LA BELLE ET LA BÊTE de Jean Cocteau : ressortie d'un classique du cinéma français – Seconde partie
Article DVD Blu-Ray du Vendredi 11 Octobre 2013

par Ludovic Leprince-Avenant

La précédente restauration de 1995

En 1995, pour commémorer le centenaire de l’invention du Cinéma, La Belle et la Bête fit déjà l’objet d’une restauration photochimique minutieuse sous la direction du chef opérateur Henri Alekan. Un peu moins de 5 années plus tard, un master HD fut produit par VDM sur l’une des premières machines disponible en France. Malgré l’attention portée au matériel de ce film-phare du patrimoine cinématographique, les éléments photochimiques et magnétiques issus de ces travaux comportent d’importantes lacunes. Faute de disposer des possibilités technologiques actuelles, les éléments issus de la restauration photochimique furent légèrement raccourcis par Henri Alekan qui tentait tant bien que mal de contourner les problèmes de collages et d’images manquantes. D’autre part, le master fabriqué il y a douze ans est incompatible avec les normes du DCI et ne permet pas la fabrication d’un DCP. A cet effet :

  • Un appel trilingue a été lancé via la FIAF afin d'obtenir des éléments antérieurs à la restauration de 1995 afin de récupérer les images manquantes.
  • Une supervision conjointe de la restauration par SNC-Groupe M6, FILMO et La Cinémathèque française a été mise en place.
  • On a eu recours exhaustif aux notes et copies de références établies par Henri Alekan lors de la restauration 1995 car il s’est révélé primordial pour mettre les nouvelles technologies au service des ambitions artistiques de ce film. Le journal tenu par Cocteau lors du tournage du film (La Belle et la Bête, Journal d’un Film, Janin édit. 1946) a également fourni de précieux indices concernant la tonalité et l'orientation visuelle souhaitées par l'auteur-réalisateur.



Le journal du tournage du film – des indications pour la restauration

Fait rare (unique ?) pour l’époque : le tournage et l’enregistrement sonore de LA BELLE ET LA BETE d’août 1945 à avril 1946 a été entièrement documenté par son réalisateur. Ce récit est non seulement merveilleusement bien écrit et fort divertissant, mais c’est aussi un guide technique exceptionnel pour la restauration du film.
La documentation des obstacles techniques rencontrés (mais pas toujours surmontés) est également très parlante. Jean Cocteau décrit des fausses teintes dues à la météo instable de la Touraine ; un objectif défectueux et vibrant ; des lots de pellicules différents (Kodak, AGFA, Rochester) avec des qualités de texture différentes et parfois défectueux ou mal développés par le laboratoire; des passages d’avions durant certaines prises sonores; des pannes d’électricité durant le tournage en studio à Epinay-sur-Seine; des résistances qui explosent et lancent des flammes… De plus, le journal indique que l’ordre chronologique du tournage des scènes ne correspond pas à un montage linéaire du film. Autrement dit, le chef opérateur Henri Alekan comprend les souhaits de Cocteau en termes de contraste, de lumière, de texture et d’angle de prise de vues au fur et à mesure du tournage. Toutefois, cette maîtrise grandissante ne se traduit pas dans le montage final par une succession de scènes de plus en plus perfectionnées. Au contraire, des passages moins maîtrisés tournés au début suivent parfois des passages de perfection absolue tournés plus tard. L’arrivée tardive sur le tournage du directeur technique du film, René Clément (en tournage de son propre film LA BATAILLE DU RAIL) se fait également sentir dans la maîtrise technique des scènes tournées après son apparition.
Beaucoup de règles ont été brisées au cours de la réalisation de ce film: les raccords sont parfois approximatifs (selon Jean Cocteau lui-même) ; la cinématographie d'Alekan n'est pas conventionnelle, mais précise et claire - presque comme dans un documentaire ; la musique d'Auric rompt les effets visuels plus qu'elle ne les souligne....



