La Princesse et la grenouille : Le retour réussi de l’animation dessinée à la main au sein des studios Disney
Article Animation du Mercredi 03 Fevrier 2010

John Musker et Ron Clements, le talentueux tandem de réalisateurs de La petite sirène et d’Aladdin, mêle personnages louisianais, intrigue romanesque et magie vaudou dans une belle aventure, ponctuée de numéros musicaux d’une virtuosité époustouflante.

Par Pascal Pinteau



Un nouveau départ

« It all started with a mouse ! » (tout a commencé avec une souris) avait coutume de dire Walt Disney quand on lui demandait comment il avait construit son prodigieux succès. Cette réplique pleine de bon sens rappelait que le studio devait tout aux films d’animation, et à la popularité de ses personnages dessinés et animés à la main. Sans le premier cartoon sonore de Mickey, Steamboat Willie (1928) et sans le premier long métrage que fut Blanche Neige et les sept nains (1938), le studio de Burbank ne serait pas devenue un géant de l’audiovisuel et des parcs à thème. Mais cette évidence n’a pas ému outre mesure Michael Eisner en 2003, alors qu’il était encore le PDG de Disney. En businessman rationnel (pour ne pas dire impitoyable !), il constate froidement que La planète au trésor (sorti en 2001) et Frère des ours, les deux derniers dessins animés traditionnels du studio, ont obtenu des résultats décevants, tandis que Shrek (2001) et Le monde de Nemo  (2003), réalisés en 3D, battent des records d’entrées en salles. Faisant preuve d’une vision artistique particulièrement étriquée, Eisner déclare alors « les dessins animés traditionnels n’attirent plus le public, qui préfère désormais les productions réalisées en images de synthèse ». Dans la foulée, il annonce la fermeture du département d’animation traditionnel, et fait preuve d’une ingratitude insensée en congédiant John Musker et Ron Clements, dont les autres films – Basil détective privé, La petite Sirène, Aladdin, Hercule - avaient fait gagner quelques centaines de millions de dollars à Disney !

Exit Eisner

Heureusement, le règne d’Eisner prend fin en 2005, dans une ambiance délétère :  son comportement abrupte avait provoqué de multiples fâcheries avec de grands noms du cinéma, tels Steven Spielberg (qui avait renoncé à co-produire une autre aventure de Roger Rabbit avec Disney), George Lucas (qui voulait refaire l’attraction Star Tours, datée techniquement, et se heurtait au refus d’Eisner) et avec toute l’équipe de Pixar, à laquelle le PDG avait fait dire qu’il pensait que « le film avec les poissons » (Nemo) était raté et serait un flop ! Son successeur, Robert Iger, prend soin d’apaiser les relations avec Pixar, puis - coup de théâtre formidable ! - rachète le studio co-fondé par Steve Jobs, Ed Catmull et John Lasseter. Cerise sur le sommet du gâteau de noces, c’est à un expert en la matière, Lasseter, qu’il confie la tâche de diriger les départements animation de Pixar et de Disney, ainsi que la création des nouvelles attractions des parcs à thème. Dès qu’il  prend ses nouvelles fonctions, Lasseter agit comme le fan sincère des productions Disney qu’il a toujours été : il annonce qu’il va relancer la production de films d’animation traditionnelle. Toute une profession se réjouit : Disney redevient Disney ! Lasseter fait un très beau geste en conviant John Musker et Ron Clements à écrire cette nouvelle page de l’histoire du studio, et leur demande de lui présenter un nouveau projet. John Musker s’en souvient : « Nous étions invités à proposer des idées pour de nouveaux films Disney dessinés à la main, et nous avons été inspirés par le conte des frères Grimm intitulé Le Prince Grenouille. ». Et comme dans un récit des deux illustres conteurs, l’excellent duo de réalisateurs, injustement traité jadis, retrouve la place qu’il mérite dans cette histoire de coulisses bien réelle !

