Le labyrinthe de Pan : Entretien avec le réalisateur Guillermo Del Toro
Article Cinéma du Dimanche 25 Mai 2008

A l'occasion de la sortie en DVD de l'excellent Labyrinthe de Pan, nous vous proposons un entretien avec le réalisateur Guillermo Del Toro (Mimic, Blade 2, L'Echine du Diable, Hellboy 1 & 2).

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Comment vous est venue l’idée de la première version du Labyrinthe de Pan, il y a presque dix ans de cela, et en quoi différait-elle du film que nous découvrons aujourd’hui ?

Guillermo Del Toro : Eh bien, on pourrait dire qu’il y a eu trois incarnations successives du Labyrinthe de Pan : certaines de mes idées ont évolué pour donner naissance à L’échine du diable, il y a quelques années. Ensuite, j’ai pensé à une histoire au contexte plus sexuel, au cours de laquelle une femme mariée était séduite par un faune qui vivait dans un recoin de sa maison. C’était une « Madame Bovary » : elle avait un mari très gentil et très honnête qui prenait soin d’elle, mais elle ne pouvait s’empêcher de succomber à la passion charnelle qu’elle éprouvait pour ce faune très fougueux !(rires) Le faune était une créature très vieille qui allait bientôt mourir et il lui disait « Si tu veux que le labyrinthe fleurisse à nouveau et que nous puissions vivre ensemble parmi toutes les créatures de ce monde, il faut que tu fasses don du sang de ton premier-né. » A la fin du film, son mari allait la chercher dans le labyrinthe, la retrouvait morte, et découvrait qu’une fleur avait poussé miraculeusement dans cet univers desséché.



Vous avez donc conservé quelques éléments dans la version finale…

Oui, juste quelques uns. Après cela, j’ai envisagé de créer un autre film proche de l’esprit de L’échine du diable. J’ai changé l’époque à laquelle se déroulait l’intrigue et choisi 1944. J’étais convaincu que mon histoire prendrait tout son sens et sa force à l’époque où les fascistes arrivaient au pouvoir en Espagne. Il m’a fallu deux ans pour mettre au point mon récit. Je me souviens que j’avais dit alors à Alfonso Cuaron « Tout est si précis dans ma tête que je vais écrire le scénario en quatre semaines, pas plus ! ».

Et ça vous a demandé combien de temps, au final ?

Neuf mois et demi ! (rires) C’était un scénario très difficile à écrire, car il fallait préserver l’harmonie entre les scènes du monde réel et les scènes fantastiques.

On retrouve tous vos éléments favoris dans ce film : des héros tragiques et rejetés, des ambiances poétiques sombres, des endroits mystérieux interdits, et un certain goût pour la mélancolie…

Oui. Même si j’aime beaucoup l’horreur en tant que genre cinématographique, mes films préférés de ce registre sont plutôt Les yeux sans visage de George Franju, pour son ambiance onirique ou La fiancée de Frankenstein, qui est plus triste qu’effrayant. Mes films les plus personnels, comme Chronos, Hellboy, L’échine du diable et celui-ci sont tous mélancoliques. Ils sont tous consacrés à la perte de quelque chose. Ce sont des contes de fées désabusés. Je crois que ça tient en partie à la manière dont je vois les créatures et les monstres : comme des êtres bannis de la société. Des marginaux, rejetés par le reste de l’humanité. Je déteste les humains qui détiennent le pouvoir. J’aime ceux qui souffrent. Pour résumer, on pourrait dire que j’aime les victimes et les monstres, et que je hais les « winners » ! Je me sens plus proches des motivations des vampires de Blade 2 que de celles de Blade lui-même. Blade est une sorte de camé assez inquiétant, un héros plutôt étrange si on y réfléchit un peu. Je sais que je ne pourrais pas réaliser une adaptation « standard » de film de superhéros, même si on m’en propose régulièrement. Je refuse toujours en expliquant que j’aime les personnages humbles ou décalés. Mélancoliques, en tous cas.

Vous auriez certainement réalisé une formidable version des 4 Fantastiques , car le personnage de la chose vous aurait permis de traiter ces thèmes à merveille…

Si j’avais fait Les 4 Fantastiques, ça aurait été uniquement pour cette raison. Mais malheureusement, Ben Grimm était trop proche d’Hellboy, que je venais de faire juste avant. Je me serais répété en un sens. J’aurai pu faire le film, mais à l’unique condition que ce soit Ron Perlman qui joue Ben Grimm ! (rires).

