[Archives] Les effets visuels d’ALICE AU PAYS DES MERVEILLES
Article Cinéma du Mercredi 20 Avril 2016

Entretien avec KEN RALSTON, superviseur senior des effets visuels



Une fabuleuse carrière

Ken Ralston a entamé sa prestigieuse carrière dans le domaine des effets visuels grâce à un heureux hasard : c’est en visitant la maison / musée du fantastique de Forrest J. Ackerman (le fondateur du magazine FAMOUS MONSTERS ) qu’il rencontre Jon Berg, qui travaillait alors au sein du studio d’effets visuels Cascade Pictures. Après lui avoir montré son moyen métrage de 45 minutes, THE BOUNDS OF IMAGINATION, Ralston est recommandé par Berg et engagé par le studio. Ken Ralston travaille alors sur les campagnes de publicité des années 70  les plus innovantes en matières d’effets visuels : il construit des décors, sculpte et fabrique des maquettes, anime des marionnettes, créé des effets optiques, et réalise de l’animation en image par image sur près de 200 spots publicitaires. Après cet apprentissage au sein de Cascade Pictures, Ralston rejoint Berg dans un tout jeune studio : Industrial Light & Magic. Ken Ralston entre dans la société de George Lucas comme assistant opérateur, placé sous la tutelle du superviseur des effets visuels Dennis Muren. Une nouvelle aventure commence alors pour Ralston, qui gravit les échelons au sein d’ILM : après le succès de STAR WARS : EPISODE IV : UN NOUVEL ESPOIR,  il est encore cadreur des plans tournés avec des maquettes et des plans destinés à être truqués sur STAR WARS : EPISODE V – L’EMPIRE CONTRE-ATTAQUE, puis prend du galon, devient superviseur et est nominé à l’Oscar des meilleurs effets visuels en 1981 pour LE DRAGON DU LAC DE FEU. Il imprime sa marque esthétique et technique à de nombreux films mémorables, et repousse sans cesse les limites des technologies utilisées par Industrial Light & Magic, comme sur STAR TREK II – LA COLERE DE KHAN, premier film à utiliser des images de synthèse fractales, dans la séquence du « projet Genesis ». Il occupe toujours les fonctions de superviseur des effets visuels sur STAR TREK III – A LA RECHERCHE DE SPOCK et reçoit son premier Oscar la même année, en 1984 pour avoir contribué à la création des effets visuels de STAR WARS : EPISODE VI – LE RETOUR DU JEDI. Ralston réalise aussi les effets visuels de succès comme STAR TREK IV – RETOUR SUR TERRE,  la trilogie RETOUR VERS LE FUTUR, ROCKETEER et JUMANJI, et est à nouveau nominé à l’Oscar des meilleurs effets visuel pour RETOUR VERS LE FUTUR II. Ken Ralston remporte ensuite quatre autres Oscars des meilleurs effets visuels, pour FORREST GUMP, LA MORT VOUS VA SI BIEN, QUI VEUT LA PEAU DE ROGER RABBIT et COCOON. Depuis 1996, il a rejoint le studio Sony Pictures Imageworks. Il a été tour à tour superviseur des effets spéciaux visuels sur PHENOMENE, superviseur senior des effets visuels sur MICHAEL et sur CONTACT, « gourou » des effets visuels sur DOCTEUR PATCH et superviseur senior des effets visuels sur MEN IN BLACK II et SEUL AU MONDE. Ken Ralston a collaboré avec le superviseur senior des effets visuels Jerome Chen et avec le réalisateur Robert Zemeckis sur LE POLE EXPRESS, LA LEGENDE DE BEOWULF. Son expertise a permis de faire naître le monde fabuleux et extravagant d’ALICE AU PAYS DES MERVEILLES, sous la direction de Tim Burton.




Entretien avec Ken Ralston


Propos recueillis et traduits par Pascal Pinteau

Vous avez été l’un des piliers d’ILM pendant 20 ans. Quand vous songez à tout ce que vous avez accompli là-bas, quels sont les travaux dont vous êtes le plus fier ?