La première princesse noire

Pour imposer La princesse et la grenouille  et ce retour au dessin animé traditionnel après 6 années d’interruption, John Musker et Ron Clements devaient surprendre. Pour la première fois dans l’histoire des studios, l’héroïne d’un conte de fées est une jeune fille noire, Tiana, qui vit à La Nouvelle-Orléans dans les années 1920. Tandis que la ville vibre au son du jazz, la belle, passionnée par la cuisine, rêve de devenir une restauratrice à succès, comme le souhaitait son père. Mais en dépit de ses efforts, Tiana est encore loin de toucher au but. Au même moment, le séduisant prince Naveen arrive en ville pour s’enivrer de musique. Irresponsable et paresseux, le jeune homme a jusqu’ici compté uniquement sur son charme et sur son rang pour franchir tous les obstacles. Sa richesse attire la convoitise du Dr Facilier, un sorcier malfaisant qui pratique la magie vaudou. Chassé par le prince alors qu’il tentait de l’amadouer, Facilier se venge en lui jetant un sort, et le transforme en grenouille. Affolé, Naveen persuade Tiana de lui donner un baiser pour qu’il retrouve sa forme humaine, comme dans les contes de fées des livres d’enfants. Mais après l’avoir embrassé, c’est Tiana qui est métamorphosée à son tour en batracien ! Traqués par des chasseurs de grenouilles, les deux apprentis amphibiens errent dans le bayou, à la recherche d’une mystérieuse sorcière, Mama Odie, qui pourra peut-être leur apporter de l’aide. Au cours de leur périple, les deux grenouilles rencontrent Ray, une luciole cajun, et Louis, un alligator qui rêve de devenir un trompettiste de jazz reconnu. Confrontée à de terribles dangers, cette équipe insolite va rassembler tout son courage pour triompher de ses adversaires. 

Aux sources de la musique américaine

En patron avisé du département animation, John Lasseter a aimé ce récit, parfaitement adapté à la forme d’expression artistique très particulière qu’est le dessin animé. John Musker se souvient de sa réaction : « John Lasseter a adoré l’histoire et l’idée d’utiliser La Nouvelle-Orléans en guise de décor, avec toute sa richesse culturelle, historique et visuelle, et les idées magiques que cette grande ville permettait de développer. Nous avons pensé que la grande époque du jazz ajoutait un élément de nostalgie et de musicalité, et nous voulions aussi jouer avec les archétypes des contes de fées. » John Lasseter poursuit : « La princesse et la grenouille renoue avec l’époque des grands classiques Disney dessinés à la main.  C’est la vision moderne d’un conte de fées intemporel, qui combine tout ce que l’on aime dans les grandes et belles histoires : l’humour, l’aventure, la musique, et cette émotion qui a toujours fait des films d’animation Disney des films à part. » Le réalisateur de Toy Story a même « prêté » son  compositeur fétiche , l’excellent Randy Newman, à Musker et Clements, qui voyaient en lui l’âme musicale du projet. John Musker s’en explique : « Nous pensions à la dimension « Americana » (un courant musical au confluent des traditions musicales américaines du folk, de la country, du rhythm and blues et du rock and roll) de notre film et Randy Newman nous a semblé être un choix évident. Nous nous sommes dit qu’il excellerait dans ce style. » Rappelons que Newman a reçu un Oscar pour son travail sur Monstres & Cie, trois Grammy Awards pour Toy Story, 1001 pattes et Monstres & Cie, et qu’il avait aussi composé la bande originale du beau film de Milos Forman Ragtime (1982), lui aussi imprégné de musique traditionnelle.

La magie du crayon et du papier

49ème long métrage d’animation Disney, La princesse et la grenouille renoue donc avec l’expression la plus pure de cette technique. Le producteur Peter Del Vecho a pris un plaisir particulier à être témoin de ce retour aux sources : « Il y a quelque chose de magique dans le fait de voir les animateurs dessiner sur du papier parce que quand on regarde le film, toutes les lignes qu’ils ont tracées se transforment en personnages pleins de vie. On oublie que ce sont des dessins, ils existent pour de bon. Tous les personnages de ce film ont une vivacité incroyable. » C’est notamment le cas de Tiana, l’héroïne, une belle jeune fille afro-américaine indépendante, travailleuse et volontaire. Mais trop occupée à poursuivre ses objectifs, Tiana semble incapable d’apprécier la vie et ce qui se passe autour d’elle. Elle travaille sans cesse, ne s’amuse jamais et s’interdit toute histoire d’amour, pour ne pas compromettre son projet de créer un restaurant. Le chef animateur Mark Henn note : « Tiana est une jeune fille très douce, plus fragile qu’il n’y paraît. On s’identifie facilement à elle et on a envie de la voir réussir. Nos héroïnes animées ont beaucoup évolué au cours des décennies, ce ne sont plus des princesses en péril comme Blanche-Neige ou la belle au bois dormant, elles ne subissent plus les événements mais prennent leur destin en main et se battent pour accomplir  leurs rêves. Tiana a des objectifs et des désirs, et les décisions qu’elle prend la rendent intéressante et sympathique. » Le beau prince de cette histoire, Naveen, sort lui aussi des clichés. Au lieu d’être un preux chevalier, intrépide et plein de ressources, il apparaît d’abord comme un enfant trop gâté par la vie, et trop sûr de son charme. Randy Haycock, chef animateur de Naveen, a pris plaisir à donner vie à ce bellâtre qui irrite Tiana au plus haut point : « Les princes ont toujours fait partie de la tradition Disney, mais leur identité se limitait à leur rôle de prince. Ils étaient simplement là pour permettre à la princesse de tomber amoureuse. Cela arrivait souvent au premier regard, et jusqu’ici nous n’avions jamais eu à animer de prince qui ait une réelle influence sur la princesse. Cette fois-ci, la rencontre entre Tiana et Naveen est le point de départ d’une comédie romantique. Ces deux personnes qui ne s’aiment pas du tout vont devoir apprendre à se connaître pour survivre et pour trouver l’amour. » Si Naveen a des défauts, en revanche, c’est un compagnon joyeux qui apprécie les plaisirs de la vie. Tiana, elle, est trop sérieuse pour savoir prendre du bon temps. Naveen va lui apprendre à s’amuser et à apprécier les petits moments délectables du quotidien…d’une grenouille. 

