LES PIRATES ! BONS A RIEN, MAUVAIS EN TOUT : Dans les coulisses de la dernière production des studios d’animation Aardman – Quatrième partie
Article Animation du Jeudi 04 Octobre 2012

[Retrouvez la troisième partie de ce dossier]


Nous nous étions rendus dans l’antre secrète des magiciens de Bristol, pendant le tournage de cette délicieuse parodie à l’humour typiquement britannique.

Par Pascal Pinteau



L’architecte des mondes miniatures

L’atelier de design des décors ressemble à un bureau de concepteurs de jouets devenus gentiment fous. Partout sur les murs sont affichés les dessins des environnements intérieurs et extérieurs dans lesquels les pirates vont évoluer. Ce qui frappe d’emblée, c’est la stylisation humoristique parfaite de l’ensemble et la minutie des plus petits détails. Sur les photos du décor de la salle du trésor de la reine Victoria, on peut voir les motifs sculptés des pièces d’or empilées. Ailleurs, les boutiques et tavernes de Blood Island, une île où les pirates sont visiblement les bienvenus, épatent par l’abondance des accessoires qui les remplissent. On a l’impression que le chef décorateur Norman Garwood (BRAZIL, PRINCESS BRIDE) a fait construire ces merveilles grandeur nature et a employé ensuite un rayon miniaturisant pour les adapter à la taille des marionnettes ! L’assistante de Norman Garwood nous explique qu’il a entamé son travail en 2007, et est revenu en 2008 pour concevoir les nombreux décors intérieurs et extérieurs du film, ainsi que les reconstitutions de paysages naturels. Après que ces concepts aient été approuvés, les 4 directeurs artistiques de l’équipe interviennent pour les transformer en miniatures. On réalise d’abord des maquettes provisoires en mousse et des modélisations 3D des décors, afin de réaliser des plans préparatoires en images de synthèse schématiques. C’est l’étape de la prévisualisation ou « previz » dans le jargon cinématographique. Après que Peter Lord et Jeff Newitt se soient assurés que les décors permettent bien aux personnages d’effectuer les déplacements exigés par les actions des différentes scènes, les directeurs artistiques commencent à dessiner des plans détaillés, afin que les décors miniatures, une fois construits, fonctionnent aussi bien esthétiquement que techniquement. Ces plans minutieux sont ensuite envoyés à la société Cod Steaks de Bristol, qui fabrique désormais les décors pour Aardman. Chaque environnement est construit en 6 semaines, et il n’est pas rare que les 26 employés de Cod Steaks travaillent simultanément sur 6 décors à la fois. Le maquettiste John Wright a été chargé du pressage de doublons et de la fabrication d’un carrosse tandis que sa collègue Kim George a créé des accessoires en vrai verre soufflé – gobelets, chopes de bière, carafes - d’une exquise finesse. Si la fabrication des décors a été confiée à une autre société, Aardman possède toujours un département de réalisation des accessoires. Il produit ceux que l’on peut voir en arrière-plan dans les décors, mais aussi au premier plan - comme les centaines de couteaux qui interviennent au cours d’une grande bataille dans une cuisine - ainsi que les objets qui sont destinés à être déformés et animés. Les cordes des voiles du bateau pirate, par exemple, sont armées de fil d’aluminium pour pouvoir être tordues ou tendues à volonté. A la fin du film, cet atelier aura produit environ 220 000 éléments divers. A lui seul, le bateau pirate qui pèse 350 kilos accapare 44 500 de ces pièces. A cela s’ajoutent les 400 000 pièces d’or miniatures empilées dans la salle du trésor royal.

