LA SAGA RAY HARRYHAUSEN – L’île Mystérieuse
Article Cinéma du Mardi 31 Octobre 2023

Par Pascal Pinteau

L’île Mystérieuse (Mysterious Island) USA 1961 Réalisation: Cy Endfield. Scénario : John Prebble, Daniel B. Ullman et Crane Wilbur d’après le roman de Jules Verne. Production : Charles H. Schneer. Effets visuels : Ray Harryhausen. Musique : Bernard Hermann. Avec : Michael Craig, Joan Greenwood, Michael Callan, Herbert Lom. Couleurs. Distribution : Columbia. Durée : 1h41. L’histoire : En 1865, pendant la guerre de sécession, le Capitaine Harding et les soldats Neb et Herbert sont emprisonnés à Richmond, en Virginie. Les trois nordistes parviennent à sortir de leur cellule, et forcent le sergent sudiste Pencroft et le journaliste Spilett à les aider à s’emparer du ballon amarré dans la cour du bâtiment. Une tempête se lève, mais la fuite par les airs étant leur seule option, ils montent tous dans la nacelle, coupent les cordes, et se laissent emporter par les vents déchaînés. Après un voyage cauchemardesque, le ballon en charpie se pose sur une île volcanique du Pacifique Sud, près de la Nouvelle Zélande. Le Capitaine Harding se proclame chef du groupe et organise la recherche de nourriture. Les cinq hommes sont alors attaqués par un crabe titanesque. Ils réussissent à le précipiter dans un cratère d’eau chaude, et après cuisson, ont droit à un premier repas fastueux. Ils construisent ensuite un abri et découvrent d’autres animaux géants sur l’île, ainsi que deux autres naufragées, Lady Mary Fairchild et sa ravissante nièce Elena. Plus tard, ils trouvent un coffre contenant des armes et un sextant, ainsi que le journal de bord d’un homme refugié jadis sur l’île après une attaque de pirates. Une présence bienveillante semble les assister, mais de qui s’agit-il ? Et comment vont-ils pouvoir quitter l’île avant que le volcan qui se manifeste de plus en plus souvent ne provoque un cataclysme ?

Un bel hommage à Jules Verne

Même s’il s’était juré de ne plus travailler sur un projet qu’il n’aurait pas initié, Ray revient sur sa décision quand Charles Schneer lui parle du film que la Columbia lui propose de produire. Il s’agit d’une adaptation de L’île Mystérieuse de Jules Verne, l’un de ses auteurs favoris. Après le succès remporté par l’excellent 20 000 LIEUES SOUS LES MERS produit par Walt Disney et réalisé par Richard Fleischer en 1954, la Columbia découvre que le capitaine Nemo revient dans cet autre livre du visionnaire français, et flaire une aubaine. En 1957, elle engage Crane Wilbur pour le transposer en script. La trame de l’oeuvre est respectée, mais l’estimation du coût du film calme vite les ardeurs du studio. Après avoir mis de côté le scénario, la Columbia réalise que le tandem Schneer / Harryhausen saurait sans doute le concrétiser avec un budget raisonnable. Et c’est justement ce qui fait hésiter Ray, car il sait que ce projet modeste sera inévitablement comparé à la luxueuse superproduction de Disney. Mais l’occasion est trop belle. En accord avec Schneer, Ray décide de s’écarter du récit original de Verne pour mieux surprendre le public.

La vision de Verne adaptée à la Dynamation

Ray va faire apparaître des créatures fantastiques pour tirer le meilleur parti de ses trucages. Dans ses illustrations préparatoires, il dessine d’abord une énorme plante carnivore et deux bêtes préhistoriques : un Phororhacos (oiseau de plus de trois mètres de haut ) et une pieuvre dont le corps est abrité dans un coquillage géant ressemblant à celui d’un Nautile. Il veut transformer cette île mystérieuse en monde perdu, et y intégrer aussi des dinosaures. Mais cette idée va être abandonnée au profit d’un autre concept : celui d’expériences menées par Nemo pour faire grandir toutes sortes d’animaux et résoudre les problèmes de famines dans le monde. Les créatures sont ainsi directement liées à la présence du génial inventeur. Ray produit une deuxième série d’illustrations représentant ces animaux géants, et elles sont bientôt assez nombreuses pour servir de trame à un nouveau scénario. Schneer engage Kenneth Kolb pour le rédiger. En janvier 1959, Kolb livre une ébauche de traitement et sidère Schneer en lui disant « J’aimerais que nous discutions de la possibilité d’éliminer Nemo de l’histoire » ! Il n’en est bien sûr pas question. Les autres propositions de Kolb s’avèrent trop coûteuses à réaliser. Trois auteurs lui succèdent : Daniel Ullman, John Prebble et Raphael Hayes (qui ne sera pas crédité). Leur scénario prend enfin la tournure souhaitée, fidèle à ce récit de survie sur une île déserte, et compatible avec les créatures imaginées par Ray et avec le budget de deux millions de dollars alloué par le studio.