Les acteurs du Labyrinthe de Pan sont tous remarquables. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur chacun d’entre eux ?

Volontiers. Je vais commencer par Sergi Lopez, qui est surtout connu en Espagne pour les comédies à succès dans lesquelles on a pu le voir, et en tant que personne très sympathique. Quand je l’ai contacté pour lui proposer le rôle, je lui ai dit qu’il fallait qu’il se transforme physiquement, qu’il mincisse et fasse de la musculation. Je lui ai demandé aussi de parler avec une voix plus basse, et de se préparer à utiliser les côtés sombres de sa personnalité pour travailler ce rôle. Le personnage qu’il incarne, le capitaine Vidal, est en quelque sorte « emprisonné dans la montre de son père ». Dans le film, il s’installe même dans une pièce où l’on voit les engrenages de bois d’une meule, qui ressemblent à des mécanismes d’horlogerie géants. Il est obsédé par la figure de son père, ce qui un des éléments fondateurs du fascisme. Le fascisme, c’est une chose très masculine. Dans le film, Sergi est très masculin, très attirant physiquement, mais horrible à l’intérieur. C’est un contraste très intéressant. Hitchcock l’a utilisé parfaitement dans ses films, avec Joseph Cotten, Martin Landau, Cary Grant dans Suspicion, Claude Rains et James Mason. Ses méchants étaient toujours extrêmement élégants et courtois. Sergi est élégant, mais c’est vraiment un enfoiré ! (rires).

Et Maribel Verdu ?

Maribel joue souvent des rôles de jeunes femmes sexy dans des films espagnols comme Y tu mama tanbien, et j’ai pensé que ce serait bien pour elle d’incarner une femme de la campagne humble et silencieuse, qui accepte beaucoup de choses sans broncher, grâce à sa grande force de caractère.

Son personnage est très courageux.

Oui, très courageux. Elle doit réprimer toute l’horreur que lui inspire Vidal, lui cirer les bottes et être a son service, car elle en profite pour recueillir des informations.

Et la petite Ivana Baquero, qui joue Ophélia ?

Ivana est une actrice très douée. Plus je vois le film, plus je remarque des petits détails dont je ne m’étais pas rendu compte. Je lui ai enseigné certains des trucs que j’utilise avec les jeunes acteurs au début du tournage. Elle s’en est emparé et après, elle est allée toute seule beaucoup plus loin que ce que j’aurais pu lui conseiller de faire. Elle m’a stupéfié.

Quels genres de trucs enseignez-vous aux jeunes acteurs ?

Je leur apprends à utiliser un certain type de respiration de Yoga pour obtenir différents effets. Grâce à cela, ils peuvent être en hyperventilation, dans un état d’hyperactivité qui convient bien à des scènes d’action ou d’angoisse. Je leur montre aussi comment ralentir leur respiration pour être sereins, si c’est ce qui convient à la séquence que nous nous apprêtons à tourner. Je leur demande aussi de me dire très sincèrement ce qui les blesse ou les rend heureux dans la vie réelle, et je leur demande de penser à ces choses à certains moments du tournage. Je leur apprends aussi à respirer quand ils disent leur texte. Ou à se concentrer sur l’autre acteur ou sur une petite chose à faire pendant qu’ils récitent leurs dialogues, pour agir de façon plus naturelle. Ce genre de choses. Ce sont des exercices simples, mais très efficaces.

Pourquoi avez-vous juxtaposé un véritable monstre comme le capitaine Vidal, l’horreur réelle du fascisme, avec des créatures fantastiques ? Pensez-vous qu’il est important qu’un récit, même imaginaire, ait une valeur morale et une réflexion à proposer au public ?

