Prince of Persia : Entretien exclusif avec Jordan Mechner, créateur du jeu original, co-scénariste et producteur exécutif du film
Article Cinéma du Mardi 22 Juin 2010

Auteur, scénariste et concepteur de Jeux vidéo, Jordan Mechner est plus connu en tant que créateur de la licence Prince of Persia, décliné en de multiples versions, et totalisant 14 millions de jeux vendus dans le monde. C’est après avoir proposé une adaptation cinématographique, puis un traitement à Jerry Bruckheimer en 2004 que Mechner a convaincu le producteur et les studios Disney de miser sur son projet. Par la suite, il a occupé les fonctions de co-scénariste et de producteur exécutif sur Prince of Persia : les sables du temps. Son premier roman graphique Les voleurs du roi Salomon, un récit d’aventures consacrés aux chevaliers templiers, sera publié en mai 2010 aux Etats-Unis. Mechner écrit actuellement l’adaptation cinématographique de la bande dessinée de Michael Turner Fathom, dont Megan Fox devrait tenir le rôle principal.

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Etiez-vous déjà un fan de SF et de Fantasy quand vous étiez enfant ? Quels étaient vos séries télé, BDs, livres et films favoris à cette époque ? Et vos hobbies ?

J’ai grandi à New York, et dès mon enfance, j’ai adoré la SF et la fantastique. J’ai vu tous les films de ce registre qui sortaient à ce moment-là, à la fin des années 70 et pendant les années 80 : Star Wars, Rencontres du 3ème type, Alien, Superman, etc… Mon livre favori était Dune de Frank Herbert. Avant que je ne me prenne de passion pour les jeux vidéo, mon rêve était de devenir auteur, dessinateur de BD ou animateur. Quand j’ai reçu mon premier ordinateur Apple II,  j’ai pensé que cette technologie pourrait permettre de créer des jeux qui seraient aussi des histoires, qui entraîneraient le jouer dans un monde imaginaire avec des personnages humains, ce qui était quelque chose de nouveau à cette époque.

Aimiez-vous les films inspirés des « 1001 nuits » comme Le septième voyage de Sinbad quand vous étiez enfant ? Est-ce que cela a été une source d’inspiration pour vous, quand vous avez commencé à imaginer votre jeu vidéo ?

J’ai connu les contes des 1001 nuits par le biais des livres illustrés pour enfants que je lisais quand j’étais petit, et par des films comme Le voleur de Bagdad, dans sa version de 1940, qui, à cette époque qui précédait l’invention du magnétoscope VHS, pouvait seulement être vu à la télévision, souvent après l’heure normale où j’étais sensé aller me coucher ! Les différentes versions de ces histoires se sont imprimées dans ma mémoire et j’ai puisé dans ce puits d’inspiration quand je me suis fixé pour objectif de créer Prince of Persia.

Quand avez-vous commencé à apprendre la programmation sur ordinateur ? A quel point était-ce difficile à cette époque, au milieu des années 80 ? Et-ce beaucoup plus facile aujourd’hui ?

J’étais au lycée quand j’ai reçu mon premier ordinateur Apple II. J’ai été impressionné par les premiers jeux comme Breakout et Apple invaders (la version Apple de Space Invaders), qui étaient tout aussi passionnants et addictifs que les jeux auquels mes amis jouaient en allant mettre toute leur petite monnaie dans les machines payantes des arcades vidéo. A partir de ce moment-là,  j’ai investi toute mon énergie dans l’acquisition des connaissances dont j’avais besoin pour créer mes propres jeux. Ce qui s’est avéré le plus difficile, c’est de réussir à obtenir des informations sur la manière de programmer. A cette époque, il n’existait pas de livres sur la programmation destiné au grand public, ni internet pour y puiser des renseignements ou des contacts utiles. Il a donc fallu que j’apprenne par moi-même, et en échangeant des trucs avec des amis, qui n’en savaient pas beaucoup plus que moi. Nous ne disposions pas de logiciels ni d’applications qui permettent de créer des graphismes ou des animations. Il a donc fallu d’abord que je crée les outils dont j’avais besoin avant même de pouvoir commencer à programmer le jeu !

