Entretien exclusif avec Chris Sanders, co-scénariste & co-réalisateur de la nouvelle grande réussite des studios d’animation Dreamworks : LES CROODS
Article Animation du Vendredi 17 Mai 2013

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Pouvez-vous parler de la genèse du projet et de l’idée initiale de John Cleese, l’un des piliers du fameux groupe comique des Monty Pythons ? Avez-vous travaillé avec lui sur son traitement avant qu’il ne quitte le projet ? Quelles sont les idées que vous avez conservées dans le script final que vous avez co-écrit avec Kirk DeMicco ?

Mon co-réalisateur et partenaire d’écriture Kirk a travaillé pendant un moment avec John Cleese au tout début du projet, qui remonte à 2004. En ce qui me concerne, je suis arrivé chez Dreamworks en 2008, et Jeffrey Katzenberg m’a aussitôt proposé de m’occuper de THE CROODS - qui s’appelait encore CROOD AWAKENING (« EVEIL DIFFICILE ») - avec Kirk. A ce moment-là, John avait déjà indiqué qu’il laissait son traitement entre les mains de Dreamworks, et qu’il n’aurait pas le temps de s’impliquer davantage dans son développement. L’un des éléments-clés qu’il a apportés au projet, et qui est resté, c’est la peur panique qu’éprouve le personnage de Grug, le père de famille, quand il est confronté à ce qui est nouveau, ou aux changements en général. Et ce que j’ai appris de Kirk, quand il m’a raconté ses longues discussions avec John, c’est que ce sentiment est très proche de ce que John ressent lui-même, quand il est confronté aux innovations du monde moderne ! (rires) Apparemment, John n’est pas un fan des nouvelles technologies, et Kirk a cru comprendre qu’il considérait même qu’elles étaient en train de ruiner tout ce qui constitue les bases de la société et des rapports humains ! (rires)

Pour en revenir à son traitement original, présentait-il déjà les personnages principaux qui sont restés dans le film ?

Oui, il y avait déjà Grug le père de famille attaché aux traditions, sa fille Eep qui aspire à une vie nouvelle et Guy le jeune homme aux idées modernes, qui est aussi inventeur à ses heures, et a appris à maîtriser le feu. Mais l’un des éléments importants de ce traitement original de John Cleese, c’était que les protagonistes vivaient au sein d’un village, parmi beaucoup d’autres personnages. J’ai travaillé sur cette version de l’histoire pendant un an. Mais nous nous sommes rendu compte que l’essentiel de la dynamique de l’histoire reposait sur les rapports difficiles entre Grug, Eep et Guy, et sur l’évolution puis la résolution positive de leurs conflits. Et le problème sur lequel nous butions constamment, c’était la présence constante du village et de ses habitants, qui interférait avec l’essentiel du récit. Il fallait faire vivre beaucoup trop de personnages secondaires, et quelles que soit les modifications que l’on apportait à cette structure d’histoire, elle ne parvenait pas à décoller…C’est à ce moment que l’on m’a proposé de m’occuper de l’histoire et de la réalisation de DRAGONS, dont le traitement en cours n’était pas arrivé non plus à un stade satisfaisant. Je me suis donc attaqué au projet DRAGONS pendant que Kirk s’est retrouvé seul à réfléchir à la résolution des problèmes narratifs des CROODS. Il m’a appelé un jour pour me dire « Chris, j’ai un nouveau pitch à te présenter.» Je suis allé le voir dans son bureau, et il m’a dit « Bon, voilà ce que je propose. Il n’y a plus du tout de village. La famille préhistorique vit seule. Elle perd sa caverne et s’embarque dans le premier voyage familial de l’histoire, afin de trouver une autre caverne quelque part. » J’étais épaté. J’ai dit à Kirk « Ça y est, tu as trouvé la solution ! C’est le film que nous allons faire ! » Il restait encore beaucoup de travail à accomplir, mais nous avions résolu notre problème principal en éliminant complètement le village. Le projet pouvait enfin partir sur de bonnes bases et prendre son envol. Cela étant dit, l’idée d’entraîner toute la famille dans cette odyssée était plutôt radicale, et transformer cette quête en trame narrative solide a été aussi un défi à relever, ne serait-ce que parce qu’il fallait faire vivre 7 personnages tout au long du voyage. Mais une fois que nous avons trouvé les moyens d’y parvenir, cela a été extrêmement gratifiant. Le récit a trouvé sa respiration, son rythme et son aboutissement émotionnel.