Oui, car je pense que nous vivons en ce moment au bord du fascisme absolu. Nous vivons dans un monde qui prétend ne pas être fasciste, mais qui se polarise constamment. L’Amérique latine se place politiquement de plus en plus à gauche. L’Europe est très divisée. L’Amérique du nord traverse une crise et prend des positions extrêmes. Nous courons le risque de nous trouver dans un monde si divisé par des décisions unilatérales des grandes puissances que l’on se dirige vers l’exclusion des diversités dans l’arène politique. Vers l’exclusion du choix. Comme dans Hellboy, Le thème du labyrinthe de Pan est le choix. Choisir qui l’on est, même si l’on risque de vous tuer à cause de cela. Par exemple, si je voulais gagner plus d’argent et si je me mettais à tourner de gros films américains, je serais différent. En alternant des petites productions et des productions plus importantes, qui restent personnelles, je ne me contredis pas. Si je ne réalisais que des petits films encore plus personnels, ce serait encore un autre choix. A chaque fois que vous faites un choix, vous vous définissez en tant que personne. Je crois que les choix de certaines personnes sont dominés par leur désir de ne pas être mis en danger, de vivre confortablement, et de gagner beaucoup d’argent. C’est l’idéal de millions de gens. C’est très dangereux, car on peut devenir indifférent au sort des autres, rester dans sa bulle, et laisser des choses horribles se faire sans agir. Le vrai Fantastique - et je ne parle pas là du Fantastique à l’eau de rose, avec des petits lapins débiles qui chantent au milieu de champs de fleurs – joue un rôle libérateur, même s’il expose les côtés monstrueux de notre inconscient. Les monstres, les démons, les anges, représentent différentes facettes de nos personnalités.

Vous considérez que seul le Fantastique vous permet de vous exprimer en toute liberté ?

Oui. En ce qui me concerne, le Fantastique est devenu ce qui se rapproche le plus de la religion, dans ma vie. J’étais catholique à l’origine, mais je me suis éloigné de ce dogme, même si j’en porte encore les stigmates dans mon inconscient. Je n’entrais pas dans le moule du catholicisme. Le fantastique est ma vraie religion !

Pensez-vous que des films comme le vôtre peuvent aider le public adolescent à comprendre les mécanismes du fascisme ?

Je l’espère. J’ai essayé d’utiliser la violence dans ce film comme je l’ai fait autrefois dans L’échine du diable, mais en allant encore plus loin. Je peux réaliser des scènes de violences amusantes et cartoonesques, des mélanges de kung-fu et de gags à la Tom et Jerry comme dans Blade 2 et Hellboy, mais je voulais que la violence du Labyrinthe de Pan soit extrêmement choquante, et hyperréaliste. J’ai abandonné cette démarche dans une seule scène, lorsque l’on voit Vidal se recoudre lui-même la joue. C’est un exploit surhumain qui se décale un peu de la réalité. Le reste de la violence est montré dans toute sa vérité crue. Je crois que si les adolescents qui voient cela sont choqués et non pas amusés, ca signifiera que le film joue son rôle et réussit à montrer la brutalité du fascisme. Le fascisme détruit l’innocence, prive les gens de leur capacité de choisir, et détruit les vies. Le cinéma est un outil merveilleux pour exprimer cela.

Vous avez travaillé et vécu aux USA. Comment réagissez-vous lorsque vous voyez la manière dont le conflit en Irak est décrit par les médias américains ?

Ce qui me frappe, c’est la description aseptisée de cette guerre. Les images qui sont montrées aux USA ne font pas ressentir les souffrances des soldats américains et du peuple Irakien qui est plongé dans le chaos. Quand les évènements du 11 septembre ont eu lieu, les médias américains ont montré tout l’impact émotionnel de ce drame sur la population. C’est la raison pour laquelle il est utile de présenter les faits d’une manière équilibrée. Le fascisme essaie de vous convaincre que le monde est divisé en deux camps « Eux » et « Nous ». En réalité, dans ce monde, il n’y a que « nous ».

Oui, c’est cette logique horrible du « Si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous »…

Oui. C’est épouvantable.

La beauté des images du film est impressionnante. Le monde réel que vous décrivez est très beau, et le monde fantastique auquel accède l’héroïne est fascinant. Il y a des transitions de couleurs et de textures très subtiles entre ces deux mondes entremêlés. Comment les avez-vous conçues ?

Quand je conçois un projet, j’ai l’habitude d’écrire un journal dans lequel je note toutes mes idées sous forme de textes et de dessins. Je codifie les couleurs, les symboles et les formes qui apparaîtront dans le film. Il arrive que cela change en cours de route, bien sûr. Au départ, le labyrinthe devait être recouvert de formes celtiques, et la maison avoir une forme verticale. Les choses évoluent et la logique du film se crée ainsi peu a peu sur le papier. Je pensais que le monde réel allait être bleu, gris et vert. Des couleurs froides.

Les couleurs du fascisme ?