Un nouveau Nemo et des périls inédits

Ray et Schneer envisagent brièvement de proposer à James Mason de reprendre le rôle de Nemo marqué par sa prestation dans 20 000 LIEUES SOUS LES MERS, mais renseignement pris, les tarifs de la star dépassent largement leurs moyens. C’est l’excellent Herbert Lom qui est choisi, car Schneer vient de lui confier l’un des rôles principaux de L’HOMME DES FUSEES SECRETES, hagiographie consacrée à Werner Von Braun, l’un des pionniers du développement des fusées, dont le rêve d’exploration des autres planètes a été dévoyé par Hitler pour créer les missiles V1 et V2 envoyés sur Londres pendant la seconde guerre mondiale. Après la défaite des nazis, Von Braun et ses collègues ont été opportunément amnistiés et accueillis par les américains et les russes au profit de leurs recherches spatiales respectives. En rencontrant Herbert Lom, Ray est convaincu qu’il apportera l’autorité et le charisme nécessaires à l’interprétation de Nemo. Les acteurs anglais Michael Craig et Percy Herbert, qui maîtrisent bien l’accent américain, sont engagés pour rejoindre le groupe des naufragés, ainsi que Joan Greenwood, dont le port élégant et les manières impeccables conviendront parfaitement au rôle de Lady Mary Fairchild. Cy Enfield est choisi pour diriger le film. Il a touché à tous les registres, et signé récemment une aventure de Tarzan avec Lex Barker, TARZAN DEFENSEUR DE LA JUNGLE (1952) et plusieurs épisodes de la série COLONEL MARCH OF SCOTLAND YARD dans laquelle Boris Karloff mène des enquêtes aux confins du paranormal. Comme tous les réalisateurs œuvrant pour le petit écran, Enfield a appris à travailler vite et bien. Tel Nathan Juran ou Emile Lourié avant lui, il comprend l’importance du travail créatif de Ray et les contraintes techniques de la Dynamation. La collaboration entre les deux hommes va être excellente, et plus tard, Ray lui rendra hommage en le classant parmi les trois ou quatre réalisateurs dont il a particulièrement admiré le talent et les apports d’idées. C’est d’ailleurs Enfield qui a proposé que Nemo fasse grandir des animaux pour résoudre les problèmes de faim dans le monde, ce qui prouve sa parfaite compréhension des nobles idéaux du personnage, et son aptitude à transposer une oeuvre connue.

Les Voyages Extraordinaires de Ray

A l’instar des personnages d’aventuriers de Verne, Ray reprend ses activités de globe-trotter pour effectuer les repérages du film. Il est d’autant plus heureux que cette fois-ci, il voyage beaucoup plus loin, se rendant à Tobago, Antigua, St Lucie et même en Martinique pour trouver l’île parfaite. Si les paysages volcaniques et luxuriants qu’il photographie sur place conviennent parfaitement au projet, Schneer et lui se rendent compte à son retour que le coût du déplacement des acteurs, des équipes techniques et du matériel de tournage va être prohibitif. C’est donc à nouveau en Espagne que tout va être filmé ! L’équipe de décoration fabrique d’abord une série de faux palmiers et de rochers sombres aux textures volcaniques. Une fois solidement ancrés dans le sable, ces accessoires transformeront la plage de St Agaro déjà arpentée par Sinbad et Gulliver en île déserte entourée de récifs. Ces éléments faciles à déplacer seront disposés dans d’autres configurations et réutilisés constamment pour représenter différentes parties des paysages côtiers. La première scène d’action du film (l’évasion des héros en ballon) est tournée dans le décor de village ancien de Shepperton. Les acteurs sont installés dans une nacelle suspendue à une grue, tandis que des lances à incendie et des ventilateurs géants simulent la tempête qui se déchaîne. Dans les plans larges, c’est une maquette du ballon et de la cour du bâtiment de la prison sudiste qui est employée. Les acteurs sont incrustés dans le décor miniature grâce au procédé d’écran jaune éclairé par des lampes au sodium.