Je dirais le premier STAR WARS bien sûr, parce que c’est ce film qui a permis au studio de devenir ce qu’il est devenu par la suite. C’était une expérience complètement folle – dans ce métier, tous les films sont des expériences extrêmes, même aujourd’hui ! – mais également nouvelle et exaltante. L’EMPIRE CONTRE-ATTAQUE  a été aussi un projet énorme et passionnant, tout comme LE RETOUR DU JEDI. En ce qui me concerne L’EMPIRE et  STAR TREK II ont été des films très importants, parce qu’il s’agissait de la première fois que je faisais officiellement un travail de supervision des effets visuels, et que j’étais crédité ainsi au générique. J’ai été très content des résultats obtenus.

C’est un euphémisme ! Ces effets visuels étaient extraordinaires !

Merci ! C’était aussi une époque formidable. Il y avait un esprit de camaraderie merveilleux qui régnait à ILM, et une énergie créative qui imprégnait les lieux. Les gens n’en parlent pas souvent, mais cette atmosphère était vraiment exceptionnelle, à l’époque. Plus tard, ROGER RABBIT,  LA MORT TE VA SI BIEN, et FORREST GUMP ont été de belles expériences, et nous ont permis de remporter l’Oscar, mais j’ai toujours du mal à choisir certains films plutôt que d’autres en disant que ce sont mes préférés, car chaque projet recélait sa part de difficultés et de grandes satisfactions. Je suis sûr qu’en réfléchissant, je pourrais aussi vous citer des effets visuels qui ont été plutôt ratés, mais ceux-là, je ne les nommerai pas ! (rires) Et parmi les films sur lesquels je suis intervenu depuis que je travaille pour Sony Imageworks, je citerais SEUL AU MONDE et CONTACT. Je dois vous avouer que CONTACT a été un film si horriblement difficile à faire qu’aujourd’hui encore, je ne peux pas le regarder sans ressentir des sueurs froides ! (rires) Heureusement, j’ai eu la chance de travailler avec des réalisateurs qui ne vont jamais vers des clichés, et qui ne se contentent pas de compromis visuels ni de solutions techniques approximatives. Ils voulaient tous que les effets visuels de leurs films soient exceptionnels et contribuent à créer l’atmosphère de leurs histoires. Je peux dire que j’aime des éléments de chacun des films sur lesquels j’ai travaillé.

Parlons à présent de l’énorme production qu’a été ALICE AU PAYS DES MERVEILLES. Comment Tim Burton prépare t’il les effets visuels d’un tel projet, pour faire en sorte qu’ils correspondent à son style visuel très particulier ?

En dehors de ce qu’il prépare à l’avance de son côté, par des croquis, des notes, et des storyboards, Tim s’appuie beaucoup sur les gens avec lesquels il collabore, et notamment sur moi et sur Robert Stromberg. Nous avons essayé de retranscrire sa vision et les atmosphères qu’il voulait créer dans chaque scène. Tim aime certaines approches visuelles, et sachant cela, nous étions allés presque trop loin dans ce registre « Burtonien » dans certaines de nos approches préparatoires ! (rires) Tim nous a dit qu’il ne voulait pas pousser la stylisation aussi loin. Nous avons donc adopté une approche graphique plus simple sur ce film, mais il y a quand même quelques éléments stylisés qui interviennent de temps en temps, et qui évoquent la touche très personnelle de Tim. Et tout est guidé par lui en fin de compte, bien entendu.

A t’il dessiné lui-même des croquis du château de la reine rouge ou de celui de la reine blanche, afin de vous montrer exactement ce qu’il voulait ?

Non. Dans la plupart des cas, c’est l’équipe de concepteurs graphiques dirigée par Robert Stromberg et la mienne qui proposait des designs. Mais  il est arrivé que Tim fasse des esquisses très simples, qui étaient ensuite « poussées » par nos artistes, puis imprimées sur papier afin que Tim puisse choisir la proposition qu’il préférait parmi toutes celles que nous lui soumettions. Ensuite, il n’avait plus qu’à dessiner sur ce tirage papier les corrections qu’il souhaitait que nous apportions à ce design.