La qualité de l’animation des personnages était l’une des innovations principales de la toute première version de Prince of Persia que vous avez créée seul. Comment avez-vous imaginé d’utiliser le procédé de rotoscopie, et comment avez-vous réussi, en dépit du fait que vous ne disposiez que d’un équipement très limité ?

J’avais d’abord utilise ce procédé dans mon premier jeu, qui s’intitulait Karateka. La rotoscopie est une technique d’animation très ancienne, inventée par Max Flescher pour « décalquer » les mouvements d’acteurs filmés, afin de les reporter sur des personnages de dessin animé. Walt Disney s’en était servie dans Blanche Neige en 1938, sur les personnages de Blanche Neige et du prince, et Ralph Bakshi l’avait utilisée dans sa version du Seigneur des anneaux réalisée dans les années 70. Mes talents de dessinateur et d’animateur n’étaient pas de niveau professionnel, et de ce fait, la rotoscopie était le seul moyen que je pouvais utiliser pour rendre le personnage aussi « vivant » et dynamique que je le voulais. Et c’était aussi le meilleur moyen d’obtenir des animations fluides. Le défi, c’était de réussir à faire cela sur un ordinateur Apple II, avec la technologie des années 80.

Pour créer Prince of Persia, j’ai expérimenté plusieurs approches différentes avant de choisir le procédé qui donnait des résultats de qualité honnête. J’ai d’abord filmé mon frère en vidéo, alors qu’il courait et sautait, et faisait tous les mouvement principaux du jeu. Il étudiait au Lycée à cette époque. Je suis assez embarrassée de l’avouer, mais comme je n’avais pas les moyens d’acheter une caméra vidéo, j’en ai acheté une dans un magasin qui acceptait que l’on rende les produits au bout de 30 jours si l’appareil ne marchait pas correctement.  J’ai d’abord tourné toutes les scènes dont j’avais besoin, puis j’ai rendu la caméra en disant qu’il y avait des problèmes, pour être remboursé. La prochaine étape a consisté à placer un appareil photo sur un trépied devant l’écran de la télé, puis à visionner la bande image par image, en prenant une photo de l’écran à chaque fois. J’ai fait développer les rouleaux de photos dans un magasin près de chez moi. Ensuite, j’ai tracé les contours des silhouettes avec un marqueur noir et du Tippex blanc, en dessinant directement sur les tirages papier des photos. Ensuite, je les ai toutes collées ensemble pour placer côte à côte les phases de la décomposition de chaque mouvement. J’ai photocopié ces montages pour obtenir une feuille en noir et blanc avec une série de silhouettes bien nettes.

Il y avait une obscure compagnie anglaise qui avait fabriqué une console de numérisation qui marchait avec l’Apple II. J’ai placé la photocopie des silhouettes sur une table, et je l’ai filmée avec une caméra noir et blanc très cheap (par chance, mon père en gardait une dans la cave, un souvenir de ses recherches expérimentales dans les années 70). C’est ainsi, en reliant la caméra à la console de numérisation, que j’ai pu faire une capture d’image fixe  et la stocker dans l’ordinateur. Cette image en haute résolution constituait un fichier de haute résolution avec lequel j’allais pouvoir travailler. Une fois que cette image était dans la mémoire de l’ordinateur, j’ai écrit mes propres logiciels pour la « nettoyer », pour animer les images en affichant les silhouettes dessinées les unes après les autres, et enfin pour intégrer ces animations dans les décors du jeu.

Votre carrière professionnelle a débuté très tôt, quand vous étiez encore adolescent. Quand vous développiez les premières versions de Prince of Persia, espériez-vous déjà travailler pour le cinéma dans le futur ?

