LA SAGA RAY HARRYHAUSEN – Sinbad et l’Oeil du Tigre
Article Cinéma du Mardi 09 Janvier 2024

Par Pascal Pinteau

Sinbad et l’Oeil du Tigre ( Sinbad and the Eye of the Tiger) USA 1977 Réalisation: Sam Wanamaker. Scénario : Beverley Cross d’après une histoire de Ray Harryhausen. Production : Ray Harryhausen et Charles H. Schneer. Effets visuels : Ray Harryhausen. Musique : Roy Budd. Avec : Patrick Wayne, Jane Seymour, Patrick Troughton, Margaret Whiting. Couleurs. Distribution : Columbia. Durée : 1h53. L’histoire : Le prince Kassim s’apprête à devenir le Calife du royaume de Charak. Juste avant son couronnement, sa belle-mère la reine Zenobia utilise ses pouvoirs surnaturels pour le transformer en babouin, car elle veut placer son fils Rafi sur le trône. La princesse Farah, sœur de Kassim, demande à son fiancé Sinbad de l’aider à inverser ce maléfice. Zenobia, furieuse, attend la nuit et fait surgir trois démons des flammes d’un brasier pour tuer Sinbad, mais le vaillant capitaine parvient à les écraser en libérant des rondins de bois stockés sur le quai. Le lendemain, le savant Balsora, oncle de Farah, explique à Sinbad que le seul homme capable de sauver Kassim est le vieux sage grec Melanthius, qui réside sur la lointaine île de Cascar, que l’on dit entourée de dangereux récifs. Le bateau de Sinbad entame alors un long voyage, suivi par Zenobia et Rafi qui ont pris place à bord d’un navire de bronze, aux rames actionnées par le Minoton, un automate à tête de taureau et corps d’homme…

La fin de la trilogie Sinbad

Pour concevoir rapidement ce nouveau projet, l’équipe de Morningside puise dans les séquences écrites ou dessinées qui n’ont pas été utilisées dans LE VOYAGE FANTASTIQUE DE SINBAD. Il reste en stock l’idée de la métamorphose d’un humain en singe, la muraille avec l’énorme porte en forme de bouche, et bien d’autres esquisses et notes accumulées par Ray. Cette fois-ci, Schneer lui demande directement d’imaginer le synopsis du film. Ray accepte volontiers car ses idées ont porté chance aux deux volets précédents de la saga. Il en livre une première version intitulée SINBAD IN HYPERBOREA – AN ADVENTURE FANTASY (SINBAD EN HYPERBORÉE – UNE AVENTURE DE FANTASY) en mai 1974. Dans la mythologie de l’Antiquité grecque, l’Hyperborée est un continent magique du grand nord. Son nom signifie, traduit littéralement « les terres au-delà des souffles du froid Borée », Borée étant le nom donné au vent du Nord. L’Hyperborée est décrite comme une terre chaude entourée par les glaces, un paradis perpétuellement ensoleillé, au climat tempéré et aux sols si fertiles qu’ils offrent deux récoltes par an. « Une terre réservée aux bienheureux » ajoutent les auteurs de l’époque. Ray prépare plusieurs illustrations ainsi que les listes des marionnettes à construire, des plans de maquettes à tourner à grande vitesse, et des scènes qui pourraient être confiées à la seconde équipe. On y trouve déjà la plupart des éléments du film : le prince changé en babouin, le colosse mécanique qui fait avancer le bateau de métal de la sorcière Zenobia, la transformation de cette dernière en goéland, le morse titanesque, le tigre aux dents de sabre, l’homme de Neandertal géant et la pyramide magique érigée par le peuple Arimaspi au centre de l’Hyperborée. Mais certaines idées n’aboutiront pas, comme un combat entre l’homme préhistorique et une vipère géante (on imagine que Schneer n’est pas étranger à cette suppression du serpent !) et l’affrontement final entre le Neanderthalien et l’automate de Zenobia. Schneer apprécie ce traitement et engage Beverley Cross pour le développer en collaboration avec Ray. Après plusieurs sessions de travail, Cross aboutit à un synopsis intitulé SINBAD AT WORLD’S END (SINBAD AU BOUT DU MONDE), qui est soumis à la Columbia avec les illustrations de Ray en juillet 1974. Le studio valide le financement de l’écriture du scénario. Cross en rédige trois versions pendant les mois suivants. La dernière, livrée en juin 1975 est intitulée SINBAD AND THE EYE OF THE TIGER. Elle est approuvée, et la production du film aussi.