Un méchant que l’on adore détester

L’adversaire de nos deux héros, le terrible Dr Facilier, est une crapule mémorable, dont chaque apparition à l’écran est un véritable régal. Ce sorcier vaudou qui ne cesse de causer des ennuis à Naveen et Tiana utilise la magie et les sortilèges, et fait appel à « ses amis de l’autre côté », et à son charme envoûtant pour obtenir tout ce qu’il veut. L’un des morceaux de bravoure du film est le fantastique numéro musical au cours duquel il invoque ses relations de l’au-delà…Un véritable feu d’artifice de couleurs, de lumières et d’ombres maléfiques, qu’apprécieront tous les amateurs de fantastique. Bruce Smith s’est visiblement régalé à superviser l’animation de cet affreux – et formidable - personnage : « Le Dr Facilier est effrayant, très grand et très maigre. Mais il peut aussi être doux, séduisant et gracieux. Tous ces éléments font de lui un type de méchant plutôt rare dans les films d’animation contemporains. C’est formidable pour un animateur de travailler sur un méchant parce que c’est toujours le personnage qui crée la tension dans le film et qui rend l’histoire passionnante. » Si Facilier explore le côté obscur de la magie, Mama Odie, elle, utilise ses connaissances occulte pour faire le bien.  Cette sorcière excentrique et rusée de 197 ans qui va aider Tiana et Naveen à lever le sort que leur a jeté Facilier. Elle vit dans la partie la plus reculée et la plus sombre du bayou et habite dans la carcasse d’un vieux bateau crevettier calé entre les branches d’un arbre géant. C’est le talentueux Andreas Deja, qui avait déjà donné vie au grand Vizir Jafar d’Aladdin qui a animé la vieille sorcière : « Mama Odie m’a littéralement ensorcelé ! C’est une vieille dame aveugle, ratatinée et excentrique qui possède non pas un chien, mais un « serpent d’aveugle » ! Tout ce qui la concerne est insolite et réjouissant. »



De superbes décors

Tout au long du film, on reste admiratif devant la qualité des décors peints par les artistes qui se sont imprégnés des lieux authentiques de la Nouvelle-Orléans pour les recréer en deux dimensions. A l’intérieur de la ville, cadre de l’histoire, les cinéastes ont déterminé trois environnements distincts. Le premier, le quartier résidentiel de la « famille royale » de ce conte américain, évoque la notion de luxe et de tradition associée à l’image du château aux murs épais des contes traditionnels. Il s’agit du « Garden District », qui fut développé entre 1832 et 1900, et qui réunit les imposantes propriétés et les manoirs des barons du sucre et des rois du coton. Les riches arrivants faisaient bâtir des maisons opulentes qui reflétaient leur prospérité, et celle de la ville à cette époque. Les cinéastes se sont inspirés de la réalité et des caractéristiques de ces architectures, tout en transformant ce quartier en une sorte de royaume de conte de fées luxuriant et nostalgique. Il fallait que l’environnement humain s’intègre au naturalisme extrême du bayou sauvage qui joue un rôle clé dans l’histoire. Ian Gooding, le directeur artistique, a apporté une dimension caricaturale au design, afin de casser la rigidité visuelle liée aux lignes verticales et horizontales de la véritable architecture. Les ornements, arabesques, frises et autres moulures ont été exagérés et grossis, sans compromettre le style général des bâtiments. Les verticales ne sont pas forcément dessinées sous forme de parallèles, il leur arrive de pencher l’une vers l’autre, ce qui est rééquilibré dans la composition des plans finaux. Les bâtiments les plus anciens en particulier ont une inclinaison plus prononcée ou une courbure dans la verticale, des lignes plus rondes, et une forme générale qui apparaît comme concave. L’histoire nous mène aussi dans le célèbre Quartier Français, dit « le Vieux Carré », qui est à la fois le centre historique de la ville et l’une des plus grandes attractions touristiques du Sud de l’Amérique. La plupart des bâtiments à étages du quartier français sont dotés de balcons aux rambardes de fer forgé ouvragées, souvent ornés de plantes. La nuit, la lumière dansante des lampes à gaz et des lanternes éclaire les allées et les cours pavées et découpe des ombres propices à stimuler l’imagination, à susciter la romance… ou a créer une ambiance de sortilèges et de magie noire. Pour dessiner cette facette oppressante de la ville, les artistes ont développé un langage visuel qui renforce à la fois l’atmosphère des lieux et les personnages qui y évoluent. Des lignes hautes, verticales, des espaces étroits et des porches sombres révèlent des objets, des masques. De forts contrastes, des jeux d’ombre et de lumière dessinent des motifs inquiétants, qui viennent ajouter au trouble provoqué par les autels couverts de bougies, de bouteilles, de statues, de parchemins et d’icônes religieuses. Autant d’éléments fantastiques qui constituent l’environnement du redoutable Dr Facilier.

