[Archives] La création de Narnia : Entretien avec Richard Taylor (WETA)
Article Cinéma du Samedi 13 Fevrier 2016

Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Quelles sont les indications que vous a donné Andrew Adamson avant que débutent les travaux de conception de Narnia ?

Les descriptions d'Andrew ont été très précises et très brèves, car je crois qu'il voulait simplement nous donner une impulsion de départ, puis nous laisser le surprendre. Dans un premier temps, nous nous sommes inspirés des dessins de Hieronimus Bosch pour décrire l'environnement des créatures maléfiques, puis nous avons abandonné cette approche pour nous inspirer davantage de la mythologie Grecque, telle qu'elle a été représentée sur des vases et des bas-reliefs antiques. Pendant un moment, nous avons joué avec l'idée de donner un nouvel aspect aux créatures mythologiques qui apparaissent dans le récit, comme les minotaures ou les centaures, mais après y avoir réfléchi, nous avons préféré ne pas modifier leur apparence « classique » afin que le public puisse les accepter d'un seul coup d'oeil. Nous avons essayer de leur donner l'allure la plus intéressante et la plus majestueuse possible.

Qu'en est-il des scènes de batailles ? Etes-vous allé chercher vos sources d'inspiration uniquement dans le roman de CS Lewis ?

Ce qui est amusant quand on a lu les romans de Narnia enfant, c'est qu'on garde le souvenir de batailles épiques, foisonnantes de détails, décrites très longuement. Mais quand on les relit adulte, on se rend compte que ces passages durent deux pages et demi, et qu'ils sont souvent racontés par des personnages après que les faits aient eu lieu ! Ce manque d'information nous a conduit à aller chercher au-delà des livres les sources d'inspiration de CS Lewis, son intérêt pour les mythologies étrangères, ses interactions avec Tolkien, etc…

Vous êtes-vous aussi inspiré des références Chrétiennes chères à Lewis, comme le fait que les descriptions du lion Aslan font souvent penser aux actes et aux paroles du Christ ?

Non. Nous avons considéré le livre comme ce qu'il est, c'est à dire comme un merveilleux récit d'aventures. Lorsque l'on sculpte une créature aussi majestueuse que l'est Aslan, on se rend compte que l'apparence d'un lion est profondément intégrée à notre culture. Cet animal magnifique est de toute évidence destiné à régner sur les autres créatures. Mais nous nous en sommes tenus là.

Aslan a-t'il été un personnage difficile à créer ?

Oui. Beaucoup plus que nous ne l'imaginions, pour tout dire ! Aslan est un lion comme un autre, mais un lion qui doit parler, qui doit exprimer des émotions humaines, et qui doit être capable d'interagir avec d'autres personnages. Il est assez simple de modifier la bouche d'un lion pour lui donner certaines caractéristiques humaines, ou de modifier un peu les proportions de la tête pour évoquer celles d'un visage humain. Mais après avoir essayé différentes options de ce type, nous nous sommes rendu compte que nous devions nous en tenir à l'aspect d'un vrai lion, tout en lui donnant l'allure d'un grand leader. Il fallait que les spectateurs soient convaincus qu'Aslan est un chef capable de diriger une nation, de la guider au travers des tourments de la guerre, et de lui apporter la paix après une longue série d'épreuves.

Vous êtes-vous inspiré d'un vrai lion, en particulier ?

Oui. Andrew nous avait parlé d'un lion qui vit dans un Zoo situé près d'Auckland. Nous sommes allés le photographier sous tous les angles. Et nous avons effectivement trouvé que les expressions de son visage étaient très intéressantes. Nous avons donné certaines de ses caractéristiques à Aslan.

Vous avez conçu le design des créatures, mais cette fois-ci, contrairement à votre habitude, vous n'avez pas fabriqué les masques et les maquillages…

Non. Nous nous sommes rapidement rendu compte que Narnia représentait un travail tellement énorme que nous n'aurions pas le temps ni la possibilité matérielle de fabriquer les maquillages en même temps que les armures, les épées et les accessoires. Nous commencions à travailler sur King Kong, ce qui occupait déjà une bonne partie de nos équipes, et le reste des artistes qui travaillent d'habitude sur les créatures était entièrement accaparé par la conception des armes…J'ai donc suggéré à Andrew de faire appel à mon ami Howard Berger et à son studio de Los Angeles qui s'appelle KNB. Nous avons mis au point une procédure de communication assez extraordinaire pour nous assurer que les deux ateliers de Los Angeles et de Wellington puissent dialoguer en permanence, et présenter leurs créations au fur et à mesure au réalisateur afin que le travail puisse avancer très vite. C'est là un processus dont on ne parle pas très souvent, mais qui est pourtant capital. La mise au point d'une créature, depuis la sélection des esquisses, jusqu'à la sculpture et la mise au point du maquillage final, doit être constamment commentée et approuvée par le réalisateur. Si la communication s'interrompt, cela signifie que quelque part, des gens sont bloqués dans leur travail, dans l'attente d'une réponse. Et si cela se produit pendant la préparation d'un tournage aussi complexe, on court à la catastrophe.