Le dernier voyage de Sinbad

Schneer est si impatient de commencer qu’il a demandé à Ray de chercher des idées de décors naturels pendant l’écriture du script. En dehors de la cité de Pétra en Jordanie, qui va représenter la maison du savant Melanthius, Ray compte exploiter une fois encore les architectures mauresques de l’Espagne, même si les coûts de tournage y ont beaucoup augmenté. Pendant l’hiver 1974, Ray s’y rend avec la seconde équipe, et filme l’expédition arctique de Sinbad en utilisant les paysages enneigés des Pyrénées du côté de Picos de Europa. Les acteurs principaux n’ayant pas encore été choisis, des doublures vêtues d’épaisses tenues en fourrure sont filmées en plans larges dans ces panoramas. Ray en profite aussi pour engranger les fonds d’images sur lesquels les comédiens seront incrustés plus tard. La même méthode est utilisée pour tourner les images de Pétra : une fois arrivés sur place, Ray et la seconde équipe demandent l’assistance de l’armée jordanienne et une jeep militaire pour transporter le matériel de prises de vues au travers de la gorge étroite qui mène au temple le plus fameux du site, splendide édifice sculpté dans la roche sur trois étages. Ray espérait découvrir Pétra depuis sa jeunesse : son rêve s’accomplit. A son retour à Londres, le casting a avancé. Ray tient à ce que l’on comprenne que cette nouvelle aventure n’est pas une suite directe du VOYAGE FANTASTIQUE DE SINBAD, et comme la Columbia souhaite trouver un nouvel acteur pour tenir le premier rôle, John Philip Law n’est pas contacté, ce qui est une décision pour le moins étrange – pour ne pas dire illogique - compte tenu du succès remporté par l’épisode précédent. Après avoir envisagé de nombreux comédiens – notamment Ron Ely (de la série TARZAN), Timothy Dalton, Robert Conrad (James West dans la série LES MYSTÈRES DE L’OUEST) et même Michael Douglas - c’est finalement Patrick Wayne, le fils de John Wayne, qui est choisi pour incarner Sinbad, tandis que Taryn Power, la fille de Tyrone Power, jouera celle de Melanthius, Dione. La ravissante Jane Seymour qui fut Solitaire, l’oracle aux tarots du James Bond VIVRE ET LAISSER MOURIR, se voit confier le rôle de la princesse Farah. Patrick Throughton, qui avait été le malheureux Phinéas tourmenté par les harpies dans JASON ET LES ARGONAUTES, devient Melanthius et lui apporte la touche d’excentricité voulue. Et c’est Margaret Whiting qui campe avec une réjouissante férocité Zenobia, la magicienne dévorée d’ambition pour son fils. Après avoir contacté de nombreux réalisateurs tels que Don Chaffey et Gordon Hessler, Schneer constate qu’aucun n’est disponible. A bout d’options, obligé d’avancer vite, c’est finalement Sam Wanamaker qu’il contacte. Wanamaker est un acteur de talent. S’il a dirigé des épisodes de séries, il n’a que trois longs métrages à son actif. Mais il est disponible et accepte de réaliser le film. Malheureusement, Wanamaker n’a pas du tout saisi l’importance du rôle créatif, artistique et technique que tient Ray. Lourde erreur…Et pire encore, il va souvent démontrer pendant le tournage qu’il n’a guère de flair pour traiter le fantastique…

Moteur, action !