L’agrandissement de la tête de la reine rouge, jouée par Helena Bonham-Carter, a certainement dû être l’un des effets les plus complexes du film…

Oh, il y a eu beaucoup d’effets qui étaient des défis, chacun dans leur registre. Presque tous en fait ! Mais il est vrai que celui-ci a été particulièrement complexe, car il a fallu agrandir la tête d’Helena puis la réinsérer sur son corps, tout en tenant compte de ses mouvements, de ses déplacements, et des ambiances lumineuses variées des différentes scènes.

Avez-vous eu suffisamment de temps pour procéder à des tests avant que le tournage du film ne commence ?

Pour vous répondre franchement, non. Nous n’avons eu assez de temps de préparation ni pour ce trucage-là, ni pour le reste des effets visuels.  Les délais de productions étaient très serrés pour un film d’une telle ampleur. Nous avons quand même réalisés quelques tests préliminaires avec une de nos stagiaires, chez Sony Imageworks, et avons agrandi sa tête. Puis nous avons filmé brièvement d’autres tests avec Helena, en profitant d’une séance d’essai de son maquillage et de ses perruques. Nous nous sommes servis de ce matériel pour réaliser nos premiers travaux préparatoires. Bien sûr, l’agrandissement de la tête de la reine rouge posait toutes sortes de problèmes, notamment quant elle se déplace, car les perspectives de son corps « normal » et de sa tête une fois agrandie ne sont plus tout à fait les mêmes. Cela nous a obligé à trouver différentes astuces. Nous avons également collaboré avec le chef costumier Coleen Atwood sur la tenue de la reine, afin que le col de sa robe entre dans celle-ci et nous aide à masquer les raccords. Une fois que ce look a été défini, nous avons décidé de donner à la tête de la reine rouge l’aspect classique des gravures du livre original, dessinées par John Tenniel, c’est à dire une tête en forme de partie supérieure de sablier. Bien sûr, le trucage devient encore plus complexe lorsque sa petite main passe devant son énorme tête, notamment lorsqu’elle goûte le petit bout de tarte que la grenouille a volé. Mais ce sont ces moments-là qui rendent encore plus réaliste le changement d’échelle de sa caboche. La reine rouge paraît encore plus étrange dans ces moments-là que lorsqu’elle se tient simplement debout dans un décor.

Comment avez-vous créé l’âme damnée de la reine rouge, Stayne, dont le corps est démesurément allongé ?

Nous nous sommes principalement servis de la tête de Crispin Glover, filmée en prises de vues réelles, tandis que le reste de son corps est créé en 3D.

Avez-vous eu recours au procédé de capture de mouvements pour enregistrer le jeu de Crispin Glover , afin d’animer ensuite son corps en 3D ?

C’est ce que nous avons fait au départ, pour voir si cela allait fonctionner dans le cadre du film, mais nous avons fini par tout jeter. C’était beaucoup trop ennuyeux… La capture de mouvement peut fonctionner quand on l’utilise brièvement, mais cela devenait vite lassant dans un cadre aussi stylisé que celui d’ ALICE AU PAYS DES MERVEILLES. Ce n’était pas du tout le style de mouvements qui convenait. Nous avons préféré tout animer de A à Z, ce qui a donné plus de vie et de dynamisme au personnage de Stayne.

Diriez-vous que le plus grand défi à relever pour créer les effets visuels d’ALICE a consisté à donner l’impression que tous les éléments créés de différentes manières – personnages réels retouchés, personnages 3D, décors réels et virtuels – faisaient bien partie d’un tout, visuellement homogène ?

Oh oui, c’était absolument l’un des plus grands obstacles à surmonter ! Nous avons employé tant de techniques différentes, entre le tournage sur fond vert, les humains manipulés en 2D et 3D, les personnages animés, et les vrais accessoires combinés aux décors 3D, que nous risquions d’obtenir des éléments d’aspect complètement différent. L’une des techniques les plus importantes pour parvenir à unifier toutes ces parties de l’image a été la gestion de l’éclairage et des ombres. L’éclairage 3D a été difficile à mettre au point, car il fallait lui donner également une certaine stylisation. Beaucoup de gens talentueux ont travaillé pendant longtemps sur ces réglages pour arriver au résultat que vous avez vu dans le film.

