un rôle à part entière ! » Un rôle qui s'est d'ailleurs accentué au cours de la sixième et ultime saison de Lost...

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