Le tournage avec le casting au complet débute le 16 juin 1975 en Espagne. Devenus des experts en sites naturels hispaniques au fil des ans, Ray et Schneer ont choisi de revenir dans la cité d’Avila pour représenter celle, fictive, de Charak, et se servent des formations rocheuses étranges de Manzaranes pour évoquer les vallées de l’Hyperborée. La séquence du couronnement interrompu du prince est tournée dans une superbe synagogue du 12ème siècle à Tolède. Les côtes d’Almeria servent de paysages pour y greffer le palais de Zenobia (grâce à une maquette incrustée sur l’image réelle des rochers), et c’est là aussi que sont tournées en mer les scènes avec son vaisseau de métal, qui est construit grandeur nature à Carboneras, mais pas comme un vrai bateau, faute d’un budget suffisant pour le faire dans les règles de l’art. Ce désir louable de réaliser des économies va s’avérer ruineux. Des bidons d’huile vides servent de flotteurs, pour laisser suffisamment de place dans la structure interne pour les deux moteurs qui actionnent les mécanismes des rames. Hélas, la loi espagnole contraint les embarcations hors normes à être accompagnées par deux remorqueurs, ce qui ajoute une facture de 10 000 dollars aux 54000 dépensés pour construire l’improbable esquif. Le coût total des scènes du bateau de Zenobia - 64000 dollars – représente une fortune pour une production si modeste. Le comble est atteint quand le bateau « de métal » se disloque en mer, après cinq jours de tournage, privant la production de l’option de l’utiliser pour filmer des raccords ! Découragés par ce naufrage, Ray et Schneer décident de quitter l’Espagne pour mettre le cap sur Malte. C’est à nouveau dans l’excellent studio Rinella qu’ils s’installent. Ils y tournent les scènes des intérieurs du bateau de Sinbad. Le pont et un seul côté de la coque sont érigés à l’extérieur, avec la mer en arrière-plan. Et les bassins du studio servent à filmer les versions miniatures des navires du héros et de Zenobia, qui mesurent 1m50 de long, et sont contrôlées par des câbles et des moteurs radiocommandés. Les maquettes des décors de l’intérieur de la caverne de glace, de l’extérieur de la pyramide et de la grande porte de l’Hyperborée en forme de bouche sont également construites et filmées là. Ray anticipe les incrustations des acteurs en plaçant des découpes de leurs photographies dans les maquettes, afin de choisir les angles et les cadrages les plus spectaculaires. Plusieurs sections à taille réelle de l’intérieur de la pyramide sont fabriquées dans un hangar d’aviation. Les statues sont sculptées en polystyrène par Janet Stevens, puis recouvertes de résine et de fibre de verre, ainsi qu’une partie des marches menant à l’autel magique.

Les sortilèges de l’animation

Ray va travailler pendant treize mois pour tourner les nombreuses scènes en Dynamation. Il s’installe dans une petite section des Lee International Studios de Ladbroke Grove, à l’Ouest de Londres. Les premières créatures qui prennent vie sont les goules invoquées par Zenobia qui surgissent dans la tente de Sinbad. Ray s’est inspiré d’un livre d’anatomie décrivant un écorché pour sculpter ces monstres, qu’il gratifie d’énormes yeux d’insectes pour les rendre plus grotesques. Il leur donne des silhouettes filiformes pour que l’on comprenne dès le premier coup d’œil qu’il ne s’agit pas d’acteurs portant des costumes. D’abord envisagés comme un groupe de quatre, les goules deviennent un trio pour des raisons budgétaires. Pendant le tournage, c’est l’indispensable Fernando Poggi qui a conçu la chorégraphie du combat, mais en plus des phases habituelles – les répétitions avec les cascadeurs incarnant les créatures, puis le tournage sans eux, avec les acteurs se battant dans le vide – une troisième version de chaque plan est filmée pour créer les plans où l’une des goules tient une torche enflammée. Un cascadeur vêtu de noir reproduit les gestes du combat en tenant la torche, tandis que le décor est plongé dans l’obscurité. La caméra voit uniquement les mouvements de la flamme sur un fond noir. Ray sélectionne ensuite les actions qu’il préfère, et les surimpressionne sur les images de Patrick Wayne se battant dans le vide, pour obtenir les vues qu’il va rétroprojeter pendant l’animation de la goule. Cela ajoute une difficulté car Ray doit caler la position de la torche miniature tenue par la marionnette sur les flammes rétroprojetées, tout en animant les autres gestes du combat en fonction des mouvements de Patrick Wayne. Si l’animation de Ray est comme toujours sensationnelle, cette première séquence en Dynamation n’a pas l’impact souhaité, sans doute parce que ses décors – l’intérieur de la tente de Sinbad, puis les quais du port vus de nuit - ne permettent pas de créer une scénographie assez spectaculaire. Don Chaffey, Nathan Juran ou Gordon Hessler auraient certainement suggéré à Ray des idées de mise en scène permettant d’amplifier l’ambiance cauchemardesque de la scène, mais pas Sam Wanamaker, qui filme platement ce qui a été storyboardé. En revanche, la séquence suivante montrant Kassim transformé en babouin jouant aux échecs avec la princesse Farah est très réussie. La marionnette fabriquée et animée par Ray (avec la collaboration de Tony McVey pour une partie de la sculpture) produit un effet magique : on comprend qu’il ne s’agit pas d’un singe de chair et d’os – Ray a d’ailleurs remodelé son visage pour le rendre plus humain - mais le trucage et la situation n’en sont que plus surréalistes. La marionnette principale du babouin mesure 60cm. Pendant son animation, Ray la manipule le plus possible du côté non visible par la caméra, afin que les empreintes laissées par ses doigts dans la fourrure ne se remarquent pas. De nombreux leviers articulés sont placés dans les babines et le museau de l’animal pour le rendre expressif. Un second modèle de 13cm du singe est utilisé dans les plans très larges. Le Minoton, hybride de Minotaure et d’automate, est représenté de deux manières : dans certains plans, comme celui de sa création où il est allongé sur une table, il s’agit d’un costume articulé en résine et fibres de verre, porté par Peter Mayhew, décidément très occupé à ce moment-là, puisqu’il vient d’incarner Chewbacca dans STAR WARS. Cette version du Minoton apparait dans les plans larges ou en amorce dans les contre-champs de Zenobia et de son fils sur le bateau de métal. Tout le reste est réalisé en stop-motion. Hélas Ray commet l’erreur d’éliminer trop tôt ce personnage fascinant : en déplaçant un bloc de la pyramide pour y créer une ouverture, le Minoton tombe à la renverse et est écrasé. Initialement, il devait participer au grand combat final, mais Ray a préféré lui substituer une autre créature.