 Quand j’étais enfant, avant même d’avoir joué avec un jeu vidéo et avant que l’Apple II soit inventé, je rêvais déjà de devenir scénariste ou réalisateur. Le cinéma était ma passion et mon hobby, pendant toutes mes années de collège et pendant celles dédiées à la création de Prince of Persia. En réalité, la première version de Prince of Persia a pris plusieurs mois de retard parce qu’au lieu de mon consacrer uniquement à la programmation du jeu,  j’étais en train d’écrire en même temps mon premier scénario de film ( un film de suspense à propos d’un adolescent dont la passion est l’exploration de cavernes). Contre toute attente, ce script m’a valu de trouver un agent et un producteur, ce qui a causé encore plus de retard, car j’ai mis Prince of Persia de côté pendant quelques mois pour essayer de faire aboutir mon premier film. En fin de compte, le film ne s’est pas fait, et j’ai repris mon travail sur le jeu. Qui aurait pu deviner que c’est en fait Prince of Persia qui allait lancer ma carrière de scénariste de cinéma, 20 ans plus tard, avec un producteur comme Jerry Bruckheimer ?

Quelles sont vos versions favorites de Prince of Persia, parmi tous les jeux qui sont sortis depuis 1986 ?

Les sables du temps est la version la plus chère à mon cœur, ainsi que le jeu original créé sur Apple II. Les sables du temps a été un projet dans lequel je me suis totalement investi, tout comme l’équipe de Ubisoft Montreal. Dès le début de ce travail, nous avons eu le sentiment que nous étions en train de créer quelque chose de spécial, et que nous étions des outsiders participant à une compétition de haut niveau pour atteindre un but quasi inaccessible. A l’époque, l’industrie du jeu vidéo était plutôt frileuse et le climat économique assez maussade. Nous n’avons pas considéré Les sables du temps comme une suite, mais comme un nouveau jeu, totalement original. Il nous a fallu réinventer ce qui était, à la base, une licence connue mais arrivée au point mort, tout en la rendant attrayante pour une nouvelle génération de jouers sur consoles qui n’étaient pas assez âgés pour se souvenir du premier jeu. Pour moi, Les sables du temps a été l’une de ces collaborations idéales au cours desquelles tout se mêle à la perfection : l’histoire, la narration en voix off, les effets de retour en arrière provoqués par la dague magique, et le gameplay fonctionnaient à l’unisson et contribuaient à faire vivre une expérience unique au joueur. Nous avions trouvé le bon équilibre entre les scènes d’action âpres et les séquences romantiques, et les environnements étaient si joliment conçus que ces images sont encore impressionnantes aujourd’hui, même quand on les compare à des jeux de la dernière génération.

Pouvez-vous nous raconter comment Prince of Persia est devenu un film produit par l’un des producteurs les plus importants d’Hollywood, Jerry Bruckheimer, et comment vous avez réussi à en co-écrire le script ?

J’ai toujours pensé que Prince of Persia ferait un bon film, même dans les années 80, quand j’étais en train de créer le jeu original. Je ne crois pas que tous les jeux vidéo qui ont du succès devraient devenir des films, mais Prince of Persia avait l’avantage d’être basé sur une histoire consacrée à des personnages humains, et construite autour des exploits physiques du héros. Il était évident que les scènes d’action du jeu pourraient être transposées de manière satisfaisante à l’écran. L’univers des 1001 nuits est fascinant et évocateur d’un époque qui fait rêver, et cela faisait plusieurs dizaines d’années que l’on ne tournait plus de grandes productions, réalisées avec des techniques de pointe, en prises de vues réelles, et se déroulant dans cet univers. C’est la raison pour laquelle je rêvais de faire aboutir un film consacré à Prince of Persia depuis bien des années, au moment où j’ai contacté Jerry Bruckheimer, en 2004, pour lui présenter ce projet. Je venais de rentrer de Montréal, où j’avais passé deux ans à travailler avec la talentueuse équipe d’Ubisoft, en tant que scénariste et game designer sur Les sables du temps, et c’est sur ce jeu que mon « pitch » du film était basé. J’avais vu Les pirates des caraïbes cet été-là à Montréal avec toute l’équipe d’Ubisoft et nous avions adoré le film. J’ai tout de suite pensé que Jerry serait le producteur idéal pour donner vie à Prince of Persia sur le grand écran, si je parvenais à le convaincre de se lancer dans un tel projet. J’ai donc raconté brièvement à Jerry mon idée d’histoire, et je lui ai montré une bande-annonce de deux minutes, composée d’extraits de scènes du jeu que j’avais assemblées pour donner une idée de tout ce qui pourrait rendre le film passionnant. Je pensais que Prince of Persia pourrait devenir un grand film d’aventure épique et romantique dans la lignée des Aventuriers de l’arche perdue, et de tous ces grands films de cape et d’épée comme Robin des bois ou L’Aigle des mers qui m’avaient donné envie de créer des jeux d’aventure à l’origine. Et c’est de cette manière que j’ai « pitché » le projet à Jerry. Il avait été convenu à partir du pitch que j’écrirai l’adaptation du jeu en scénario moi-même. C’était quelque chose que je tenais absolument à faire, car j’étais convaincu d’être la personne la plus apte à le faire. Evidemment, le pitch avait pour but de convaincre Jerry et le studio que même si je venais du jeu vidéo, j’était tout de même capable d’écrire un film. A cette époque, aucun créateur de jeu vidéo n’avait réussi à faire la transition et à devenir scénariste de cinéma, et j’étais donc conscient de demander à Jerry de prendre un pari sur mes capacités. J’ai passé trois mois à écrire la première version du script. Quant ils l’ont lu, ils étaient ravis, et la production du film a été approuvée.