Une fois les créatures approuvées et fabriquées, comment l'application des maquillages se déroulait-elle pendant le tournage ?

Chaque matin, les équipes des maquilleurs, les acteurs et les figurants se retrouvaient sous une immense tente à l'intérieur de laquelle étaient aménagées des dizaines de loges. Nous venions sur place pour nous assurer que la « jonction » entre les effets de maquillage et les effets numériques se passerait bien, car certaines créatures, comme les centaures ou le satyre, sont réalisées en combinant des effets de maquillage sur des acteurs, des parties de costume et des parties de corps - en l'occurrence les pattes – figurées en images de synthèse. Cette collaboration a été formidable. Nous avions un peu l'impression d'avoir un nouvel atelier itinérant en plus de ceux de Wellington. Et les équipes Américaines et Néo-Zelandaises se sont si bien entendues que plusieurs mariages ont eu lieu à la suite du tournage ! (rires).

Avez-vous transposé à l'écran toutes les créatures du livre ?

Non. Nous avons choisi d'en omettre certaines. Ce qui est intéressant quand vous lisez un livre, c'est que le monde que l'on vous décrit est aussi vaste que votre imagination. Mais quand on réalise un film à partir de cette œuvre, l'univers que vous allez montrer sur l'écran est aussi grand…que le budget que l'on vous attribue ! (rires) Certaines créatures posaient aussi des problèmes de contraintes physiques. Je pense notamment à des monstres dépourvus de cou, et dont les visages sont directement insérés dans le torse. Nous avons essayé de les créer en 3D, mais dès les premiers essais, nous nous sommes rendu compte que ça ne marcherait pas. D'autres créatures étaient trop complexes à réaliser compte tenu de leur courte apparence à l'écran. Je pense notamment à une Gorgone à la chevelure de serpent et au corps de serpent, à laquelle nous avions aussi donné des ailes de chauve-souris. La statuette de ce personnage était superbe, mais il aurait été dommage d'investir tant d'efforts et tant d'argent dans cette créature alors qu'on ne l'aurait vu qu'une trentaine de secondes en tout.

En revanche, avez-vous ajouté de nouvelles créatures ?

Oui. Nous nous sommes permis de le faire, car CS Lewis écrit dans un passage du livre « l'armée de la reine était composée de créatures trop repoussantes pour que l'on puisse les décrire » ! Nous n'allions pas passer à côté d'une telle aubaine ! (rires) Nous avons notamment imaginé un petit monstre que nous avons baptisé « Le coupeur de jarrets ». Il mesure une trentaine de centimètre et ressemble à une sorte de bébé perroquet géant, dépourvu de plumes ! (rires) Il porte une armure, et pendant les batailles, il fonce au ras du sol et essaie de sectionner les tendons des pieds des combattants pour les faire tomber et les tuer traîtreusement ! Nous avons également imaginé des sortes de taupes qui surgissent en-dessous des guerriers, ainsi que des hybrides, mi-minotaures, mi-sangliers, qui sont couverts de boue et de morceaux d'armure rouillés.

Etes-vous également intervenu sur les costumes de la reine blanche ?

Nous avons produit environ 220 dessins de ses robes avant qu'une costumière intervienne, et ajouté sa propre créativité au travail accompli.

Le niveau de détail des armures et des accessoires est proprement ahurissant. Vous arrive-t'il d'entendre les producteurs vous dire que vous allez trop loin et que vous créez des choses que les spectateurs ne pourront pas voir à l'écran ?

Rarement. En fait, même s'il est vrai que les spectateurs ne pourront pas forcément voir longtemps à l'image tous les détails que nous créons, il suffit qu'ils aperçoivent les gravures de l'armure du jeune héros, par exemple, pour qu'ils sachent qu'elles sont présentes sur son costume pendant tout le reste du film. Et c'est la même chose pour le reste des détails. S'ils n'étaient pas là, les spectateurs s'en rendraient compte et ne croiraient pas complètement à la réalité de l'univers de Narnia.

En quoi votre expérience du Seigneur du Anneaux vous a-t'elle été utile pour fabriquer les nombreuses armures de Narnia ?