Tournages multiples

Nous accédons ensuite aux différents plateaux de tournage, placés les uns à côté des autres, mais séparés par de grands rideaux noirs. On comprend en le voyant que ce système de rideaux permet de reconfigurer rapidement les lieux pour obtenir des plateaux de petite, moyenne ou grande taille en fonction des scènes qui doivent être filmées. Jonathan Peake nous explique que l’on peut compter jusqu’à 40 unités de tournage simultanées, gérées par 29 animateurs, pendant la production de PIRATES ! Sur chaque plateau, tout est fait pour permettre aux animateurs d’agir le plus efficacement et le plus longtemps possible chaque jour. Cela signifie que pendant qu’un animateur travaille sur un plan sur un plateau, un autre plan est mis en place sur un autre plateau : le décor est accessoirisé, les éclairages ajustés, la caméra positionnée et le cadre fait, tout cela avec l’approbation du réalisateur, avant même que l’animateur n’entame son travail. A son arrivée sur place, il peut se référer à la fois au script, à la prévisualisation 3D et à l’enregistrement des dialogues. Cependant, pour chaque plan, l’animateur et le réalisateur préparent d’abord une LAV (Live Action Video), où ils se filment eux-mêmes pendant qu’ils jouent la scène à tour de rôle. Ces documents ne sont pas recopiés exactement pendant l’animation, mais ils permettent souvent d’ajouter un petit quelque chose de spontané et d’inattendu qui fera le charme de la scène. Il peut s’agir d’un cillement d’œil, d’un haussement soudain de sourcil, d’un geste du capitaine pour caresser sa barbe, bref, de tout ce qui peut contribuer à donner encore plus de vie aux personnages. Grâce à la mise en place de cette organisation, chaque animateur produit 96 images par semaine, soit 4 secondes d’animation. Le plateau dans lequel nous pénétrons est actuellement inactif, car l’animateur Gareth Love qui nous accueille est sur le point de prendre sa pause déjeuner. Le superbe décor de Blood Island que nous découvrons représente un ensemble de boutiques et de tavernes devant lesquelles plusieurs des personnages principaux marchent tout en parlant. Gareth nous explique qu’il s’agit d’une scène émouvante, pendant laquelle les 4 membres principaux de l’équipage, déçus par les mauvaises décisions du capitaine, décident de l’abandonner et le laissent derrière eux. Comme il y a beaucoup de dialogues, Gareth doit remplacer les bouches des 5 personnages, tout en faisant marcher 4 d’entre eux vers la caméra. Un vrai casse-tête d’animation. Comme certains des membres du groupe se tiennent par les épaules, l’animateur a dû tricher et démonter l’articulation du bras d’une marionnette pour que sa main puisse apparaître de l’autre côté du torse de son camarade. En raison de la complexité de la scène, Gareth ne tourne que 48 images par jour, soit 2 secondes de film. On comprend pourquoi il éprouve le besoin de se détendre de temps en temps en jouant du Yukulélé, son instrument fétiche ! A côté du décor et de la caméra se trouve un moniteur vidéo lié au système informatique où les images prises sont stockées. Un logiciel dédié permet de voir toutes les images prises, ainsi que la vue « en direct » captée par la caméra vidéo placée dans le même axe que la caméra principale. Cela permet à Gareth de vérifier si les poses qu’il est en train de donner aux marionnettes s’ajouteront sans heurts à la continuité des mouvements prévus. En effet, il vaut mieux s’assurer de cela avant de prendre une nouvelle image, car il est très difficile de revenir en arrière et de recréer les poses précédentes par la suite. Peter Lord et Jeff Newitt se rendent quotidiennement sur tous les plateaux, ainsi que dans les ateliers de fabrication des marionnettes, des accessoires, des décors et de la conception artistique, ainsi que dans celui consacré à la prévisualisation. Les deux réalisateurs se répartissent ces tâches pour avancer chacun de leur côté et régler ainsi deux fois plus de problèmes chaque jour. En riant devant les aventures délirantes des pirates, les spectateurs de cette nouvelle production Aardman seront loin d’imaginer les trésors de patience et de minutie qui auront été déployés par les artistes et les techniciens de ce formidable studio. Et c’est là ce qui fait toute la magie de l’animation image par image, dont le studio anglais défend si brillamment la tradition.

Entretien avec Julia Peguet, animatrice

Depuis combien de temps travaillez-vous chez Aardman ?


Depuis 7 ans. J’ai travaillé sur la seconde saison de CREATURE COMFORTS, sur les deux saisons de SHAWN LE MOUTON, puis sur la version américaine de CREATURE COMFORTS, et sur plusieurs spots publicitaires. Pendant les intervalles entre ces projets, je suis allé travailler dans d’autres studios, car je suis freelance. Auparavant, j’ai travaillé sur des projets d’animation 2D en France, comme LA PROPHETIE DES GRENOUILLES, produit par le studio Folimage. Mais j’ai passé l’essentiel de ma carrière chez Aardman, parce que c’est le meilleur studio au monde dans le domaine de l’animation de personnages en pâte à modeler. J’adore ce matériau, et j’ai une chance folle d’avoir travaillé sur ces séries, puis sur PIRATES !

Pouvez-vous nous parler du plan que vous êtes en train d’animer ?