Disons plutôt des couleurs non organiques, éloignées des teintes de la chair. Et les lignes de ce monde sont droites, qu’il s’agisse des portes, des fenêtres, des cheminées, etc…Dans le monde fantastique, on se retrouve en fait à l’intérieur du ventre de la mère, dans son utérus. Tout est organique, rond, doré, rouge. Si vous observez attentivement le décor de la salle des trônes que l’on découvre à la fin, sa composition évoque l’anatomie féminine, avec la forme du ventre, la position des ovaires, etc…En fait, je crois que la fille rêve de se retrouver à l’intérieur du ventre de sa mère. Ce n’est pas un paradis catholique. Et c’est justement la raison pour laquelle nous découvrons le début de son récit en passant par le bébé qui se trouve dans le ventre de sa mère. C’est l’accès à ce monde fantastique.

Parlons des créatures à présent. Quelles sont les premières idées qui vous sont venues en tête quand vous avez travaillé sur leurs designs ? Commençons par les fées-insectes…

Au départ, j’ai été séduit par cette idée d’une petite fille qui pouvait imaginer voir des fées en observant des insectes ailés. Et ensuite, j’avais gardé en tête des designs de fées que DDT avait conçu pour moi. On voyait ces fées apparaître brièvement dans l’édition « director’s cut » de Hellboy : elles étaient conservées dans des bocaux de formol. J’aimais beaucoup leur apparence. Ensuite, David Marti a eu l’idée de donner à leurs ailes l’apparence de feuilles d’arbres nervurées. Je lui ai dit que je voulais que les fées aient des silhouettes aussi longues que celles des sculptures de Giacometti, et soient à l’opposé de l’image de beauté qu’on leur associe habituellement. Je voulais qu’elles ressemblent à des petits singes nus, qu’elles aient une démarche simiesque et qu’elles mangent de la viande !

Et Pan, comment l’avez-vous imaginé ?

Je voulais qu’il ait des jambes faites de bois, et prolongées par des racines, comme s’il avait vécu pendant des siècles près d’un arbre qui avait envahi son corps. J’imagine d’ailleurs que la plupart des créatures du film vivent près ou dans les racines des arbres. Pan devait rajeunir et embellir progressivement, tout au long du film. Ainsi, à la fin, lorsqu’il fait une proposition horrible à l’héroïne, il est devenu beau. Et on comprend alors que la petite fille ne se laisse pas influencer par les apparences, mais par les idées. Son choix est un choix d’idées. J’avais envie de retrouver des symboles celtiques sur le visage et le corps de Pan, car le film se réfère à cette culture, qui a influencé le nord de l’Espagne après être venu des terres anglo-saxonnes et bretonnes.

Et ce personnage terrifiant que vous avez appelé « l’homme pâle », d’où vient-il ?

Nous l’avons conçu comme un vieil homme très gros, qui a perdu beaucoup de poids et est devenu très mince. David m’a envoyé une première sculpture de son visage, qui représentait un vieillard à l’aspect presque normal. J’ai pensé qu’il serait plus effrayant de lui donner l’aspect d’un personnage des tableaux de Francis Bacon. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu aplatir son visage pour le faire ressembler à celui d’une raie manta. C’est ce que l’on aperçoit lorsque l’on découvre le ventre d’une raie. Ce sont des traits étranges, inhumains, très inquiétants. Un jour, j’ai dit à ma femme que je voulais trouver une idée visuelle qui permette de comprendre qu’il sort de sa torpeur et se réveille. Au départ, j’avais imaginé qu’il ait deux mains de bois posées sur une assiette devant lui, et qu’il fixe lentement ses mains sur ses moignons. Mais j’ai réalisé que ça ressemblait trop à ce que fait Kroenen dans Hellboy, et j’ai abandonné cette approche. Ensuite, j’ai pensé que ce personnage avait créé une étrange chapelle autour de lui, et célébrait une sorte de culte pendant lequel il dévorait des enfants. J’ai donc eu l’idée de lui donner des stigmates, de placer des ouvertures dans les paumes de ses mains, et de le montrer prenant ses yeux posés dans une assiette et les enfonçant dans ses mains pour retrouver la vue. Je crois que cette idée m’a été inspirée par un poster sur lequel on voit une femme hurler en se mettant les mains devant les yeux, mais ses yeux apparaissent au travers de ses mains, qui sont transparentes.

Ne s’agit-il pas d’une affiche politique ?

Oui, je crois l’avoir vu dans un livre consacré aux affiches polonaises. J’ai appelé David et lui ai donné ces indications pour qu’il modifie sa sculpture. Je suis très content du résultat final. Je pense que c’est la créature la plus réussie de mes films depuis les reapers que l’on voyait dans Blade 2, et depuis Abe Sapiens dans Hellboy !