Nous avons énormément appris pendant le tournage du Seigneur des Anneaux. Les premières armures que nous avions fabriquées étaient trop lourdes, pas assez bien articulées et certaines pièces se rompaient pendant les scènes de bataille. Nous avons appris à résoudre ces problèmes et à concevoir des armures que l'on peut porter pendant 12 à 14 heures sans les maudire ! Nous avons tenu compte de cet apprentissage dès le design des armures de Narnia, afin d'inclure dans ces tenues des aménagements qui allaient faciliter la vie des comédiens et des cascadeurs. Ce sont quelquefois des détails tout simples, comme le fait de veiller à ce que les comédiens puissent porter un verre d'eau à leurs lèvres pendant la pause déjeuner, sans avoir à retirer leurs armures. Dans le cas contraire, on perdrait du temps avant et après le déjeuner.

Avez-vous été obligé de tenir compte du fait que certaines créatures allaient se battre physiquement sur le terrain lorsque vous avez conçu les designs des costumes et des maquillages ?

Oui. En tant que concepteurs de créatures, nous avons toujours tendance à vouloir les rendre les plus incroyables possible. Mais pendant un tournage comme celui-ci, il faut tenir compte de certaines réalités physiques. Ce qui détermine qu'un costume de créature fonctionnera bien sur un acteur, c'est le respect des proportions qui vont de l'entrejambes au cou et d'une épaule à l'autre. On peut évidemment tricher avec les proportions en abaissant l'entrejambes, de manière à donner l'impression que la créature a un torse plus long et des jambes plus courtes, mais si l'on fait ça, on entrave les mouvements des jambes et l'acteur ne pourra ni marcher ni courir naturellement, ce qui affectera sa performance. On crée le même problème si l'on augmente la largeur de la poitrine avec une fausse musculature trop développée : les mouvements des bras sont gênés et dans certaines positions, l'apparence des masses musculaires n'est pas naturelle. Si nous étions allés dans cette direction, nous n'aurions pas pu demander aux acteurs qui jouent les guerriers sangliers de tenir leurs épées à deux mains devant eux, car leurs fausses poitrines auraient été trop volumineuses pour qu'ils y parviennent. Notre but, c'était de concevoir des costumes qui ne limitaient en aucune manière les actions physiques de ces personnages pendant les scènes de combat.

Malgré cette réflexion en amont, avez-vous dû modifier quand même certains éléments de costume pendant le tournage, pour faciliter le tournage de prises de vues particulières ?

Oui. Notamment sur certaines armures destinées aux cascadeurs, dans lesquelles nous avons fait des découpes pour nous permettre d'y planter des flèches ou d'installer des fixations de harnais. Quoi qu'on nous demande sur le tournage, nous nous débrouillons pour le faire dans les meilleurs délais. Si on nous demande par exemple de percer une armure pour tourner un plan spécifique, on m'avertit par téléphone qu'il faudra fabriquer un double intact de la pièce qui a été percée, afin que l'on puisse tourner des scènes avec l'armure normale dès le lendemain. En 17 ans d'exercice, nous n'avons jamais eu une seule fois à dire à un réalisateur « Désolé, mais ça, nous ne pouvons pas le faire... »

Quelles sont les erreurs de design basiques que vous avez appris à éviter en concevant des armures ?

A chaque fois que nous engageons de nouveaux designers pour travailler sur un film, ils ont toujours le réflexe de dessiner de larges cornes sur les casques des guerriers. Ça leur plaît beaucoup, parce qu'ils pensent aux illustrations des romans de Conan ou des autres personnages d'Heroic-Fantasy. Le seul problème lorsque l'on porte un casque à longues cornes, c'est que si l'on essaie de lever sa lourde épée à deux mains au-dessus de sa tête pour frapper un ennemi, on se coince les bras dans les cornes du casque, et on peut tomber à la renverse ! (rires)

Comment avez-vous créé les centaures ?

