Entretien exclusif avec Gore Verbinski, réalisateur de THE LONE RANGER
Article Cinéma du Lundi 02 Septembre 2013

Fraîchement accueilli par le public aux USA, où le personnage du Lone Ranger a toujours été traité aussi sérieusement que Zorro, le western comique et iconoclaste de Gore Verbinski a reçu de meilleurs échos en Europe et notamment en France. Mais les chiffres sont là : avec un budget de 215 millions de dollars, et un total de recettes de 232 millions de dollars au boxoffice mondial, THE LONE RANGER est indiscutablement un échec financier, principalement à cause du rejet des spectateurs américains (88 millions de dollars de recettes seulement sur tout le territoire US). Cette comédie à grand spectacle truffée de gags percutants et de belles scènes d’action ne méritait pourtant pas un tel sort. ESI a pu s’entretenir longuement avec Gore Verbinski pour revenir sur la genèse de ce projet et sur les thèmes plus profonds qu’il n’y paraît qui sont traités dans ce film.

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau



Vous nous proposez une version du Lone Ranger sous le signe de la comédie, registre dans lequel vous excellez depuis votre 1er long métrage, LA SOURIS, qui était un incroyable cartoon en prises de vues réelles…

Merci ! Je garde un très bon souvenir de ce tournage, même s’il avait été compliqué en raison des innombrables effets spéciaux utilisés pour les gags.

Qui a eu l’idée de faire revenir le Lone Ranger sur le grand écran ? Jerry Bruckheimer ?

Non. Aussi curieux que cela paraisse, cette idée a été évoquée pour la 1ère fois en 2006, pendant que je tournais le 2ème épisode de PIRATES DES CARAÏBES. Ted Elliott et Terry Rossio, les scénaristes de la saga, nous ont dit qu’ils avaient envie de développer un film autour du Lone Ranger, et si je me souviens bien, ils étaient alors en pourparlers pour le faire avec les studios Sony/Columbia. Ils m’ont parlé de leurs idées. J’ai commencé à y réfléchir dans un coin de ma tête, et à me dire qu’il y avait vraiment quelque chose à faire pour moderniser ce personnage. J’ai dit à Ted et Terry « Laissez-moi en parler à Johnny ». Mais avant que j’aie eu le temps de le faire, Jerry Bruckheimer est venu me voir, tout excité, pour me dire « J’ai entendu dire que tu voulais que Johnny joue le rôle du Lone Ranger !! » (rires). Et je lui ai répondu tout de suite « Non, non : c’est le rôle de Tonto que je voudrais lui proposer. » Jerry était très surpris par cette réponse. Il ne voyait pas pourquoi je voulais offrir un second rôle à notre star…Je lui ai demandé de me laisser un peu de temps pour parler tranquillement de tout cela avec Johnny. Et j’ai enfin trouvé un moment de calme pour le faire, Johnny m’a dit « Alors, qu’est-ce que c’est que cette rumeur à propos du Lone Ranger ? Tu me vois dans ce rôle ? » (rires) Bref, personne n’avait tenu sa langue ! J’ai expliqué à Johnny que je voulais lui proposer de jouer Tonto, mais dans une version très différente et beaucoup plus développée du personnage.

Comment cette idée de faire de Tonto le premier rôle du film et de le faire jouer par Johnny Depp vous est-elle venue ?

J’y ai pensé en songeant au fameux film inachevé de Terry Gillliam, THE MAN WHO KILLED DON QUIXOTE, dans lequel Johnny devait incarner un homme du 20ème siècle qui se retrouvait projeté dans le passé aux côtés de Don Quichotte, et qui devenait son Sancho Pança.