Les sortilèges du bayou

Au plus profond du sud-est des Etats-Unis, dans le delta du Mississippi, en Louisiane, les bras stagnants du fleuve s’enfoncent dans les marais des basses terres, créant de grandes zones marécageuses que l’on nomme « bayous ». Les plus grandes, comme le Bayou Lafourche, sont les vestiges du chemin que le fleuve suivait autrefois pour rejoindre le golfe du Mexique. Les alligators glissent silencieusement dans les eaux saumâtres sous les feuilles des palmiers, et les lueurs des lucioles sont voilées par le treillis de branches squelettiques des chênes noueux et des pins de Virginie, couverts de drapés de mousse espagnole… Un décor que connait bien James Aaron Finch, chargé du développement visuel : « J’ai grandi en Floride et je connaissais déjà les paysages de marécages, et les plantes étranges que l’on y trouve comme les palmettos… Nous avons représenté un certain nombre de ces éléments spécifiques du Sud, pour donner un aspect véridique à notre bayou. » Créer un monde qui possède une authenticité tout en veillant à conserver une aura fantastique a été un jeu d’équilibre difficile. Bien que les différents décors où se déroule l’histoire se trouvent côte à côte au plan géographique, il n’a pas été facile de créer une harmonie visuelle à partir de tant de lieux radicalement différents. Ian Gooding s’en explique : « John et Ron, les réalisateurs, nous parlaient de La belle et le clochard pour évoquer l’aspect visuel qu’ils souhaitaient donner à l’architecture, et de Bambi comme référence du traitement de la nature et de la végétation. C’était un bon point de départ, mais je craignais que nous nous puissions pas y parvenir, parce que si vous tentez de mélanger les styles graphiques des décors de ces deux films, vous obtenez un sacré bazar ! Aussi magnifiques que soient ces deux classiques de l’animation Disney, ils ne vont tout simplement pas ensemble ! » Au-delà du style graphique, c’est donc plutôt à la méthode de représentation des décors de forêt de Bambi que Ian Gooding s’est référé : « Dans Bambi, l’environnement complexe de la forêt - les feuilles, les troncs, les branches et brindilles, les rochers, les écorces, les divers types de sols – ont été simplifiés très intelligemment : les artistes du film n’ont dessiné et peint que ce qui était important. On a toujours le sentiment de voir une forêt, mais elle n’est pas représentée littéralement. Ils ont réussi à dessiner ce que l’on ressent quand on est dans une forêt. Les milliards de feuilles et de branches ne vous manquent pas. Et cela fonctionne à merveille. »

Guider l’œil du spectateur

L’éclairage des scènes du film est intimement lié à la mise en scène, grâce  la gestion des ombres et des lumières, comme l’explique Ian Gooding : « La princesse et la grenouille a bénéficié de l’expérience acquise pendant la création de nos succès antérieurs. La lumière y est absolument fabuleuse. S’il y a un point commun entre La belle et le clochard et Bambi , c’est justement la lumière. Ces deux films ont une manière formidable d’utiliser l’éclairage pour simplifier des choses complexes et diriger l’œil du spectateur sur la partie de l’image que l’on souhaite lui montrer. » La difficulté étant de choisir quoi mettre dans l’image, mais plus encore, de savoir quoi enlever afin de ne pas distraire l’attention du spectateur. Il fallait  lui permettre de se concentrer sur le point focal où étaient situés les personnages. L’équipe des décors a donc conçu des images douces, aux formes et aux silhouettes simples. Et la magie opère ainsi sur le public, qui suit avec plaisir ce conte fantastique ponctué d’images superbes. Espérerons que le boxoffice apportera le happy end définitif de La princesse et la grenouille : un succès populaire qui démontrera l’absurdité de la démarche antérieure de Michael Eisner. Si tel est le cas, John Lasseter, pourra produire un grand dessin animé traditionnel tous les deux ans, comme il en a l’intention. Ce serait une belle victoire de plus à son actif !

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