Entretien exclusif avec le chef décorateur Robert Stromberg à l’occasion de la sortie DVD & Blu Ray du MONDE FANTASTIQUE D'OZ - Première Partie
Article Cinéma du Mardi 13 Aout 2013

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Avant de parler du MONDE FANTASTIQUE D'OZ, nous aimerions évoquer votre longue carrière dans le domaine des effets visuels et notamment votre expertise dans la création des Matte paintings et des Matte numériques. Vous êtes-vous passionné pour cet art parce que créer des décors et des panoramas avec des touches de peinture appliquées au pinceau est probablement l’illusion suprême dans le processus de création d’un film ?

Ah, j’apprécie beaucoup la formulation de votre question ! Oui, c’est exactement comme cela que je considère ce métier et cet art… Quand j’ai débuté en 1987, sur les effets d’une série de SF intitulée CAPTAIN POWER AND THE SOLDIERS OF THE FUTURE, les mattes étaient encore réalisés de manière traditionnelle, en peignant sur une plaque de verre. Le métier des effets visuels a évolué ensuite vers le numérique et j’ai appris à travailler avec une palette graphique pour créer des mattes en 2D, puis en « 2D et demie » avec l’ajout d’effets digitaux. D’une manière générale, les mattes sont toujours un atout fabuleux pour une production de film ou de série, parce qu’ils permettent de créer des mondes par le biais de simples peintures. En 25 ans de carrière, j’ai créé des mattes pour plus de 100 films, et cela a été un travail formidablement varié, et un excellent entraînement pour évoluer vers le design et la création de décors. Je ne serai pas devenu chef décorateur si je n’avais pas bénéficié de cette formation.

Quels sont vos matte paintings préférés parmi tous ceux que vous avez créé pour des films et des séries ?

Oh…C’est difficile de parler ainsi de mon propre travail…Mes mattes préféres sont ceux des maîtres de cet art, pas les miens. Très franchement, j’admire d’autres artistes, notamment les grands noms du matte paintings qui ont toujours été une grande source d’inspiration et qui m’ont donné envie de faire ce métier. Je pense notamment aux réalisations d’Albert Withlock dans des films comme LES OISEAUX ou TREMBLEMENT DE TERRE et à celles de Peter Ellenshaw pour 20 000 LIEUES SOUS LES MERS et MARY POPPINS. J’ai été fasciné par ce qu’ils ont réussi à créer par leur approche artistique. Ces peintres étaient d’immenses magiciens, des génies des grandes illusions du 7ème art. Quand les réalisateurs leur demandaient quelque chose, ils savaient qu’avec les matte paintings qu’ils allaient obtenir, ils disposeraient d’armes secrètes d’une efficacité fantastique pour étonner le public. Withlock et Ellenshaw savaient combiner à merveille leurs peintures aux prises de vues réelles qu’on leur remettait. Bien sûr, l’ironie de ce métier, c’est que personne ne vous félicite pour vos réalisations les plus réussies, parce qu’on ne se rend pas compte qu’il ne s’agit que de peintures ! C’est pour cette raison qu’on le surnomme « L’art invisible ».

Certes, mais vous avez créé de merveilleux matte paintings, et même si votre modestie vous honore, dites-nous tout de même quels sont ceux dont vous êtes le plus satisfait…

Pour revenir à cette notion de tour de magie, je dois dire que j’aime particulièrement les films dans lesquels les spectateurs ne détectent pas mes mattes. J’ai réalisé plusieurs mattes de ce genre pour MASTER AND COMMANDER : DE L’AUTRE COTE DU MONDE, MEMOIRES D’UNE GEISHA et WALK THE LINE. J’aime bien ces travaux discrets, même si ces films-là n’ont pas l’ampleur de superproductions fantastiques comme ALICE AU PAYS DE MERVEILLES ou OZ. C’est aussi la raison pour laquelle il peut y avoir deux sortes de mattes parmi ceux que l’on préfère : ceux qui sont très spectaculaires et que l’on remarque forcément, et ceux qui sont insoupçonnables et de ce fait, invisibles. Je crois que la clé de la réussite dans cette profession consiste d’abord à bien comprendre l’esprit du film pour lequel on va créer un matte, afin qu’il puisse s’y intégrer le plus harmonieusement possible. Mais personnellement, ce sont les mattes invisibles qui m’apportent le plus de satisfaction, car ils signifient que le tour a réussi et que l’on a complètement mystifié les spectateurs !