Comment John Cleese a-t-il réagi en voyant le film et en découvrant la manière dont vous aviez adapté son traitement ?

J’ai eu le plaisir d’être présent quand nous avons montré la version finalisée du film à John et cela a été une expérience fantastique. A notre grand soulagement, John a ri et a semblé passer un très bon moment pendant la projection. Quand les lumières se sont rallumées, il était ravi, extrêmement enthousiaste. C’est vraiment l’un des hommes les plus gentils que l’on puisse rencontrer.

En tant que scénariste et que réalisateur, vous êtes particulièrement attaché aux laissés pour compte, aux gens qui sont en marge de leur communauté de par leurs sentiments ou leurs aspirations. Dans LILO & STITCH, vous mettiez en scène une petite fille en colère parce qu’elle ne parvenait pas à faire le deuil de ses parents, et dans DRAGONS, votre héros était un adolescent sensible perdu dans un monde brutal de Vikings. Dans LES CROODS, vous nous présentez le point de vue de deux outsiders : Grug, le père qui ne parvient pas à faire face à un monde qui change radicalement autour de lui, et Eep, sa fille qui doit faire preuve d’audace et briser les vieilles règles pour s’émanciper et évoluer…

Les rapports tumultueux entre un père et son enfant sont un des thèmes que je préfère. Je l’avais déjà abordé un peu quand j’avais co-écrit le scénario de MULAN, mais l’articulation du récit était différente, puisque pour régler ce conflit et sauver son père enrôlé de force dans l’armée, Mulan devait quitter son foyer, se déguiser en garçon pour devenir soldat et mener seule son aventure. Dans le cas des CROODS, ce que j’aime particulièrement dans cette situation, c’est que personne n’a 100% raison ou 100% tort. Je pense que la situation familiale que nous décrivons évoquera des souvenirs à beaucoup de gens. Chacun ou presque peut se projeter dans ce contexte, soit en tant qu’enfant, soit en tant que parent. Eep ne comprend pas entièrement les tenants et les aboutissants du rôle contraignant et difficile que tient Grug dans le cercle familial. Elle le trouve étouffant parce que trop protecteur, anxieux, et perpétuellement effrayé par ce qui est nouveau. A l’inverse, Grug sait bien à quel point le monde qui les entoure est rempli de dangers, de pièges, de prédateurs affamés, et il trouve que sa fille est une risque-tout inconsciente, qui a tort de ne pas respecter les règles strictes qu’il a établies pour protéger toute la famille. Il se fait un sang d’encre à son sujet. Je crois qu’il s’agit là d’une situation on ne peut plus réaliste, qui touche à peu près toutes les familles…Et ce qui me plaît beaucoup dans ce film, c’est de voir ces deux personnages comprendre enfin le point de vue de l’autre à la fin du récit, et trouver ainsi un apaisement et un accomplissement personnel. C’est l’une des choses que je préfère dans la vie et au cinéma. Quand elle a franchi ce cap, Eep se rend compte que la tâche de son père n’a pas été facile et qu’il a fait de nombreux sacrifices pour s’occuper des siens. Et de son côté Grug comprend que vivre en voulant éviter tout ce qui est risqué n’est pas vraiment vivre.

Votre casting vocal original est exceptionnel, puisque les rôles principaux sont tenus par Nicolas Cage, Emma Stone, Ryan Reynolds, Catherine Keener et Cloris Leachman. Est-ce que ces acteurs ont ajouté des répliques dans leur texte pendant les sessions d’enregistrement ou improvisé de telle manière que cela vous a permis d’ajouter des gags ou même des petites scènes à ce qui était prévu ?