Parlons de votre collaboration avec Doug Jones, qui incarnait justement Abe Sapiens, et qui a joué les rôles de Pan et de l’homme pâle…Quelles indications lui avez-vous donné pour interpréter ces deux créatures ?

Quand nous avons parlé de Pan, je lui ai dit « Au début, il va falloir que tu trembles comme une chèvre, que tu aies des petits spasmes. Et au fur et à mesure que le film progressera, tu vas avoir une gestuelle plus élégante, et à la fin, tu apparaîtras très séduisant, presque sexy. La première scène que nous avons tourné avec Doug est la dernière dans laquelle apparaît Pan. Quand il a commencé à jouer, il bougeait comme s’il était un mélange de David Bowie et Mick Jagger ! (rires) Je lui ai demandé un peu moins de Bowie et plus de Jagger, et c’était parfait. Il a créé un magnifique personnage. Je me souviens lui avoir dit « Doug, si je ne te dis rien, ce n’est pas parce que je n’aime pas ce que tu fais. Au contraire : je n’ai rien à ajouter parce que c’est parfait ! ». Pour l’homme pâle, quand il commencé à bouger, il faisait des gestes rapides et saccadés, comme un insecte. Ça ne me convenait pas. Je lui ai demandé de se déplacer comme si ses os n’étaient pas bien reliés les uns aux autres. Comme un grand sac d’os. Je pense que c’est plus effrayant ainsi, parce que des créatures faibles et perverses sont encore plus inquiétantes que des monstres vigoureux et cruels. La perversité a besoin de la faiblesse pour exister, et cette idée est effrayante en elle-même. J’ai dit à Doug « Bouge lentement. Ainsi, quand tu dévoreras une fée, ce sera encore plus choquant. »

Doug Jones était-il pratiquement aveugle quand il portait les maquillages de Pan et de l’homme pâle ?

Il pouvait voir au travers d’un tout petit trou aménagé au travers des narines de l’homme pâle, et aussi un peu au travers des yeux de Pan. Mais dans les deux cas, son champ de vision était extrêmement limité. Ce pauvre garçon endure ces traitements inhumains, mais c’est un vrai génie ! C’est le meilleur acteur que l’on puisse trouver pour incarner n’importe quelle créature. Et sans maquillage, c’est aussi un acteur exceptionnel.

On ignore si le personnage de Pan est bon ou mauvais pendant la plus grande partie du film. Pourquoi avez-vous choisi cette ambiguïté ?

Je ne voulais pas que Pan soit gentil, car il aurait été facile à Ophélia d’obéïr à un personnage tout sucre tout miel. On le montre en train de faire des choses inquiétantes, par exemple lorsqu’il surgit de l’obscurité en dévorant un morceau de viande. On ne sait pas d’où vient cette chair qu’il avale, ni à qui elle appartient ! (rires) On le voit aussi sourire d’une manière un peu inquiétante, lorsqu’il serre Ophélia dans ses bras. Je me suis souvenu d’un geste similaire dans Suspicion d’Hitchcock. Tout le monde a tendance à dire que le film se termine bien. Mais selon moi, ce n’est pas une happy end. Quand on voit Cary Grant entourer Joan Fountain de ses bras, il ne l’enlace pas. Il agit comme une araignée qui vient de capturer une mouche ! (rires) Je voulais que Pan puisse à la fois caresser le visage d’Opélia, et que l’on sente aussi qu’il peut utiliser un de ses doigts griffus comme la lame d’un couteau. Sa gestuelle, et la manière dont la caméra la décrit, participent à créer cette ambiguïté dont vous parliez.

Les paysages fantastiques du film sont constitués de plusieurs « couches » de symboles. Pourriez-vous les commenter, en commençant par l’arbre ?

La forme de l’arbre, qui évoque à la fois un sexe féminin par son ouverture, et la tête du faune par sa forme générale, est sans doute le symbole le moins subtil du film. Tout le monde fantastique évoque l’intérieur d’un ventre de femme : le tunnel dans lequel apparaît la grenouille, le repère de l’homme pâle dont les parois ressemblent à un utérus...

Je reviens à la montre du capitaine Vidal : est-ce que cet objet que lui a légué son père symbolise la nocivité de certaines idées qui peuvent empoisonner l’esprit d’un enfant dès le plus jeune âge ?