Dans le registre de vos mattes les plus spectaculaires, il y avait ce plan d’ouverture sensationnel de STAR TREK : PREMIER CONTACT dans lequel on partait d’un très gros plan de l’oeil du capitaine Picard transformé en Borg puis on reculait pour voir toutes les structures biomécaniques gigantesques autour de lui, jusqu’à sortir du vaisseau Borg en forme de cube… C’est une entrée en matière saisissante !

Merci. Ce plan-là a été réalisé au milieu des années 90, au moment où l’on commençait tout juste à utiliser les mattes numériques. Nous avons d’abord filmé Patrick Stewart sur un des plateaux de la Paramount pour obtenir le début du mouvement de recul. Mais je précise que nous avons triché un peu car le tout début du plan - les détails en macro de l’iris et de la pupille de son œil - ont été recréés en matte digital parce que l’on ne pouvait pas rester net de l’hyper gros plan jusqu’au plan large avec le même objectif. Ensuite, nous avons préparé une série de mattes numériques conçus comme des pièces de puzzle, afin de s’insérer les uns dans les autres jusqu’à la fin du plan montrant l’ensemble du cube Borg. Pour donner du relief à tout cela, nous avons ajouté des structures en volume dans l’espace intérieur du cube, en utilisant les premiers logiciels 3D disponibles à l’époque. Le milieu des années 90 a été une période passionnante dans ce domaine, parce que tout le monde essayait de trouver comment incorporer harmonieusement les nouvelles technologies numériques dans la création des mattes, afin de les rendre plus réalistes et de gommer leur aspect de peintures « plates ». C’était sensationnel de pouvoir participer à cette révolution des trucages digitaux et de réaliser toutes ces expériences nouvelles.

Tout récemment, vous avez créé d’autres mattes époustouflants pour la série BOARDWALK EMPIRE , qui se déroule à Atlantic City dans les années 20. Après avoir vu la série, quand on découvre la petite partie réelle du décor construite sur un terrain vague du quartier de Brooklyn à New York pour représenter la promenade au bord de la mer avec ses immeubles et ses boutiques et qu’on la compare au panorama complet montré dans les épisodes, on est sidéré de découvrir tout ce qui est créé en ajoutant les mattes numériques dans l’image. C’est un travail remarquable !

Merci ! J’ai de très bonnes relations de travail avec le studio Brainstorm Digital qui est en charge de ces effets. Dans certains cas, mes peintures ont été plaquées sur des modélisations 3D pour leur donner du relief, et permettre de légers travellings latéraux et même des panoramiques verticaux. En utilisant ces effets de « 2D et demie », on crée l’illusion que la peinture numérique est une image en volume, dont les perspectives changent comme celles des vrais décors pendant les mouvements de caméra. J’ai vu que beaucoup de gens ont repris ces techniques de mélange 2D et 3D et cela m’incite à penser que l’art du matte painting n’est pas prêt de disparaître, en dépit des progrès réalisés avec les simulations 3D, car il permet d’obtenir rapidement des résultats très spectaculaires, sans se lancer dans des modélisations complexes et de longs calculs de rendus de textures et d’éclairages. Même après toutes ces années, je suis encore épaté que l’on arrive à transformer un décor construit devant le panorama de Manhattan en paysage d’Atlantic City dans les années 20. C’est magique !

