Matte World Digital : Un magicien disparaît
Article 100% SFX du Mercredi 20 Mars 2013

Après 24 années de bons et loyaux services auprès de l'industrie du cinéma, Matte World Digital a fermé ses portes à la fin de l'été dernier. L'un des meilleurs studios spécialisés, comme son nom l'indique, dans la création de matte paintings numériques laisse derrière lui un héritage que n'oublieront pas les cinéphiles. De l'imposant château du Dracula de Francis Ford Coppola au Paris des années 1930 de Hugo Cabret, les artistes de la société californienne ont signé certains des plans les plus saisissants de ces dernières années. Chapeau les artistes.

Par Pierre-Eric Salard

Installé – il y a encore peu de temps - à Novato en Californie, le studio Matte World a été fondé en 1988 par deux anciens d'Industrial Light & Magic, le superviseur des effets visuels Craig Barron et le Matte Painter Michael Pangrazio, ainsi que par le producteur des VFX Krys Demkowicz. Rappelons que le matte painting (ou « peinture sur verre » en français, bien que le terme signifie littéralement « peindre sur des caches ») est un trucage utilisé depuis les premiers pas du Septième art. Cette technique cinématographique consiste à peindre un décor sur une plaque de verre. Les prises de vues réelles sont ensuite incrustées, à l'aide d'une tireuse optique, dans les espaces laissés sciemment vides. Notons qu'à l'origine, les plaques de verre étaient simplement placées devant l'objectif d'une caméra (glass painting). Ce procédé permet aux studios d'importantes économies ; inutile de construire d'imposants décors pour les besoins d'une poignée de plans ! La seule limite est l'imagination – et la talent de l'artiste. Cette technique a engendré de nombreux plans iconiques : l'île du Crâne de King Kong (1933), la Cité d'Émeraude du Magicien d'Oz (1939), le soleil couchant d'Autant en emporte le vent (1939), le Xanadu de Citizen Kane (1941), les vues des toits de Londres de Mary Poppins (1964) ou encore la Statue de la liberté de La planète des singes (1968). Né en 1961, Craig Barron a rejoint ILM dès 1979 en tant qu'assistant de la photographie des peintures sur verre pour L'Empire contre-attaque (1980). Au sein de la société de George Lucas, il travaillera sur les matte paintings de nombreux projets : trois volets de la saga Star Trek (les opus III à IV), Le dragon du lac de feu, E.T. L'extraterrestre, Poltergeist, Le retour du Jedi, Indiana Jones et le temple maudit ou encore Les Goonies. Il est également l'un des deux auteurs du livre de référence sur l'art du matte painting, The Invisible Art (2002). Né en 1956, Michael Pangrazio a quant à lui été recruté par Industrial Ligh & Magic en 1978, où le légendaire matte painter Ralph McQuarrie le prend sous son aile. Il réalisera rapidement de superbes peintures sur verre pour L'Empire contre-attaque, dont les paysages enneigés de la planète Hoth (devant lesquels évoluent les fameux quadripodes impériaux). Pour l'anecdote, sachez qu'un bref plan montre, au début du film, des vaisseaux spatiaux parqués dans un large hangar de la base secrète de l’Alliance rebelle. Il s'agit en réalité d'un matte painting au sein duquel furent intégrés trois figurants habillés en soldats rebelles : le directeur artistique des effets spéciaux Joe Johnston (futur réalisateur de Jurassic Park 3 et Captain America), Ralph McQuarrie et Mike Pangrazio ! Ce dernier a également signé l'une des plus illustres images de l'Histoire du cinéma : l'immense entrepôt secret que l'on découvre lors du plan final des Aventuriers de l'Arche Perdue. Il s'agit bel et bien d'une peinture sur verre... Mike Pangrazio a ensuite œuvré sur Poltergeist, Dark Crystal, L'histoire sans fin, Starman ou encore Willow. Après que George Lucas ait terminé sa trilogie Star Wars initiale, de nombreux vétérans d'ILM ont créé leurs propres studios d'effets spéciaux. En 1988, Craig Barron suit le mouvement et propose à Michael Pangrazio de la rejoindre dans sa nouvelle aventure...