La numérisation

Le négatif original en nitrate a été réparé et soumis à de nombreux tests de projections photochimiques et numériques comparatifs.Le choix s’est arrêté sur un scan complet du négatif image nitrate en immersion sur Nitroscan chez Eclair Laboratoires. Ce choix est orienté par le rendu de définition obtenu par le scan du négatif direct et par la bonne tolérance du scanner à nous restituer l'intégralité de la plage des hautes et basses lumières du négatif. Le scan a été effectué en 5K, afin de couvrir l'intégralité du film qui défile d'un bord à l'autre, tout en intégrant les perforations, qui, ainsi numérisées, ont rendu possible la stabilisation numérique, car elles sont les seuls repères physiques fixes qui permettent d'aligner une image par rapport à la précédente. De plus l'image apparaît pour la première fois dans son intégralité, et nous voyons les angles arrondis de l'images, invisibles sur la restauration précédente. Il a été également nécessaire de sélectionner des éléments filmiques intermédiaires à réinsérer dans le négatif, afin de combler les 843 images manquantes.
Les choix se sont orientés assez rapidement vers deux éléments principaux : un marron nitrate à densité variable provenant du stock de la Cinémathèque française et un marron à densité fixe fabriqué en Allemagne à partir d'un contretype. Les deux éléments ne sont pour autant pas complets et trois plans qui ne sont pas sur le négatif ont été retrouvés. Ces plans ont été sauvegardés mais ne figurent pas dans la restauration finale, car ils n’appartiennent pas à la version exploitée à l’origine en France. « Quand au destin du film après sa première projection, si Coteau ne fut pas autant trahit que Max Ophüls (dont le producteur modifia entièrement l'ordre des scènes de Lola Montès), d'étrange changements furent opérés. On suppose qu'ils furent le fait de Paulvé, ou du moins qu'il y donna son consentement, ce qu'il nia jusqu'à la fin de ses jours. Par exemple, la suite des apparitions de la Bête à la porte de Belle a été intervertie ou coupée dans plusieurs versions. Plus importante est la disparition d'une séquence d'une dizaine de minutes mentionnée par Cocteau comme étant « la farce du drapier » : on en retrouva jamais le négatif. En 1967, toutefois, je découvris qu'une partie de cette scène, apparaissant encore au marché international, avait été coupé tardivement (...). » Robert Hammond, éditeur du scénario, 1970
La reconstruction s’est faite bobine par bobine avec les rustines provenant des différents éléments, en vérifiant que l'intégration soit parfaite et ne génère pas de doublons d'image. La stabilisation et le positionnement des rustines ont été effectués lors de leur intégration au montage.



L’étalonnage

Une fois le film « reconstitué », l'étalonnage numérique a pu débuter en projection grand écran. Le découpage technique du film, conservé à la Cinémathèque Française, ainsi que le Journal de Jean Cocteau ont été consultés pour vérifier les ambiances et orienter l’étalonnage : clair de lune, nuit américaine, contraste – tous les indices ont été exploités.
Afin de décrypter la démarche suivie par Henri Alekan, des projections ont été effectuées afin de comparer des copies 35 mm issues de la restauration de 1995 et des copies 35 mm antérieures à cette date et donc proches du résultat obtenu en 1946. Les copies tirées avant la restauration de 1995 présentent une douceur conforme à l'esthétique de l'époque ; l'équilibre est parfait et la gamme de gris complète. Cette image très cohérente ne correspond toutefois pas à ce que Jean Cocteau recherchait selon les indications dans son journal.
Les copies issues de la restauration supervisée par Alekan en 1995 montrent un tout autre aspect. L'utilisation d'un élément intermédiaire à haut contraste change considérablement l'image. Les noirs sont profonds et les blancs intenses. Ce contraste répond clairement à l'intention initiale de Jean Cocteau. Mais cette orientation ne fonctionne réellement qu'avec les ambiances « nuit château » en plans larges ne comportant pas trop de détails. Tous les plans de jour, ainsi que les plans de nuit cadrés serré, manquent de niveau de gris et de richesse dans les détails.
L’orientation d’Henri Alekan a donc été suivie avec des outils techniques plus adaptés que ceux qu’il avait à sa disposition. Ces indications permettent à la fois de maintenir ce haut contraste absent des anciens tirages, tout en conservant la gamme des gris afin d'obtenir une image équilibrée.
Mais si l'étalonnage numérique permet d'aller plus loin que l'étalonnage photochimique, il n'est pas pour autant exempt de défauts. Ainsi, lors des tests de scan effectués à partir du négatif, la remontée d'informations parasites, générées par « la bonne définition » du négatif et par l'interprétation du scan de cette définition, a été observée. La pellicule négative de l’époque a une bonne définition mais elle est largement inférieure aux pellicules actuelles. Contrairement aux supports modernes dont le grain est parfaitement homogène en taille et en disposition, la pellicule de 1946 comporte des grains de tailles disparates, organisés de manière aléatoire.À cette fin, des tests d'étalonnage ont été effectués pour trouver la gamme permettant d’harmoniser les intentions initiales de Jean Cocteau, le contenu de la pellicule d’origine et les orientations de la restauration supervisée par Henri Alekan.