Quand vous êtes devenu superviseur des effets visuels, avez-vous travaillé également dans d’autres domaines comme les maquettes, l’animation de personnages 3D, et le design de personnages ?

Oui, j’ai constaté que bien souvent, ces disciplines devaient être combinées pour obtenir des plans d’effets visuels vraiment efficaces. Je me suis donc familiarisé avec chacune de ces techniques pour évoluer dans ma carrière. J’ai toujours été curieux d’apprendre, et j’ai saisi ces opportunités de me familiariser notamment avec la 3D pour évoluer dans mon métier et découvrir de nouvelles possibilités d’expression.

Comme des millions de spectateurs, nous avons été fascinés par les superbes paysages de Pandora que vous avez conçus pour AVATAR, et tout particulièrement par cette scène onirique de la forêt bioluminescente que surplombent des plantes qui ressemblent à des lustres pourpres gigantesques…Pouvez-vous nous raconter comment vous avez créé tout cela ?

Connaissant la passion de James Cameron pour la plongée et pour les paysages sous-marins, je me suis inspiré d’emblée de la bioluminescence des créatures abyssales. Il a fallu transposer ces phénomènes qui ont un aspect magique à l’échelle de toute une forêt. Ce n’était pas simple, car si l’on transfère les différentes teintes fluorescentes de ces créatures sur un paysage végétal, on arrive vite à un excès de couleurs vives qui bascule dans le kitsch, et le résultat peut ressembler à ces peintures réalisées sur des toiles de velours noir et éclairées par des ampoules de lumière noire pour « briller dans la nuit » ! Cela peut vite devenir extrêmement laid. J’avais une petite équipe d’artistes autour de moi, et nous avons produit des centaines et des centaines de croquis de plantes avant d’obtenir des designs que l’on puisse placer les uns à côté des autres dans un décor en obtenant des compositions harmonieuses, crédibles et jolies. Et même après cela, il a fallu trouver des astuces pour que la transposition de ces designs en images de synthèse et en relief par Weta forment de beaux décors. J’ai collaboré avec les infographistes de Weta pour résoudre ce problème avec eux, et je me suis rendu compte que la solution consistait à disposer régulièrement des zones avec des éléments végétaux totalement sombres dans ces environnements, afin que chaque groupe de plantes lumineuses puisse toujours se détacher sur un fond obscur placé juste derrière lui. Cela a nécessité beaucoup d’ajustements successifs, mais c’était la seule manière d’éviter une cacophonie de formes et de couleurs fluorescentes qui se seraient parasitées les unes les autres et auraient rendu ces images illisibles. La disposition était donc : une silhouette lumineuse, puis un bosquet de plantes sombres, et au-delà, un peu estompée par la brume, une autre série de végétaux bioluminescents. Avec ce système de strates, cela fonctionnait enfin.

Parlons à présent du MONDE FANTASTIQUE D'OZ … Comment avez-vous réagi quand on vous a proposé ce travail ? Ce devait être impressionnant de suivre les traces d’un classique du cinéma aussi populaire que LE MAGICIEN D’OZ , même si ce nouveau film est en réalité une préquelle…

Ayant toujours été un fan du film de 1939, que j’ai vu un grand nombre de fois à la télé pendant mon enfance, j’ai bien sûr été impressionné par la perspective de travailler sur une nouvelle interprétation de l’œuvre de L Frank Baum. Mais l’autre aspect très excitant de ce projet, c’est opportunité de montrer de nouvelles choses. Qui pourrait refuser la chance d’explorer le monde magique d’Oz et d’en imaginer les paysages et les décors ? C’était une perspective qui m’enchantait et me réjouissait ! Sam Raimi était lui aussi extrêmement enthousiaste d’avoir cette opportunité. Je dois dire que dès que nous nous sommes lancés dans ce travail, tout nous a semblé plaisant et facile. A cette étape de ma carrière, je crois que je n’aurais pas accepté de me lancer dans ce projet si je ne voyais pas clairement comment l’aborder.