Non, selon moi, Vidal ne se dévoile qu’en observant tout ce rituel avec cette montre. Il ne parle jamais de son père. C’est un principe d’écriture de scénario dont Hitchcock se servait. Quelquefois, ce qu’un personnage refuse de dire est plus révélateur que ce qu’il raconte sur lui. Le fascisme qui est transmis du père au fils est une forme de maltraitance psychologique. J’ai pensé qu’il était intéressant que Vidal soit obsédé par la mort, par l’idée de mourir d’une manière « juste » selon lui. C’est d’ailleurs ce qu’il dit à un de ses hommes pendant une scène de fusillade avec les rebelles « C’est la seule manière valable de mourir ! ». La seconde chose qui l’obsède, c’est d’avoir un fils pour transmettre cette vision des choses. Cela montre à quel point ce type a été élevé de manière rigide par son père. Un autre signe révélateur de sa manière de penser, c’est sa réaction au début du film, lorsqu’il voit la voiture qui amène sa femme arriver : il regarde sa montre et constate « Un quart d’heure de retard ! » en étant un peu agacé. Il ne pense pas « Voilà ma femme, qui est enceinte », il ne remarque que son retard. J’aime que ce personnage soit défini par cette montre, dont le verre fendu du cadran est une trace du moment où son père est mort au combat. Son père a inséré en lui un mécanisme brisé, qu’il essaie en vain de réparer. Il est prisonnier de cette montre à jamais.

L’intensité de la scène où l’on voit Vidal tuer deux paysans qu’il prend pour des rebelles est saisissante. Avez-vous placé cette scène si tôt dans le film afin que l’on sache de quoi Vidal est capable, afin l’on ait encore plus peur de ce qui pourrait arriver à Ophélia ?

Ce qui m’intéresse dans cette scène, c’est le contraste qu’elle fait naître avec la séquence romantique qui la précède, lorsque l’on voit la rolls qui amène Ophélia et sa mère au travers de la forêt, jusqu’à la maison que Vidal et ses hommes occupent. Ophélia parle tendrement à son petit frère au travers du ventre de sa mère, et peu après, on voit Vidal se déchaîner dans un accès de sauvagerie insoutenable. Ainsi, dès le début du film, vous comprenez à quel point Ophélia et Vidal sont des êtres différents. Et pourtant, ils ont un trait de caractère en commun, qui les sépare de tous les autres personnages du film: ils n’acceptent aucun compromis. Ophélia et Vidal sont les deux personnages les plus forts du film. Pour revenir à la scène où Vidal tue le fils et son père, elle est malheureusement inspirée d’une histoire authentique, qui s’est déroulée dans une épicerie, pendant la période de l’Espagne fasciste.

Ce film est certainement le plus personnel de tous ceux que vous avez réalisés. Quels sont les petits détails dont vous êtes le plus fier, et qui échapperont peut-être à la majorité des spectateurs ?

Ophélia a une personnalité assez proche de celle que j’avais lorsque j’étais enfant. Comme à elle, on me disait quoi faire, quoi penser, comment me comporter, alors que j’avais un monde très différent en moi. Et comme moi, Ophélia s’aide de son monde imaginaire pour mieux comprendre le monde réel. Il y a donc de nombreux symboles et détails disséminés tout au long du film, que j’aurai des scrupules à vous énoncer, parce que je crois que Le labyrinthe de Pan peut être vu plusieurs fois justement pour y trouver des détails que l’on n’a pas remarqués à la première ou à la seconde vision. Ma femme a déjà vu le film quatre ou cinq fois, et après chaque projection, elle me parle de détails qu’elle vient de découvrir, ce qui me ravit ! Je vais vous parler de détails qui sont vraiment durs à remarquer. A l’entrée du labyrinthe, on peut voir une sculpture du visage du faune et un très vieux texte gravé dans l’arche de pierre qui dit « Notre destin est façonné par nos décisions », ce qui est l’idée principale du film. Dans chaque partie du monde fantastique, les créatures représentent la violence institutionnalisée de notre société. Les institutions religieuses, les préjudices raciaux qui sont évoqués par un tas de chaussures similaire à ceux que l’on trouvait dans les camps de concentration. La grenouille représente les riches qui dévorent l’arbre – les richesses du monde - de l’intérieur et en privent les autres. Si vous observez bien la clé que trouve Ophélia, elle a la forme du Ying et du Yang. La forme de la salle à manger de l’homme pâle est exactement la même que celle de la salle où Vidal reçoit ses invités. Si l’on observe bien les portes et les escaliers de la maison, on peut y voir des visages de faunes un peu partout. Mais on ne les remarque pas la première fois.