Premiers pas

« Ma carrière a été influencé par les légendes de l'industrie des effets visuels avec qui j'ai sympathisé », se souvient Craig Barron. « Je pense au maître du stop-motion, Ray Harryhausen, ainsi qu'aux matte painters Albert Whitlock, Peter Ellenshaw, Matthew Yuricich et Linwood G. Dunn. Des génies que l'on retrouve derrière Citizen Kane et tant d'autres classiques du cinéma. C'est Linwood qui m'a encouragé à lancer ma propre société. Il m'a dit qu'il existait deux types de plans à effets spéciaux : ceux qui sont clairement fantaisistes, et ceux dont le réalisme n'attire pas l'attention des spectateurs. Il pensait que les trucages réalistes, qui doivent être invisibles, sont les plus difficiles à obtenir. Paradoxalement, ce genre d'effets est méconnu. C'est dans ce genre de trucages que Matte World, et ultérieurement Matte World Digital, s'est spécialisé ». Craig Barron et Mike Pangrazio quittent ainsi ILM et s'installent dans de minuscules locaux à proximité d'une pizzeria. Il faut bien commencer quelque part ! Ils réalisent d'abord trois plans pour un téléfilm diffusée en 1988 sur le réseau HBO, Steal the Sky. Puis cinq autres pour un téléfilm se déroulant durant la Guerre froide. Vient ensuite le célèbre vidéoclip Black & White de Michael Jackson. Matte World creuse ainsi son trou dans le microcosme de l'industrie hollywoodienne. En 1990 et 1991, l'équipe de Craig Barron produit des matte paintings pour RoboCop 2, Gremlins 2, Arachnophobie et Terminator 2. Pour Star Trek VI, deux matte paintings sont réalisés : le centre de conférence pour la paix, à Khitomer, et le tribunal klingon. En 1992, les artistes de Matte World créent plusieurs plans pour Batman, le défi de Tim Burton, à l'aide de matte paintings et de miniatures (dont le manoir de Bruce Wayne). Bill Mather peint notamment la skyline de Gotham City. Matte World s'attaque parallèlement à Bram Stoker's Dracula de Francis Ford Coppola, dont le lugubre château a été réalisé sur une peinture sur verre de façon à simuler la forme d'un homme assis sur un trône. Ce long-métrage est pourtant l'un des derniers a faire appel à ce type de trucage. La révolution est en marche ; l'industrie des trucages en sera bientôt bouleversée. Craig Barron et son associé assistent en effet à la transition technologique entre l'art de la peinture sur verre traditionnelle et le matte painting numérique. Rappelons que la seconde aventure de John McClane, 58 minutes pour vivre, se terminait en 1990 sur un plan de la piste d’atterrissage de l'aéroport international de Dulles, à Washington. Si la peinture sur verre a été réalisée traditionnellement par les artistes d'ILM, le compositing est, pour la première fois, intégralement numérique ! Quelques mois plus tard, le compositing optique n'est plus qu'un souvenir. Les métiers évoluent donc en conjonction avec l'essor de l'ordinateur. Les autres magiciens des effets spéciaux doivent tour à tour abandonner leurs anciens outils et s'adapter au monde de l'informatique. Cette mutation technologique s'accompagne de nouvelles infrastructures et hiérarchies. Mais les matte painters tirent plusieurs bénéfices de cette nouvelle situation. Ils n'ont par exemple plus besoin de faire attention à ne pas faire tomber les plaques de verre ! « L'ordinateur est tellement plus rapide », souligne Carole Green, qui a travaillé pour ILM et Matte World. « Vous pouvez numériser les photographies d'un nuage et cliquer sur le bouton désactiver si, finalement, vous ne les aimez pas. Vous pouvez mettre au point des centaines de couches distinctes afin d'obtenir le nuage parfait. Alors qu'auparavant, si je ratais un paysage, je devais tout recommencer depuis le départ ! » Les artistes délaissent ainsi les pinceaux afin d'épouser les possibilités offertes par le numérique.