Aviez-vous la possibilité d’utiliser des références visuelles directes issues du MAGICIEN D’OZ de 1939, ou avez-vous dû vous en éloigner pour éviter des problèmes juridiques ?

Sam et moi sommes revenus aux livres originaux de L Frank Baum, dans lesquels se trouvent les éléments que nous connaissons tous, et qui sont devenus des icônes de la culture populaire. Sans copier le film de 1939, il était donc tout à fait normal que l’on retrouve ces éléments que les gens attendent dans notre version, car dans le cas contraire, le public aurait été déçu. Il a fallu que nous agissions prudemment en concevant les designs du film, car il y avait effectivement certains problèmes juridiques à éviter, mais dans LE MAGICIEN D’OZ de 1939, tous ce qui est montré est également tiré du livre de L Frank Baum…

Et notamment les designs des maquillages des personnages principaux, qui sont proches des dessins de l’illustrateur original, W W Denslow…

Exactement. Si l’on entreprend de créer une nouvelle adaptation de la saga d’Oz, on doit forcément reprendre ces éléments incontournables du livre que sont la route de briques jaunes, la cité d’Emeraude, et certains personnages. Notre tâche à consisté à donner au public assez de références visuelles connues pour qu’il ait le sentiment de se retrouver dans un univers familier. Une autre raison de ne pas copier la version de 1939 tient au fait que tout y était construit comme s’il s’agissait d’une représentation théâtrale, avec des éléments en volume au premier, plan, puis immédiatement derrière, de grands paysages peints sur des cycloramas. On voit très bien qu’il s’agit d’a-plats, et aujourd’hui, on ne pourrait plus utiliser des techniques aussi primitives que celles des années 30/40.

Certes, mais reconnaissez que ces artifices simples font aussi partie de la magie du film original, car ces grands paysages peints auxquels vous faites allusion étaient superbes, et les beaux éléments de décor placés devant étaient formidablement bien éclairés. Même si l’ensemble n’est pas réaliste, il reste magique à voir, aujourd’hui encore…

Je suis d’accord. Peu importe le manque de réalisme quand le projet artistique est aussi joliment exécuté, et convient parfaitement à la narration de l’histoire. Le récit se déroule dans un monde imaginaire, et le but à accomplir est de transporter le public dans cet autre univers. Il est évident que le film original que nous aimons et connaissons tous y est parvenu de manière remarquable pour l’époque. L’approche graphique très théatrale convenait bien au projet, et de toutes manières, on n’aurait pas eu envie de voir une route de brique jaune serpenter dans un paysage réel de l’Iowa !

Pour être parfaitement clair, qu’aviez-vous le droit d’utiliser comme références visuelles, en dehors des descriptions écrites dans les livres ? Aviez-vous l’autorisation d’utiliser les illustrations de W W Denslow ? A l’inverse, que deviez-vous éviter de reprendre dans votre version des designs ?

J’ai bien sûr regardé à nouveau les illustrations de la première édition du livre, mais personnellement, je préfère me référer au texte et partir dans de nouvelles directions graphiques. Nous avons essayé d’être extrêmement fidèles au livre, et dans certains cas, de puiser quelques références dans ses illustrations, mais si vous vous en souvenez bien, ces dessins de W W Denslow représentent surtout les personnages, mais ne décrivent pratiquement pas les décors, qui sont réduits à quelques lignes qui s’estompent vite. Ils ne pouvaient donc pas nous aider à créer les designs d’un univers aussi ample que celui d’Oz. Il fallait aller bien au-delà. Mais dans certains cas, ils ont pu servir de points de départ.

Vous n’avez donc recréé aucun élément ou décor du film de 1939 ?

Non, il s’agit uniquement de notre interprétation du livre original. Nous ne nous sommes pas du tout inspirés des designs du film de 1939.

La suite de cet entretien apparaîtra bientôt, comme par magie, sur ESI !

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