La restauration numérique

Suite à l'étalonnage du film, le travail de restauration numérique de l'image a pu débuter. Un cahier des charges a été établi afin de définir les bonnes règles de restauration.
Il convenait en effet d'identifier clairement les origines de chaque défaut afin de déterminer s'il faut le traiter et à quel niveau de restauration. Cette démarche permet de distinguer les défauts qui sont liés au temps et à l'usage intensif du matériel photochimique, des défauts qui sont issus du tournage. Il est entendu que la restauration de l'image doit permettre au spectateur de se plonger dans le film sans ressentir de gêne visuelle. Mais elle peut conserver certains défauts mineurs et ne doit surtout pas attaquer la texture de l'image.
La première étape de la restauration numérique a consisté à filtrer l'image afin d'effectuer une sélection de toutes les poussières présentes, puis de les supprimer (les poussières apparaissant au fil du temps et des manipulations, elles ne sont pas originellement présentes sur la pellicule). Les taches plus importantes, traces de colle ou cassures, ont été traitées à la palette graphique manuellement, image par image.
Si la plupart des rustines (inserts d’images issues des éléments photochimiques intermédiaires) ont été correctement intégrées en termes de texture et de niveau de gris, lors des séances d'étalonnage, certaines présentent néanmoins des différences qui nécessitent du « compositing/matte painting » sur certaines parties du décor, en réemployant deux images issues de deux éléments différents. La précédente restauration avait pour les images manquantes, fait le choix de doubler les images, voir de tripler certaines images, ce qui occasionnait de petites sautes. La restauration actuelle rend les rustines totalement invisibles.
Les défauts particuliers du film décrits par Cocteau dans son Journal, comme les taches noires regroupées (« pattes d’ours »), sont corrigés dans les parties de l'image où ils apparaissent comme gênants visuellement, mais sont conservés dans les parties de l'image où la gêne n'est pas ressentie.
Les points de glace (diffraction de lumière photographiée, ayant pour origine des défauts de l'objectif ou le filtre placé devant l'objectif) présents sur une bonne partie du film, n’ont été réduits que lorsqu'ils étaient visibles sur les visages en mouvement (principalement en fin de film). Pour le reste du film, ils étaient peu perceptibles en raison de l'équilibre de l'étalonnage.
L’effet de pompage de la lumière a été étudié plan par plan car il était parfois voulu (pour imiter la lumière d’une bougie vacillante) et a été introduit en cours de tournage par René Clément. Mais parfois ce pompage était accidentel et le résultat des éclairages vacillants provoqués par des variations d'intensité liées à l'instabilité du courant électrique.



Le son

Jean Cocteau parle également du son dans son Journal, laissant des indices sur les bruitages, les difficultés d’enregistrement sonore et l’orientation (peu habituelle) de la partition musicale. Le positif son de 1995 a été tiré de manière continue après plusieurs tests jouant sur la lumière de tirage et la qualité du développement. Les tests de numérisation chez LE Diapason ont établi que le tirage d’un nouvel élément n’était pas nécessaire. Cette piste audio a été intégralement numérisée chez LE Diapason. Puis la conformation de la piste audio a été faite en prenant la reconstruction finale du film intégrant toutes les images manquantes comme référence.
Cette conformation laisse deux petites séquences audio sans images correspondantes. Le son de ces scènes, décrites dans le scénario original mais ne figurant pas dans le montage final du négatif, a été sauvegardé.
L'audio a été restauré en limitant les montées de souffle intempestives, tout en conservant un certain niveau de souffle tout au long du film pour garder ses qualités sonores d’origine. Les plops et les craquements ont été supprimés. Les textures de son ont été équilibrées afin que les voix et les musiques conservent un timbre riche en harmoniques, cohérent avec l'époque du film. Un mastering spécifique a été effectué pour la projection sur grand écran, que ce soit au travers d'une copie numérique (DCP) ou d'une nouvelle copie 35mm pour que le son du film soit adapté aux systèmes d'écoutes présents dans les salles actuelles.



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