Comment avez-vous adapté les différents éléments du jeu dans votre scénario de film ?

Les films et les jeux vidéo sont deux modes de narration très différents. Ce qui est amusant à faire quand on joue manettes en main n’est pas nécessairement amusant à voir de façon passive, en tant que spectateur. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de baser le film sur l’intrigue des Sables du temps, mais sans suivre exactement l’histoire du jeu. Par exemple, dans le jeu, le désastre qui transforme tous les gens, à l’exception des trois personnages principaux, en créatures de sable, et qui donne au héros la possibilité de remplir à nouveau sa dague de sable magique, était un élément de l’histoire placé là pour justifier les contraintes du jeu. Cela marchait parfaitement dans le cadre du jeu, mais dans le film, qui est un support narratif différent, je ne pensais pas que ce serait le choix le plus judicieux. Je ne voulais pas que Prince of Persia devienne un film interdit aux moins de 13 ans dans lequel le héros allait massacrer une horde de monstres. Mon but était d’écrire un scénario de film d’aventure avec une touche romantique, et de concevoir des scènes d’action épiques qui pourraient plaire à la fois à un très large public de gens qui n’ont jamais joué avec un jeu de la série Prince of Persia, et plaire aussi aux fans du jeu.

Quels ont été les défis techniques et artistiques qu’il a fallu relever pour adapter Les sables du temps en un film d’action qui fonctionne bien ?

L’élément principal qui fait un bon jeu est un bon gameplay, autrement dit une bonne conception de l’interactivé, des différentes phases du jeu, et de la difficulté croissante des choses qu’il faut accomplir, mais c’est aussi exactement ce qui ne fonctionne pas au cinéma ! C’est paradoxale et un peu ironique, mais c’est comme cela… Un film adapté d’un jeu vidéo fonctionnera grâce à la qualité de son récit, et grâce à la manière dont il est filmé et mis en scène, comme tous les autres films. Il ne bénéficie d’aucun avantage particulier parce qu’il est basé sur un jeu vidéo.

Comment avez-vous collaboré avec Jerry Bruckheimer et avec Mike Newell ?

Ma principale contribution à la conception du film a consisté à agir en tant que scénariste, en écrivant les premières versions du script, tout en tenant compte des suggestions de Jerry et de son équipe. C’est ainsi que j’ai donné à l’histoire la forme qu’elle a à présent dans le film terminé. C’est Jerry qui est le producteur. Mon titre de producteur exécutif est une reconnaissance du fait que j’ai initié le projet et que je l’ai proposé à Jerry. Mais il ne me conférait aucun pouvoir d’approuver ou de refuser les autres éléments liés à la production du film. Jerry a été très généreux avec moi, et m’a tenu informé du développement du processus tout au long du développement du script, du casting, et de tous les autres aspects de la création du film dont la responsabilité finale lui incombait.

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