Révolution

Cette nouvelle palette d'outils permet, par exemple, de réaliser des décors en mouvement, d'améliorer la profondeur, l'éclairage et la colorimétrie... Sans oublier que les raccords entre la prise de vue réelle et l'infographie deviennent pour ainsi dire invisibles ! A tel point que les spectateurs devinent rarement la nature artificielle d'un environnement réaliste. L'art du matte painting contemporain n'a donc plus grand chose à voir avec l'ancienne peinture sur verre. « De nos jours, il est devenu difficile de catégoriser un plan réalisé à l'aide d'un matte painting », explique Craig Barron. « Les techniques numériques ne cessent d'évoluer. Il n'existe pas de règles ; nous faisons simplement ce qu'il faut afin de créer une illusion. En réalité, nous faisons désormais de la pure création d'environnement. Cette technique offre aux réalisateurs la possibilité d'obtenir exactement le plan qu'ils avaient envisagés. Mais peu importe les évolutions technologiques, notre objectif reste toujours le même : que le résultat soit réaliste ». Les matte paintings sont depuis lors conçus à l'aide de logiciels de modélisation 3D. La société de Craig Barron est donc renommée, dès 1992, Matte World Digital. Trois ans plus tard, Mike Pangrazio délaisse l'industrie du cinéma. Il n'y reviendra qu'une dizaine d'années plus tard pour travailler au sein des studios d'effets visuels The Ophanage (Le jour d'après, Hellboy) puis Weta Digital (King Kong, Prometheus). Craig Barron, quant à lui, continue à diriger Matte World Digital jusqu'à sa fermeture, le 8 août dernier. Mais revenons au milieu des années 1990. En 1995, Matte World Digital est le premier studio à utiliser la « radiance », une technique de calcul d'éclairage d'une scène en images de synthèse. Afin de récréer la ville de Las Vegas dans les années 1970 pour le film Casino de Martin Scorsese, une simulation de réflexion de la lumière de milliers de néons est mise au point. Une petite révolution pour l'industrie des trucages ! En 1997, Chris Evans réalise l'ultime matte painting traditionnel du studio pour un certain long-métrage de James Cameron, Titanic. Il s'agit de l'un des derniers plans du film, lorsque le Carpathia vient au secours des naufragés. Si le navire est créé à l'aide d'une peinture sur verre, le ciel et les icebergs sont numériques. L'océan, la fumée et les chaloupes sont tirés de prises de vues réelles. La naufrage du Titanic accompagne ainsi la fin d'une époque... En 1996, Matte World Digital est chargé de créer la scène d'Independence Day où Jeff Goldblum et Will Smith s'infiltrent à l'intérieur du vaisseau-mère des belliqueux aliens. Ces plans mêlent des maquettes à des matte paintings numériques. Deux ans plus tard, le studio réalise un célèbre plan d'Armageddon (celui du Paris dévasté suite à l'impact d'un astéroïde), ainsi que des extensions de décor pour The Truman Show. Seul le premier étage des immeubles de la petite ville fictive de ce film de Peter Weir avait été construit, en Floride. Les artistes de Matte World Digital ont donc ajouté des étages supplémentaires... à l'aide matte paintings en 3D ! Il fallait en effet que les images de synthèse s'intègrent parfaitement au décor lors de plans comportant des mouvements de caméra. Pour X-Men, en 2000, Matte World Digital produit un environnement en 3D pour des vues nocturnes de la baie de New-York. Cet environnement intégralement numérique comprend Manhattan, Ellis Island et la Statue de la liberté !