De délicieuses créatures

Le premier morceau de bravoure du film est le réveil d’un crabe géant sur lequel les héros marchent par mégarde, croyant escalader des rochers. La confrontation est d’abord filmée en utilisant une pince et deux pattes géantes, pour obtenir les prises de vues réelles en plans serrés du crustacé saisissant l’infortuné Neb (Dan Jackson). Pendant l’animation, Ray utilise une figurine de 10 cm représentant l’acteur, et un vrai crabe acheté chez Harrods, qu’il a fait euthanasier en douceur puis « démonter » et nettoyer par une spécialiste du Musée d’Histoire naturelle de Londres. Après avoir bien noté la position exacte de chaque morceau de l’animal, Ray envoie un schéma de l’armature qui va être nécessaire à son père, qui la fabrique à Los Angeles puis la lui expédie. Ray utilise ensuite un mélange de résine et de fibre de verre pour fixer solidement chaque morceau du crabe à l’armature, puis fabrique des joints souples en latex pour recouvrir les points d’articulation. Quatre autres crabes plus petits sont filmés dans le studio Seville de Madrid, pour obtenir les plans où les héros précipitent la créature dans le cratère bouillant d’un geyser. Si l’eau du cratère miniature n’est pas réellement chaude – quelques morceaux de glace carbonique simulent son ébullition – les quatre crustacés rescapés tiennent ensuite le rôle moins prestigieux de plat principal du repas du soir servi à l’équipe. Comme Ray se plaira à le raconter plus tard « C’est la seule et unique fois que nous avons mangé nos acteurs ! ». Mais ce premier combat n’est qu’un amuse-bouche dans le film, car a peine les naufragés se sont-ils organisés pour vivre dans une caverne à flanc de falaise que surgit le Phororhacos, souvent décrit comme « un coq géant », en raison des couleurs vives des plumes de sa crête et de son cou. Ray a décidé d’attirer ainsi le regard des spectateurs sur la tête du volatile. La marionnette mesure 25cm, et son squelette d’acier et d’aluminium est à nouveau fabriqué par son père, Frederick Harryhausen. Pendant le combat, Herbert Brown (joué par Michael Callan) saute sur le dos du Phororhacos pour le poignarder alors qu’il attaque et griffe Elena (Beth Rogan). Ray utilise une figurine de 10cm aux articulations simplifiées pour représenter Herbert dans les plans animés, tandis que le vrai acteur chevauche une partie construite à taille réelle du dos et du cou de l’animal dans les prises de vues tournées en Espagne. Grâce à un montage rapide, admirablement complété par la musique de Bernard Hermann, qui utilise des hautbois pour souligner le côté incongru de la situation, la séquence devient l’une des meilleures du film.

Un final cataclysmique

Hermann se régale aussi en composant l’accompagnement musical de la découverte d’une ruche géante et de l’attaque d’une abeille. Celle-ci emprisonne Herbert et Elena dans la caverne en comblant son entrée au moyen d’une épaisse paroi de cire qu’elle semble régurgiter. Contrairement à ce que l’on pourrait croire en voyant cette scène, Ray n’a fabriqué qu’une marionnette d’abeille, mais l’a multipliée en trois individus grâce à des caches / contre-caches dans le plan large où l’on voit le mur d’alvéoles où se développent les larves. La marionnette d’abeille mesure 25cm de long, et Ray l’a recouverte de fourrure noire zébrée de jaune. Ses battements d’ailes sont animés en cycle de trois images, ce qui crée l’effet de rapidité voulu à la projection. Le dernier colosse du monde animal qui apparait est la pieuvre encastrée dans la coquille d’un nautile. Un superbe design tout en courbes, qui fonctionne à merveille pendant la séquence où les explorateurs sous-marins équipés de scaphandres en forme de coquillages et guidés par Nemo affrontent le céphalopode. Techniquement, la scène mêle les incrustations des acteurs filmés devant un écran jaune et les effets réalisés en Dynamation. Pour ralentir les déplacements des tentacules, Ray prend parfois deux images des minuscules phases de mouvements de la pieuvre… Peu après, l’éruption volcanique redoutée par Nemo et par les naufragés a finalement lieu, ravageant l’île et détruisant le Nautilus que le capitaine avait pris soin d’amarrer à l’abri des regards dans une caverne. La maquette du sous-marin mesure 1m80 de long. Elle est ancrée dans un bassin construit à Shepperton et surplombée par une caverne hérissée de stalactites en plâtre teint dans la masse pour l’assombrir. Sa structure est pré-divisée en section facilement détachables, afin de simuler le tremblement de terre et l’écroulement de l’ensemble. Tout comme l’explosion de la maquette du volcan, ce cataclysme miniature est filmé à 96 images/seconde pour être ralenti de manière crédible à la projection. L’ILE MYSTERIEUSE sort aux USA en août 1961, et un an plus tard en Angleterre. Les critiques sont majoritairement favorables, et le score au boxoffice satisfaisant pour la Columbia, mais une partie du public reste sur sa faim, ne se rendant probablement pas compte qu’il s’agit d’une production au budget moyen, comme Ray l’avait pressenti. Au fil du temps, de nouvelles générations de cinéphiles ont apprécié le film pour ce qu’il a à offrir, et pour l’originalité de ses séquences animées. En coulisses, la vie de Ray s’anime aussi grâce à sa rencontre avec Diana Bruce, une jeune femme qui va bientôt devenir son épouse, l’accompagner et le soutenir dans tous ses projets.

La suite de la Saga Ray Harryhausen arrivera bientôt sur ESI. Bookmark and Share


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