On voit les circonstances cauchemardesques qui ont provoqué l’arrêt du tournage dans le documentaire LOST IN LA MANCHA…

Oui. Et comme cet arrêt a empêché Johnny de jouer Sancho Pança, j’ai pensé que Tonto pourrait être le narrateur des aventures du Lone Ranger, tout en l’accompagnant comme Sancho accompagnait Don Quichotte. Cela permettait de narrer l’histoire en adoptant le point de vue de Tonto. A la suite de cela, nous avons organisé une réunion avec Ted Elliott et Terry Rossio, afin que je leur présente ma vision du projet. Comme ils envisageaient les choses différemment, je leur ai dit « OK, avancez de votre côté comme vous le souhaitez. Et reparlons-en plus tard. » Ils ont écrit plusieurs versions de leur script pendant que je préparais et réalisais RANGO, et rien ne s’est produit de leur côté. Le projet est resté dans un coin sans être développé par un studio…Quand j’ai achevé RANGO en 2010, Johnny m’a montré une photo de lui, maquillé en Tonto – c’était déjà l’aspect qu’il a dans le film, qui est inspiré d’une peinture d’un spécialiste des portraits d’indiens - et il m’a demandé si cela m’intéresserait de travailler à nouveau sur ce projet. Johnny avait engagé un auteur de son côté pour écrire une nouvelle version du script après celle de Rossio & Elliott, mais il n’était pas satisfait du résultat. Je crois que ce qui ne fonctionnait décidément pas dans ces premières versions, c’était que Tonto était encore un personnage faire-valoir, pas assez développé, et donc pas très intéressant. Nous sommes donc revenus à mon idée originale et avons engagé Justin Haythe pour écrire le récit des débuts du Lone Ranger, mais dans le cadre de l’histoire de Tonto. Après 12 mois de travail et de nombreuses réécritures, , nous nous sommes retrouvés en pleine nature pendant 6 mois pour tourner le film, en continuant toujours à peaufiner le script.

Le Lone Ranger était-il un personnage que vous connaissiez et que vous aimiez pendant votre enfance ? Regardiez-vous la vieille série télé avec Clayton Moore ou la série animée qui avait été produite à la fin des années 60 ? Jouiez-vous avec les figurines LONE RANGER qui étaient très populaires dans les années 70 ?

Non, car étant né en 1964, je suis devenu ado dans les années 70s, et pour un ado, le personnage du Lone Ranger semblait vieux jeu, moralisateur et démodé. Il n’avait rien d’original ou d’excitant. Nous savions que nos parents écoutaient le feuilleton radiophonique quand ils étaient enfants, ais je ne regardais pas la vieille série télé. Pourtant, j’aimais les westerns, mais surtout ceux de Sam Peckinpah…Bref, je n’étais pas un fan du Lone Ranger. Mais quand j’ai commencé à réfléchir sur le personnage, et à faire des recherches pour en savoir plus, je me suis rendu compte qu’il y avait toute une mythologie passionnante autour de lui, et que l’élément le plus important était cette relation entre le Lone Ranger et Tonto. Entre ce jeune type qui représente le monde de l’homme dit « civilisé » et cet indien d’Amérique avec sa culture séculaire proche de la nature. Quand ils se lancent dans cette aventure, leurs mondes et leurs points de vues s’opposent souvent, mais ils continuent cependant à avancer ensemble.



L’interprète emblématique du Lone Ranger à la télé et au cinéma, Clayton Moore, jouait ce justicier de manière très stoïque, au 1er degré. Est-ce parce que vous aviez cette image de jadis du personnage en tête que les scénaristes, les acteurs et vous-même avez pris encore plus de plaisir à explorer le contraste comique entre un Tonto malicieux et un peu fou et un John Reid / Lone Ranger sérieux mais encore inexpérimenté ?