Cela fonctionne inconsciemment, car on a le sentiment que les deux mondes sont étroitement joints, tout au long du film.

Oui. Que pourrais-je vous dire de plus ? La racine de mandragore évoque le bébé, bien sûr. Et il y a encore des dizaines d’autres choses dont je parle dans le commentaire audio du DVD du film !

Est-ce que le fait de tourner un film en dehors d’Hollywood a été un grand soulagement pour vous ?

Oui. Les deux dernières expériences que j’ai eues là-bas – Blade 2 et Hellboy - ont été très positives. Hellboy encore plus que Blade, bien sûr, parce que c’était vraiment mon bébé. Mais tourner au Mexique ou en Europe, c’est vraiment travailler dans un autre monde, au sein de cultures où le cinéma est un médium de réalisateur. C’est tellement plus agréable de tourner dans ces conditions-là. J’aimerais que Hollywood respecte autant les réalisateurs. Je ne crois pas que les profits des studios diminueraient davantage qu’ils ne le font en ce moment si les réalisateurs avaient davantage de pouvoir. Bien au contraire. Les films américains seraient moins formatés et plus intéressants.

Vous avez donc bénéficié d’une liberté totale pour concevoir et réaliser Le labyrinthe de Pan ?

Oui. J’avais besoin d’une liberté absolue pour faire aboutir ce projet. C’est la raison pour laquelle j’en suis l’un des producteurs. C’est la première fois que je produis, écris et réalise un film, ce qui n’est pas facile, ni confortable. Mais en revanche, vous êtes libre. Vous faites des sacrifices au niveau de votre salaire, mais vous obtenez une journée de tournage en plus, une créature supplémentaire, ou des plans truqués en plus.

Est-ce que vous vous souvenez d’un moment particulier de grande joie, et d’un moment d’abattement, pendant le tournage de ce film ?

Le tournage a été particulièrement épuisant. Je perdais trois kilos par semaine ! J’ai perdu 65 kilos depuis Hellboy ! Le film a été un véritable cauchemar à tourner. Créativement parlant, tout s’est passé à merveille, mais au niveau de la logistique, tout a été horrible ! (rires). Nous cherchions à tourner avec un ciel nuageux, et avec du brouillard si possible. Et pour tourner d’autres scènes, nous avions besoin du soleil pour éclairer la forêt en contre-jour et souligner les formes des arbres et les petites particules en suspension dans l’air. Nous avons donc planifié soigneusement le tournage de toutes les scènes d’extérieur. Il y en a plus dans ce film que dans tous mes autres films réunis. Les scènes de forêt devaient montrer des paysages verts et humides, et nous sommes tombés sur l’été le plus sec qu’ait connu la région de Madrid depuis un siècle ! (rires)

On ne le dirait pas en voyant le film…

Toute la végétation était sèche et jaunâtre ! Notre équipe de décorateur a exploré la montagne pour trouver des petits recoins de forêt qui avaient survécu à la chaleur, parce qu’ils étaient restés dans l’ombre. Nous avons donc été obligés de tourner uniquement dans des endroits qui étaient situés à l’ombre, ce qui a posé d’énormes problèmes d’éclairage. Les chevaux ont également posé beaucoup de problèmes…Il pleuvait quand il ne fallait pas qu’il pleuve…Bref, tout allait de travers, et nous commencions à être à court de budget. (rires) Pour tout arranger, ces retards étaient très gênants pour Sergi Lopez, parce qu’il devait jouer une pièce de théâtre peu de temps après. En Espagne, on ne plaisante pas avec le théâtre ! Si les retards s’étaient prolongés, nous aurions perdu Sergi !

Et quels souvenirs agréables gardez-vous ?

A chaque fois que nous nous installions dans un nouveau décor, souvent d’être achevé quelques heures auparavant, nous avions le sentiment de vivre un moment magique. Nous avons conçu tous les décors du film en douze semaines, ce qui est très peu. Je dessinais quelque chose sur une feuille de papier, et en dehors de quelques différences minimes, c’est ainsi que chaque décor a été transposé en volume, au moment du tournage. La construction des décors a commencé immédiatement après.