Un morse qui ne se laisse pas faire

Le morse géant qui apparaît dans la scène des glaces est une marionnette de 50cm de long, dotée de poils de pinceaux en guise de moustaches et de défenses en résine. Même si son armature a été conçue pour résister à la pression exercée par la grande épaisseur de mousse de latex de son corps, Ray a beaucoup de mal à obtenir des mouvements réalistes, les minuscules étapes des déplacements étant très difficiles à régler. En revanche, la marionnette du Trog (pour Troglodyte, habitant des cavernes) apporte beaucoup de satisfaction à Ray, qui signe là une de ses plus belles sculptures, particulièrement réaliste dans la finesse de ses traits et ses textures de peau. Le Trog est lui aussi doté de nombreux leviers faciaux dans les lèvres et les arcades sourcilières, et Ray l’anime de manière extrêmement subtile lorsqu’il observe les humains autour de lui. Le personnage est si crédible que de nombreux spectateurs croiront qu’il s’agit d’un homme portant un costume. Le tigre aux dents de sabre qui émerge d’un bloc de glace pendant la confrontation finale (et qui a remplacé le Minoton) est beaucoup moins convaincant : les gros plans de sa tête évoquent davantage une peluche qu’un fauve en furie, peut-être parce que ses yeux semblent trop grands, et que la texture de sa fourrure manque de finesse. L’animation du combat avec le Trog est cependant excellente, tout comme le moment où Sinbad vient à bout du tigre en pointant une lance vers son torse lorsqu’il bondit vers lui, comme Tumak affrontant le jeune allosaure dans UN MILLION D’ANNÉES AVANT J.C.. Quand les trucages sont achevés, la composition de la musique est confiée à Roy Budd, visiblement plus à l’aise pour illustrer des thrillers comme LA LOI DU MILIEU que pour évoquer la magie des Mille et une nuits…Une fois terminé SINBAD ET L’OEIL DU TIGRE a coûté 3,5 millions de dollars, soit trois fois plus que LE VOYAGE FANTASTIQUE DE SINBAD. Paradoxalement, il lui est pourtant inférieur en tous points : le récit est moins efficace, les héros moins intéressants, les créatures moins originales, et la mise en scène et la musique peu inspirées. Lorsqu’il sort en mai 1977, il subit la forte concurrence de STAR WARS, mais réalise de bons scores dans le monde entier. Les critiques stigmatisent ses faiblesses narratives, mais louent la qualité des trucages. Schneer et Ray constatent que le succès phénoménal de STAR WARS a bouleversé le cinéma de divertissement, plaçant la science-fiction au sommet du boxoffice. La Columbia, avec laquelle ils ont si souvent collaboré sur la base de budgets modestes, joue sa survie en investissant jusqu’à son dernier dollar dans la superproduction de SF de Steven Spielberg RENCONTRES DU TROISIEME TYPE… Une page s’est tournée et les aventuriers du lointain passé comme Sinbad sont remplacés par les héros du futur. Schneer et Ray n’ont aucune envie de renouer avec l’anticipation. Dans quelle direction aller, alors ? En cette fin des années 70, ils constatent que JASON ET LES ARGONAUTES, mal accueilli lors de sa sortie en 1963, est désormais considéré comme un film culte. De ce fait, quand Beverley Cross leur annonce qu’il a développé une histoire tirée de la mythologie grecque, il fait naître en eux « Un Nouvel Espoir », comme aurait pu le dire George Lucas.

La suite de notre saga Ray Harryhausen apparaîtra bientôt sur ESI.

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