Absolument. Il y a notamment un passage qui me revient immédiatement en tête, et qui a été complètement modifié dans sa mise en scène en raison de la manière dont il a été interprété. Ce moment se situe dans le second acte du script, quand Grug - auquel Nic Cage prête sa voix - réalise qu’avec l’arrivée de Guy et de ses brillantes idées au sein du clan, il perd le contrôle de sa famille. Le nouveau venu s’impose comme le leader et le « mâle alpha » du groupe, ce qui est évidemment insupportable pour Grug, et provoque chez lui la première « crise de la cinquantaine » de l’histoire de l’humanité ! (rires) Il comprend qu’il doit changer ou au moins donner l’impression de ne plus être le même, et se lance dans un grand numéro pour avoir l’air « cool » et débordant d’idées audacieuses. Toute cette séquence était bien sûr écrite pour que le résultat soit navrant et très embarrassant pour Grug. Quand le jour de la session d’enregistrement avec Nicolas Cage est arrivé, nous n’étions pas tout à fait sûrs de la manière d’aborder avec lui l’interprétation de la scène. Fallait-il que Grug soit maladroit mais touchant ? Fallait-il qu’il soit sincère, mais complètement dans l’erreur ? Nous en avons parlé un peu avec Nic, et il a aussitôt eu un déclic. Il s’est mis à parler avec le ton et le rythme typique d’un beatnik californien un peu excité qui frime devant ses copains, et s’est lancé dans une impro en disant « Wow les gars !.. Je n’ai pas dormi de la nuit, parce que toutes ces idées géniales n’arrêtaient pas de jaillir et de tourner dans mon esprit !.. C’était un trip dément !.. Quelles bonnes vibrations !.. » (rires) Nic était entré dans ce personnage et avait trouvé la bonne manière de montrer que Grug se forçait à agir comme quelqu’un qu’il n’est pas. Kirk et moi étions morts de rire, et cela a continué pendant la session d’enregistrement, au point où nous devions nous contenir pour ne pas ruiner la prise de son, car nous nous trouvions à côté de Nic ! Grâce à son idée, la scène était aboutie, et nous savions désormais comment l’animer et la mettre en scène. Nous n’avons plus jamais touché à cette voix de beatnik qui convenait si bien. Voilà l’un des exemples les plus frappants de ce que les inventions des acteurs nous ont apportées. Chacun d’entre eux a eu des moments de créativité comme celui-là, et a apporté sa pierre à l’édifice commun. Mais pour répondre à votre question de manière plus générale, voici ce qui se passe autour des sessions d’enregistrement des voix. Vous arrivez avec un script sur lequel vous avez énormément travaillé, et dont vous être convaincu de la validité de chaque scène. Il est vrai que l’apport des acteurs peut vous inciter à changer des choses ou même l’atmosphère de toute une scène, comme dans l’exemple que je viens de citer, parce que leur talent et leur capacité d’inspiration fait enfin vivre les répliques que vous avez écrites. Du coup, certaines parties des dialogues prennent une importance énorme, tandis que d’autres semblent moins indispensables. Je vais vous donner un autre exemple. Vous vous souvenez du moment où Greg dit « Lâchez le bébé ! » et où le petit part comme une fusée ? Eh bien sur la page du script, cette réplique ne ressortait pas comme étant plus marquante que les autres. C’est l’interprétation de Nicolas Cage, hurlant « Lââââchez le bébéééééé !!! » avec emphase en tendant le bras, qui a fait toute la différence et a rendu ce moment unique et amusant. Comme les acteurs étaient filmés pendant l’enregistrement, nous avons montré le geste de Nic aux animateurs, afin qu’ils le reprennent ainsi. Nous récoltons ces précieuses surprises nées de l’interprétation du texte et cela nous incite à apporter des modifications au script et à notre mise en scène. Ensuite, nous expliquons la raison de ces modifications à chacun des différents départements artistiques et techniques du film – l’équipe des storyboards, les animateurs, les artistes qui travaillent sur les décors, etc - afin que l’esprit de ces idées de Nic, d’Emma ou de Ryan soit bien préservé et exprimé jusqu’au bout.

Avez-vous écrit et storyboardé des scènes qui ont été coupées du film, et si tel est le cas, pourriez-vous nous les décrire ? Avez-vous l’intention de les inclure parmi les bonus des éditions DVD et Blu Ray à venir du film ?

Je ne suis pas encore sûr que nous aurons la place nécessaire pour présenter toutes les scènes inabouties ou coupées dans les bonus, car on nous impose quelquefois des limites de durée des suppléments. Mais en tous cas, il y a largement de quoi faire, car nous disposons d’un bon nombre de scènes qui ont été storyboardées et dont les vignettes ont été filmées de manière à créer le rythme de la séquence à venir. L’une d’entre elles se déroulait dans un labyrinthe naturel géant, qui était frappé par la foudre alors que nos personnages le traversaient. C’était un passage de pure comédie visuelle, avec beaucoup d’action, de mouvements de caméra et de gags cartoonesques décrivant la manière dont nos héros essayaient d’éviter les décharges électriques qui se propageaient dans le dédale. En fin de compte, nous avons complètement éliminé l’orage et les éclairs de la scène, mais gardé le labyrinthe. Tout a du être storyboardé à nouveau, mais j’espère que nous pourrons présenter l’ancienne version dans son intégralité dans les suppléments.

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