C’est formidable que vous ayez eu la possibilité de concevoir cet univers de A à Z : les environnements ont une cohérence visuelle remarquable.

Merci. C’est vrai qu’il n’y a pas un seul bâtiment réel dans le film. Pas un seul mur, rien. L’avantage de cette méthode, c’est que chaque décor a été conçu pour une composition d’image au format 1,85. La salle à manger, la chambre d’Ophélia…

…la forme de la maison…

Oui.

Où en est Hellboy 2 ? Nous avons été surpris d’apprendre que Sony avait décliné votre proposition de suite…

Le contrat qui liait Révolution films avec Sony est arrivé à son terme, et c’est en partie ce qui a créé cette situation. Le film est écrit, le budget est prêt et nous attendons de savoir si Paramount va nous donner son feu vert ou pas. En ce qui me concerne, j’adorerais faire ce film, comme vous vous en doutez. (Ndlr : prévu pour l'été 2008 en France, le film est actuellement – mai 2008 - en post-production)



Et pour finir, que pouvez-vous nous dire de votre projet d’adaptation de Lovecraft, intitulé At the mountains of madness ?

Matthew Robbins et moi avons mis deux ans à écrire ce scénario. Matthew avait écrit Mimic avec moi, et il a réalisé l’un de mes films préférés…

…Dragonslayer ! Un film formidable.

Oui, c’est un film génial, pas assez connu. Le script est prêt et le budget aussi. Les studios hésitent beaucoup à se lancer dans ce projet, parce qu’il n’a pas de fin heureuse, ni d’histoire d’amour. Pour arriver à les convaincre, j’ai financé de ma poche la fabrication de quatre maquettes et la réalisation d’une soixantaine de dessins conceptuels. Nous faisons le tour des studios pour les montrer. En ce moment, le projet est chez Warner, et nous attendons qu’ils nous donnent une réponse. J’aimerais avoir assez d’argent pour le produire tout seul mais ce n’est pas le cas. Il faudra que j’arrive à convaincre un studio ! (rires).

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Rappelons que Guillermo Del Toro va prochainement réaliser Bilbo le Hobbit !

Editions DVD du Labyrinthe de Pan :

Collector 2 DVD : Master certifié THX Format Image : 1.85, 16/9e comp. 4/3 - Format son : Espagnol DTS & Dolby Digital 5.1, Français Dolby Digital 5.1 - Sous-titres : Français - Durée : 1h53 AU RECTO, CARTE LENTICULAIRE (apparition de la tête de Pan) BONUS DVD : - Commentaire audio du réalisateur Guillermo Del Toro - Présentation du film par le réal. - Liens Internet. BONUS DVD Disque 2 : Navigation classique ou VIVRE L EXPERIENCE (accès alternatif aux bonus et à de nouveaux ! ) - Making-of (45') - Guillermo et les acteurs de l'Histoire : entretien avec Guillermo Del Toro, Ivana Baquero et Sergi Lopez (13') - Guillermo et le Labyrinthe cannois (13') - La mélodie (5') - Le Faune et les fées : création des créatures et des costumes (30') - La construction des décors (40 ) - Les effets spéciaux - Galerie photos - Teasers & Bandes-Annonces - Filmographies - Liens Internet - partie Rom : le scénario intégral + le storyboard imprimables Etui + digipack (avec découpe)

Edition Ultime : DISQUES 1 & 2 : idem Edition Collector - BONUS DVD Disque 3 : Navigation classique ou PARCOURIR LE LABYRINTHE (accès aux carnets personnels du réalisateur ! ) - Guillermo del Toro par Guillermo Navarro, son directeur photo et ami (26 ) - Le pouvoir du mythe (14') - Guillermo Del Toro, le créateur (26 ) : entretien avec le réalisateur - Comparatif film/story board (11 ) - Guillermo Navarro et le travail sur l image (11 ) - Les couleurs et les formes (4 ) - Galerie photos - Liens Internet - DISQUE 4 : LE PREMIER FILM DE CINEMA AU MONDE DISPONIBLE EN HD DVD certifié THX !
CARACTERISTIQUES TECHNIQUES HD DVD Master certifié THX - Format Image : 1.85, 16/9e comp. 4/3 - Haute Definition 1080p Format son : Espagnol DTS HD Master Audio, Français DTS High Resolution, Commentaire Audio du réalisateur DTS HD High Resolution Sous-titres : Français - Durée : 1h53 - DISQUE 5 : le CD de la BOF du film



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