Oh oui, absolument ! Je crois qu’il n’y avait aucune raison de raconter l’histoire telle qu’on la connaît et qu’elle a été présentée maintes fois. Les gens qui aiment la version originale du LONE RANGER peuvent toujours voir les serials, la série télévisée et les films avec Clayton Moore en DVD. Puisque tout cela existe, refaire la même chose n’aurait aucun intérêt. Une fois que nous nous sommes tous mis d’accord sur l’idée que cette version serait narrée selon le point de vue de Tonto, j’ai considéré que ce que l’on connaissait avant du Lone Ranger était sa légende un peu embellie avec le temps, mais que maintenant, on allait enfin apprendre comment les choses s’étaient réellement passées, de la bouche même de celui qui était là pendant ces évènements : Tonto. Et cela allait donc être un récit tout à fait différent… Vous savez, l’histoire officielle des Etats-Unis ne tient pas du tout compte du point de vue des indiens dans sa description de nombreuses situations. On sait que tout a été adapté, réarrangé pour refléter les vues d’un seul camp. Nous nous appuyons sur cela, sur ces doutes que l’on peut légitimement avoir sur les descriptions de cette époque dans les livres, pour faire raconter notre histoire par un narrateur…qui n’a pas l’air d’être très fiable lui-même ! Tonto est une sorte de shaman empirique, qui mélange toutes les idées qui lui passent par la tête, et qui n’est pas très sûr de la manière dont le récit va évoluer.

Pourrait-on dire que votre nouvelle version de Tonto est inspirée à la fois par les traits de caractère de Sancho Pança et de Don Quichotte ? Il est le compagnon du héros et l’observateur de ses aventures, mais il est aussi un idéaliste un peu fou, dont les buts semblent impossibles à atteindre…

Oui, il y a sans doute un peu des 2, car Tonto agit en suivant le cours de ses idées, même si elles ne reposent que sur des visions, des intuitions.

Dans les 3 épisodes de la saga des PIRATES DES CARAÏBES que vous avez réalisés, les ingrédients principaux sont l’action, l’humour et le surnaturel. Dans THE LONE RANGER, vous ajoutez des séquences dramatiques et même tragiques à ce mélange…Comment avez-vous trouvé le ton juste pour combiner toute cela de manière harmonieuse, d’abord quand vous supervisiez l’écriture du script, puis pendant le tournage et le montage du film ?

Vous savez, je crois que le truc consiste à ne pas isoler ces différents éléments, et d’osciller constamment entre l’humour, la tragédie, l’émotion et l’absurdité, exactement comme cela se passe dans la vie. Bien souvent, les gens rient beaucoup lors des réceptions qui sont organisées après des obsèques…Je crois que tout cela peut cohabiter dans un film, tout comme dans le cours de nos existences. Même si vous agissez sérieusement pour régler une situation sérieuse, si quelque chose d’absurde se produit, vous créez en vous un espace qui vous permet de réagir avec le sourire, puis de reprendre le cours de ce que faisiez. L’essentiel de mon travail a consisté à gérer le ton du film et les transitions entre tous ces moments.

Les personnages truculents et excentriques qui font partie de la grande tradition du western – les juges corrompus, les médecins ivrognes, les charlatans, les bandits qui mentent comme ils respirent – ont certainement dû vous aider à imaginer les moments de comédie du film…

Absolument. J’ai pensé à des acteurs de composition que l’on a vu dans ce type de rôles comme Strother Martin, qui a joué dans LA HORDE SAUVAGE, BUTCH CASSIDY ET BILLY THE KID, et des dizaines d’autres westerns. Ces comédiens ne faisaient souvent que des petites apparitions, mais elles étaient toujours mémorables. C’était effectivement très agréable de puiser dans ces souvenirs de personnages hauts en couleurs pour en imaginer de nouveaux, et donner ainsi l’occasion à nos acteurs de s’en donner à cœur joie dans leurs performances.

Avez-vous choisi de donner un aspect âpre et réaliste au film parce que cela convenait aussi bien aux situations comiques qu’aux situations dramatiques ?

Oui. Je considère que la comédie ne peut pas naître simplement parce que l’on donne un aspect comique à un contexte, avec des environnements ou des costumes stylisés. Elle ne peut surgir que de situations qui semblent réelles. Et plus ces situations sont réalistes, plus les décors sont usés et poussiéreux, mieux la surprise d’une situation comique fonctionne. A l’opposé, un aspect trop comique, c’est un peu comme si on donnait à l’avance un coup de coude aux spectateurs, en leur disant « Vous allez rire ! ». Là on tombe dans la farce trop convenue, et ça ne fonctionne plus.