Il s’agit du plan d’ouverture d’une scène où l’on voit le bateau émerger du brouillard pour venir vers nous. Il est prévu sur 84 images, ce qui représente 3 secondes et demi de film. Cela fait deux jours que je travaille dessus, sans compter la répétition. Pendant cette séquence, le capitaine observe l’océan, apparemment confiant, tandis que le commandant en second, qui est surnommé « écharpe » parce qu’il en porte une, manipule le gouvernail au second plan, et semble extrêmement anxieux. Les deux personnages bougeant relativement peu, leur animation est assez simple. Comme nous tournons un long métrage et non pas une série télé, nous disposons du luxe de réaliser l’animation en deux temps. J’anime d’abord la scène dans ses grandes lignes, en créant les poses principales des personnages toutes les 4 ou 5 images seulement, de manière à obtenir rapidement une ébauche de leurs gestes dans le plan. Le résultat est très saccadé, mais il est suffisant pour voir si on est dans la bonne voie ou pas. Quand l’animation-test est validée par le réalisateur, je la recommence en tenant compte de ses remarques. Mais cette fois-ci, j’anime les personnages très soigneusement, image par image, afin de créer le plan définitif que l’on verra dans le film.

Il y a énormément d’équipements autour de vous et du bateau où se trouvent les marionnettes, pour le tournage d’un plan « simple » !

Oui ! (rires) Le plateau où nous nous trouvons est l’un des plus grands du studio, car il faut disposer de beaucoup de place pour filmer le bateau, qui est très volumineux, comme vous pouvez le constater. Je ne connais pas sa taille exacte, mais de la quille au bout du mât, il doit bien mesurer 4 mètres de hauteur, et presque autant en largeur, si l’on ne compte pas la proue. Il a une forme presque carrée si on l’observe de profil…L’essentiel du volume du studio est accaparé par les projecteurs, et par la caméra portée par une grue qui se déplace sur un travelling. Tous ces équipements sont motorisés et pilotés par ordinateur. Le bateau est monté sur un support lui aussi programmé en motion control, qui nous permet de le faire tanguer dans tous les sens, image par image.

Quelles sont les précautions à prendre pendant la manipulation des personnages ?

Les marionnettes sont superbes et très bien conçues techniquement, mais certaines parties s’usent forcément pendant l’animation, notamment les fils de cuivre des doigts, qui peuvent casser au bout d’un certain temps. Si les mains ont été utilisées de manière intensive, il vaut mieux les remplacer par des neuves avant de tourner un nouveau plan. Les bouches de remplacement, qui sont fabriquées en résine, sont assez fragiles. Si vous en laissez tomber une, elle se brise en heurtant le sol. Il faut faire attention et bien la tenir pendant qu’on la place sur le personnage ou qu’on retire la précédente pour la ranger. Il m’est arrivé une fois de laisser tomber une tête, et le nez du personnage s’est cassé net. Je n’en menais pas large en la rapportant à l’atelier de fabrication…Cela fait 9 mois que je travaille sur le film, et c’est le seul incident qui s’est produit. Il peut arriver aussi que l’on perde une paupière, car elles sont minuscules, et donc très délicates à manipuler. Comme toutes les parties du visage que l’on remplace sont faites en résine, les clignements d’yeux sont réalisés en employant plusieurs modèles de paupières, qui vont des paupières ouvertes aux paupières fermées en passant par les mi-closes. Et quant j’anime les clignements d’yeux du capitaine, juchée sur un escabeau pour être à la bonne hauteur, il peut arriver que je laisse tomber une paupière sur le pont du bateau miniature. Après, j’ai bien du mal à la retrouver dans les interstices qui se trouvent entre les planches du bastingage !

Est-ce que ces paupières sont munies d’aimants, comme les bouches interchangeables ?

Non, ce sont de simples pièces de résine derrière lesquelles je place un tout petit morceau de pâte à modeler, pour leur permettre d’adhérer juste assez sur les yeux des personnages pour tenir en place, sans laisser de résidus quand je les retire.

Utilisez-vous une aiguille pour faire bouger les yeux ?

Oui. Il y a un petit trou dans la pupille de chaque œil, qui peut tourner dans son orbite. J’insère l’aiguille pour le déplacer comme je le souhaite.

Pourquoi avez-vous placé un écran vert au milieu du pont du bateau ?

Nous en avons besoin pour détourer tout ce qui se trouve devant, car nous allons placer ensuite une couche d’effets 2D à ce niveau-là pour simuler le brouillard. Comme le film est tourné en 3-D, je dois prendre 4 images à tour de rôle pour obtenir tout ce qu’il faut pour composer une seule image en relief de ce plan truqué. Je tourne d’abord l’angle de l’œil gauche sans fond vert, puis l’angle de l’œil droit sans fond vert, puis à nouveau l’angle de l’œil gauche avec fond vert, puis le droit avec fond vert. Ensuite, je change les poses des personnages, et je prends à nouveau 4 images différentes. C’est un peu fastidieux, mais j’adore tourner des scènes avec ce magnifique bateau !

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