Avez-vous été en mesure de faire jouer tous les comédiens ensemble, quels que soient les trucages qui devaient leur être appliqués par la suite, afin de les métamorphoser ?

Dans la plupart des cas, oui. J’ai préféré éviter de les filmer les uns après les autres, car je n’aime pas la manière dont cet exercice affecte leur performance. A chaque fois que c’était possible, nous filmions tout le monde dans le même plan, afin que leur jeu soit le plus énergique possible. Quand nous procédions ainsi, nous faisions en sorte que chaque acteur regarde bien les autres à la bonne hauteur, là où les yeux de leurs personnages modifiés étaient sensés se trouver. Ce n’était pas facile, car chaque personnage du pays des merveilles a une taille particulière : les jumeaux sont plus petits qu’Alice, la reine rouge aussi, tandis que Stayne est sensé mesurer 2m10…Tant que les regards des uns et des autres étaient bien dirigés à la bonne hauteur, nous nous débrouillions pour tourner la scène ainsi, et nous retouchions tout ensuite.



Comme procédiez-vous, de manière concrète, pendant le tournage ? Crispin Glover portait-il des échasses quand il s’adressait à Helena Boham-Carter ?

Cela dépendait des plans. Quant il devait  se déplacer, il portait des échasses, mais s’il restait simplement debout, nous le placions juste sur un cube vert. Tant que les tailles et les échelles des différents personnages étaient clairement définies, nous pouvions nous débrouiller. Ces tailles ont d’ailleurs changé à plusieurs reprises, dans certains plans, pour tenir compte des instructions de Tim. Ce qui nous a obligés à être particulièrement vigilants et à nous assurer que tout le monde se trouvait toujours à la bonne place sur le plateau.

Quels ont été les environnements virtuels les plus complexes à créer ?

Mmm…Laissez-moi y songer, car ils m’ont tous semblé aussi difficiles à créer les uns que les autres ! (rires) Pour commencer à vous répondre, je peux déjà vous dire qu’il y a différentes raisons qui rendent complexes la création de tels décors. Par exemple le manque de temps dont nous disposons pour les réaliser, parce qu’ils ne sont pas vus très longtemps à l’écran. C’est le cas du décor du désert que survole l’oiseau Jubjub. Nous volons rapidement au-dessus de cet endroit dans le film, mais il a quand même fallu le créer entièrement, et de plus à la dernière minute, car ce plan a été ajouté en fin de production. J’aime bien le décor de l’étable où le Bandersnatch est retenu prisonnier, car je trouve que l’ambiance de nuit a été particulièrement bien rendue. J’aime aussi les scènes de l’apparition du chat de Cheshire dans les bois, et les scènes finales, où l’on voit Alice combattre le Jabberwocky. En fait, il est difficile de vous citer un décor vraiment plus compliqué à réaliser que les autres, car ils ont tous été atrocement difficiles à créer !

Est-ce que le décor de château dans lequel Alice affronte le Jabberwocky a été construit partiellement en « vrai » ?

Non, nous avons simplement utilisé des volumes peints en vert. A vrai dire, nous n’avons pas eu suffisamment de temps pour pouvoir envisager de construire quelque décor que ce soit !

Avez-vous pu construire au moins certains accessoires ou certaines parties des décors du film ?

Pratiquement tous les décors ont été créés virtuellement, à l’exception de certains grands accessoires, comme la table et les sièges lors des scènes de la dégustation de thé avec le chapelier fou. Nous avons aussi construit certains morceaux de l’intérieur de l’étable dans lequel le Bandesnatch est enfermé, ainsi que certaines parties de la cuisine de la reine blanche, dans la scène où on la voit préparer la potion magique avec des ingrédients répugnants. Mais d’autres éléments de la cuisine sont faits en 3D. Dans la salle du trône, il n’y a que la partie inférieure du siège de la reine qui soit réel. Tout le reste était représenté par des volumes très simples peints en vert, qui représentaient les marches ou les estrades sur lesquels les acteurs devaient marcher. Et tout cela était filmé devant un énorme fond vert.

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