Tonto est un peu délirant tandis que le Lone Ranger est rationnel. Est-ce que le duo de méchants formé par Butch Cavendish et Latham Cole est en quelque sorte le reflet maléfique du tandem des héros ?

Je crois que ce sont surtout les 2 héros qui sont le ying et le yang, l’un pour l’autre. L’un représente les lois de l’homme, l’autre celles de la nature, et ils agissent ensemble à un moment où les lois humaines et la nature sont bafouées en même temps. Moins que les reflets de leurs antagonistes, ils sont les reflets l’un de l’autre, dans un monde qui est devenu fou. Chacun à leur manière, ils ont été rejetés, bannis, laissés pour morts. Une des premières choses auxquelles on pense à propos du Lone Ranger, c’est son code de conduite, avec des règles strictes qui séparent ce qui est moral et juste de ce qui ne l’est pas. Dans notre histoire, le Lone Ranger se débat un peu avec ces notions de morale, car il doit quelquefois enfreindre la loi pour faire ce qui est juste et défendre les gens. Et c’est très délicat dans le contexte où il se trouve, car il se rend compte que la justice peut être corrompue et se plier à la volonté des plus riches et des plus puissants. Et ce n’est pas la seule partie de la société de l’époque qui est corrompue. Comment amener devant les tribunaux des gens auxquels les tribunaux obéissent ? Comment les faire condamner si toute la société est corrompue ? Voilà le paradigme, la vision du monde que nous découvrons dans cette histoire…Il y a d’un côté un jeune avocat venu de la côte Est, qui a toujours vécu plongé dans les livres de droit, et qui débarque un beau jour dans l’Ouest sauvage en espérant y apporter des changements bien utiles, et de l’autre un indien qui a une vision différente du monde, mais qui espère aussi que justice sera rendue... Notre récit ne décrit pas les choses en noir et en blanc, mais en nuances de gris.

Vous avez probablement dû revoir beaucoup de classiques du Western pour vous préparer à mettre en scène ce film. Quand vous êtes passé à la conception de THE LONE RANGER, avez-vous tenté de faire en priorité des choses que l’on ne pouvait pas réaliser techniquement quand les chef d’œuvres du genre ont été tournés, il y a 40 ou 50 ans de cela ?

Oui, pour surprendre les spectateurs, mais en gardant en tête que tout devait sembler se dérouler dans le monde réel, juste devant la caméra. L’un des thèmes majeurs de notre histoire, c’est la description de l’époque du développement des grandes lignes de chemin de fer. Cela signifie que nous avons dû tourner beaucoup de scènes qui se passent dans et autour des trains, ce qui est par définition toujours très dangereux à faire. Bien sûr, vous avez envie de montrer des choses réelles, mais quand vous devez filmer des chevaux qui galopent à côté d’un train, sur le toit des wagons et même à l’intérieur des wagons, ou des trains qui tombent d’un pont qui s’effondre, ou qui sortent des rails d’un aiguillage à grande vitesse, vous êtes obligés de passer par les effets visuels. Mais nous nous sommes cependant inspirés de l’époque où les westerns étaient tournés en ayant uniquement recours à des effets spéciaux de plateau. Nous avons essayé de réaliser le plus de choses possibles devant la caméra, avec de vraies cascades, de vrais trains, et des machineries très sophistiquées. Après, il a fallu essayer de jongler habilement avec différentes techniques pour compléter ce qui manquait dans ces scènes, soit avec des maquettes, des trains réalisés en images de synthèse ou des doublures numériques. Pendant le montage, après avoir inséré un effet visuel, nous avons fait en sorte de revenir très vite aux prises de vues réelles pour que les spectateurs n’aient pas le temps de se demander si ce qu’on vient de leur montrer est vrai ou pas. Nous avons apporté beaucoup de soin à la réalisation et à l’animation des personnages et des trains 3D : tout bouge de manière réaliste, en suivant les lois de la gravité, même si nous montrons des choses assez délirantes, qui auraient été absolument impossibles à faire il y a 30 ans.

La suite de cet entretien paraîtra bientôt sur ESI !

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