Un magnifique échec

Au cours des années 2000, les membres de l'équipe de Matte World Digital se spécialisent dans différents logiciels. « Nous utilisons majoritairement Photoshop », déclarait récemment Craig Barron. « Mais nous nous servons également de Painter de Corel et de Gimp de CinePaint ». Pour La Boussole d'or, en 2008, le studio réalise des vues de Londres que l'on aperçoit par les fenêtres. Paradoxalement, les artistes se sont inspirés de photos des toits de... Paris ! « Notre approche du matte painting numérique peut rappeler le principe du collage », explique l'artiste Brett Northcutt. « Nous utilisons des photos et des textures en tant que références visuelles. L'idée est de combiner de nombreuses couches différentes dans Photoshop, de manière à ce que cela contribue à rendre plus l'effet crédible ». « Photoshop est devenu le principal outil des matte painters », confirme Craig Barron. « Mais ce logiciel est désormais davantage utilisé pour la manipulation de photographies, plutôt que pour faire de la véritable peinture numérique ». Pour L'Étrange Histoire de Benjamin Button, en 2008, David Fincher fait appel à Matt World Digital, avec qui il avait déjà collaboré pour recréer le centre de San Francisco des années 1970 (dans Zodiac). Pas moins de 29 matte paintings numériques sont créés – à partir d'une unique modélisation 3D - pour montrer la dégradation de la gare de la Nouvelle-Orléans à travers le temps. Lorsque le réalisateur explique qu'il a besoin d'une vue aérienne, mais à faible altitude, de Paris, Craig Barron s'envole en hélicoptère afin de prendre des photos en haute-résolution de notre capitale. Mais depuis les attentats du 11 septembre 2001, il est impossible de survoler Paris depuis la hauteur exigée par David Fincher ! L'équipe de Matte World Digital contourne le problème en utilisant un simulateur aérien afin de déterminer ce à quoi devraient ressembler les prises de vues. Une fois l'altitude et les angles approuvés par le cinéaste, une modélisation 3D de Paris a été conçue et intégrée dans un plan aérien intégralement réalisé en images de synthèse... Un exploit qui méritait bien l'Oscar et le Bafta Awards des meilleurs effets visuels ! Matte World Digital a terminé sa carrière sur Alice au pays des merveilles, Captain America et, surtout, Hugo Cabret. « Notre dernier film, Hugo Cabret, a été une merveilleuse expérience », déclare Craig Barron. « Nous avons eu la chance de travailler de nouveau avec Martin Scorsese et de recréer le Paris des années 1930, ainsi que le fameux studio en verre de Georges Méliès. Ce film est également le poignant portrait du père des effets spéciaux, qui s'est retrouvé obligé de fermer son studio ». Une situation que Craig Barron aura connu quelques mois après avoir œuvré sur ce film. « Et bien que je ne me prenne pas pour Méliès, je comprend que l'industrie que vous aimez puisse durer plus longtemps que la société que vous avez créé... » Le studio n'a pas survécu aux transformations de l'industrie des trucages et à la rude compétition des studios situés dans des pays où le coût du travail est moins onéreux. « En plus de la hausse des coûts de la technologie, les mesures d'économies réalisées par les studios de cinéma et la concurrence croissante de l'industrie des effets visuels à l'international ont rendu difficile la survie des petites entreprises », résume sobrement le communiqué de presse annonçant la fermeture de Matte World Digital. Écœuré, Craig Barron a comparé l'arrêt des serveurs de sa société à celui de l'ordinateur HAL 9000 dans 2001, l'odyssée de l'espace... « C'est quelque part ironique, étant donné que la société a été lancée à une époque où les possibilités offertes par les ordinateurs faisaient encore partie de la science-fiction », souligne-t-il. « Mais certaines choses ne changent pas. Le talent prime sur la connaissance des logiciels. Et les artistes doivent continuer à contempler le monde réel afin de percevoir les nuances des lumières et des textures ». Le fondateur de Matte World Digital conservera un souvenir ému de cette aventure qui s'est poursuivie durant un quart de siècle. « Notre équipe ne connaissait aucune limite. Le mot 'impossible' n'existait pas, chez nous. Matte World n'a certes pas réussi à survivre. Mais ce fut un échec magnifique ». Gageons que les jeunes générations s'inspireront, à leur tour, des succès de ce studio...

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