Dès le départ, nous avons décidé avec Andrew de créer trois types de centaures : les femmes centaures qui se battent avec des arcs, les guerriers centaures munis d'épées et les centaures plus lourdement harnachés, portant des armures, qui constituent la cavalerie de l'armée. Nous avons d'abord tenté d'imaginer comment de telles créatures pouvaient utiliser leur caractéristiques physiques pour se battre, et nous avons imaginé leurs équipements en partant de là. Pour le design, je dois dire que j'avais été très impressionné par un bronze de Centaure sculpté par Ray Harryhausen, que j'avais vu dans son salon. C'était un design magnifique. Nous avons utilisé aussi des illustrations de la Grèce et de la Rome Antique. Créer un centaure n'est pas facile, car si l'on essaie de lui donner une crédibilité anatomique – ou sont situés ses poumons, ses muscles, quelle est sa structure osseuse – on aboutit à une silhouette crédible, fonctionnelle, mais qui s'éloigne de ce que les gens ont l'habitude de voir. Du coup, nous avons surtout essayé de donner à ces créatures l'aspect le plus esthétique possible, et des proportions harmonieuses. Nous avons aussi décidé de placer la partie humaine de la créature légèrement en avant par rapport à la partie chevaline, de telle manière que de profil, on n'ait pas l'impression de voir un homme encastré dans un corps de cheval. Une autre difficulté, c'est que si l'on ajoute un torse d'homme sur un torse de cheval, en essayant d'harmoniser leurs proportions, le torse d'homme devient presque deux fois plus grand qu'un torse normal. Nous ne pouvions pas faire cela, car les centaures sont dans le camp des bons, et dialoguent avec les enfants : il ne fallait pas qu'ils aient l'air de colosses trop effrayants. Et après, si on modifie l'échelle pour que les créatures soient moins impressionnantes, on en arrive presque à leur donner les proportions d'un poney, ce qui devient comique ! (rires). Nous avons travaillé pendant des mois pour arriver aux proportions correctes, qui conviennent à toutes les situations.

Et le trucage final combine des acteurs et des corps de chevaux réalisés en 3D ?

Oui. Nous avons aussi créé des centaures 100% virtuels. Nous avons aussi ajouté des corps humains sur des chevaux sur lesquels nous avions fixé des armures. Nous avons utilisé toutes sortes de trucages.

Comment faites-vous pour établir un devis de conception et de réalisation sur des trucages aussi difficiles à concevoir que ces fameux centaures ?

C'est une question très importante, car si jamais nous nous trompons lorsque nous établissons un devis, nous pouvons littéralement couler la société. C'est un processus extrêmement long et minutieux, car il faut songer à tous les détails de fabrication, à tous les éléments qu'il faudra fabriquer pour permettre au personnage de « vivre » à l'écran, jusqu'à la dernière pointe de ses flèches ou jusqu'au dernier bouton de ses vêtements. Je mets la barre de la qualité très haut, car je considère que c'est ce que nos clients attendent de nous, et j'établis une liste de shopping de tous les matériaux dont nous aurons besoin, ainsi qu'un estimatif de toutes les prestations qu'il faudra réaliser. C'est ensuite ce que je soumets à notre client pour obtenir son approbation. La tentation, bien sûr, c'est de proposer le prix le plus avantageux afin d'obtenir la commande, mais il ne fait pas non plus se mettre dans une situation où l'on sera tellement serré que l'on arrivera pas à livrer un produit aussi parfait qu'on l'avait envisagé. Le temps que vous décider de consacrer à la conception de tout un univers est également très difficile à quantifier à l'avance. Prenons l'exemple du lion que l'on peut voir sur ce bouclier (Richard Taylor montre une illustration). Ce lion n'a pas simplement été collé sur ce bouclier comme ça, par hasard. Sa silhouette a évolué pendant sept mois avant que nous arrivions à ce design ! Il évoque à la fois le symbole Britannique , l'époque Edwardienne, et le monde de Narnia.

Comment arrivez-vous à viser juste, en fin de compte ?

L'un des éléments les plus importants pour ne pas se tromper, c'est d'apprendre à connaître le mode opératoire du réalisateur. Avec Peter Jackson, c'est facile, parce que nous le connaissons très bien. Nous savons que quels délais de réflexion il a besoin, combien de dessins il faut que nous réalisions afin de l'aider à visualiser tous les aspects d'un nouvel univers. Dans le cas d'Andrew, les quatre ou cinq premiers jours de discussion avec lui ont été déterminants pour comprendre comment nous allions travailler et à quel rythme. Heureusement, dans la plupart des cas, la collaboration avec les réalisateurs se passe très bien. En fin de compte, ils veulent ce que vous voulez : c'est à dire avancer et faire en sorte que tout soit prêt à temps. Ils se rendent bien compte que s'ils tergiversent ou hésitent trop longtemps à prendre une décision sur un point, ce sera autant de temps en moins que nous pourrons consacrer à un autre élément du film.

Les sept années que vous avez passé à réaliser les trucages des séries Hercules et Xena, princesse guerrière vous ont-elles été utiles pour apprendre à maîtriser ces problèmes de budget ?

Oh oui, ces séries pour adolescents ont été une formidable occasion d'apprendre à tous les points de vue ! C'était une chance que d'avoir créé les effets spéciaux de ces séries avant de nous lancer dans l'aventure du Seigneur des anneaux. Même si les projets étaient d'envergures très différentes, nous avons pu transposer ces premières expériences pour approcher la préparation de la trilogie de Tolkien.

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